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Maria Callas (1923-1977) ou la créature messianique du destin

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Actualité
17 novembre 2023
Quoi de neuf en cette fin d’année 2023 ? Callas, dont on célèbre le centenaire de la naissance. Etude d’un mythe immarcescible.

Infos sur l’œuvre

Détails

« Je crois en la foi, car je suis une créature du destin » 
(Maria Callas, lettre à un destinataire inconnu, septembre 1966, traduit de l’anglais)

La main hésite lorsqu’il s’agit de tracer le portrait de Maria Callas, intimidée par l’épithète que la postérité a accolé à son nom : « divine ». Le qualificatif lui déplaisait.

Alors « unique », « virtuose », « audacieuse », « exemplaire », « incontournable » … ? Nous avions essayé en 2017, à l’occasion du quarantenaire de sa disparation, de déchiffrer le mythe en dix adjectifs. L’analyse reste valable même si demeure inexplicable le pouvoir de sa voix : « l’empreinte profonde du timbre comme un étau, les couleurs fauves, la raucité, la fulgurance, l’impression de chaleur diffuse, ce frisson ». Que l’on aime ou pas, nul ne peut lui dénier d’être immédiatement reconnaissable.

Inexplicable aussi, la manière dont Callas a franchi le barrage du temps, toujours insurpassable, toujours insurpassée. Teodoro Celli, un critique musical italien, écrivait à la suite du scandale de Rome en 1958, que son chant était d’un autre siècle. Aujourd’hui, avec le recul, il nous semble plutôt de tous les siècles, d’hier, comme d’aujourd’hui et encore plus de demain. Eternel.

Malheur à celle par qui le scandale arrive

Le scandale de Rome, parlons-en. Non pour relater une fois de plus cette triste soirée où Callas, souffrante, quitta la scène après le premier acte de Norma. La présence du Président de la République italienne dans la salle transforma en crime de lèse-majesté ce qui n’était qu’une simple défaillance. Voilà pourquoi Callas n’aimait pas qu’on la surnomme divine. On refuse aux dieux ce que l’on concède aux humains.

L’ampleur du tapage provoqué par cette annulation est révélatrice. Callas a toujours suscité la controverse, même au faîte de sa gloire. En témoigne la botte de radis que sa myopie lui fit prendre pour un bouquet de fleurs, lancée à ses pieds lors des représentations du Barbiere di Siviglia en 1956 à Milan. La différence dérange ; Callas paya le prix fort de sa singularité. La femme autant que l’artiste en souffrirent. « Il est vrai que je fais de mon mieux pour donner le meilleur de moi-même à mon public, tout le temps, autant que possible, même si je crains que ce ne soit pas toujours compris et apprécié », confiait-elle en 1959 à une admiratrice. Pour certains, cette incompréhension, cause d’une perte de confiance, aurait provoqué son retrait prématuré des scènes.

Et la déesse se fit chair

D’autres affirment que le déclin de sa voix serait dû au régime entrepris en 1954, qui devait métamorphoser la chanteuse adipeuse et mal fagotée en créature de mode. Audrey Hepburn lui servit de modèle mais à feuilleter l’album photo, il nous semble que l’élève dépassa le maître par la manière dont elle savait renouveler son image, à la ville comme sur les planches. Quoi de plus normal après tout s’agissant d’une chanteuse lyrique appelée à épouser des caractères aussi différents qu’Iphigénie, Norma ou Violetta. Callas a souhaité se fondre en ces héroïnes. Son exigence était telle qu’elle ne pouvait se contenter de leur prêter sa voix. Les interpréter ne lui suffisait pas, elle voulait les incarner.

Encore dut-elle se couler dans des partitions conçues pour des formats vocaux a priori différents. Quel point commun entre le helden soprano de Kundry, le lirico spinto de Gioconda, le lirico leggero de Lucia, le drammatico d’agilità d’Anna Bolena ou le mezzo de Carmen qu’elle n’a jamais chantée sur scène mais dont un enregistrement, en 1964, conserve le témoignage ? Callas. Sa voix, ou plutôt ses voix au nombre prétendu de trois – un violoncelle, un violon et une flûte – enjambant avec la même puissance, mais non sans heurt, une étendue de trois octaves, du grave le plus abyssal à l’aigu le plus céleste.

Maria Callas en Tosca © DR

Une travailleuse acharnée

L’entreprise de divinisation dont Callas fit l’objet, malgré elle et à ses dépens, ne doit pas occulter ses imperfections. Stridences, ruptures inévitables d’unité entre les registres, vibrato parfois incontrôlé appartiennent aussi à son profil vocal. De Callas, on ne dira pas que la voix est belle – tout comme il serait faux de l’affirmer laide. C’est par un travail acharné qu’elle parvint à dompter le magma jaillissant de sa gorge. Singulière certes, et aussi volontaire. « Je ne doute pas que le talent naturel de Callas ait été immense, mais elle perfectionna ce don par beaucoup de travail, de discipline et d’humilité » racontait le chef d’orchestre Nicola Rescigno, qui la dirigea à plusieurs reprises, notamment lors de ses débuts américains dans Norma à Chicago en 1954. « Elle arrivait toujours la première aux répétitions et partait la dernière, car elle voulait tellement apprendre ». Voilà qui contredit la réputation de diva capricieuse et arrogante que son tempérament affirmé eut tôt fait d’attiser.

L’œil dans l’oreille

Rescigno encore : « Callas était une interprète extrêmement audacieuse et courageuse qui a souvent frôlé la catastrophe pour parvenir à la vérité dramatique et musicale ». Lorsque la chanteuse s’inclinait, la tragédienne prenait la relève. C’est un autre des éléments fondateurs du mythe : Callas possédait la faculté rare de donner au mot chanté ce sens supplémentaire que la musique confère à la parole. « Elle a mis un œil dans notre oreille » écrivait André Tubeuf. Cette façon dont sa voix parvient à engendrer l’image ne doit cependant pas déprécier son caractère exceptionnel. L’écoute d’Armida de Rossini, captée sur le vif à Florence, avec des partenaires sinon indignes du moins inaptes à répondre aux exigences stylistiques et vocales de la partition, sidère. Ce que la cantatrice survoltée parvient à faire sur la scène du Maggio Fiorentino ce soir d’avril 1952 dépasse les capacités de la voix humaine. Comment ensuite ne pas la qualifier de divine.

Le legs artistique

D’autres explications entrent en ligne de compte dans le déchiffrage du phénomène Callas. Sous l’impulsion de Tullio Serafin, son pygmalion, elle rendit à sa vérité vocale un pan entier du répertoire romantique dont nul mieux qu’elle n’a révélé les trésors, prélude à l’exhumation de nombreuses partitions, notamment de Rossini et Donizetti.

La voix, unique, reconnaissable entre toutes, était aussi phonogénique. A défaut de l’avoir entendue « en vrai », le micro par lequel elle nous est aujourd’hui transmise en flattait la palette de couleurs, le relief et l’urgence. Walter Legge, l’homme de La Voix de son Maître, sut exploiter cette mine d’or. Le rythme effréné d’enregistrement auquel la soprano fut soumise précipita sans doute son déclin vocal. Nous lui devons un catalogue riche de près de 80 titres – intégrales et récitals, officiels et pirates – dont plusieurs de référence. S’il ne fallait en garder qu’un – ah, le choix de Sophie !  – : Tosca dirigée en studio en 1953 par Victor de Sabata. « Vissi d’arte » est depuis considéré comme la devise de Maria Callas. Ainsi se forgent les mythes.

Maria Callas en Tosca © DR

La main de la providence

Le destin, dont elle se disait la créature, plaça sur son chemin des personnalités qui en orientèrent le tracé : Walter Legge donc ; Tullio Serafin également sus-cité, qui pressentit en 1949 à Venise Elvira derrière Brünnhilde, la vierge belcantiste derrière l’amazone wagnérienne, l’accompagnant dans sa reconversion vocale jusqu’à cette sensationnelle Armida, et au-delà (Medea en 1957 en studio ; Norma en 1960 à Epidaure, etc.) ; Giovanni Battista Meneghini, son époux et imprésario, dont la présence dès le début sa carrière lui apporta une sécurité, financière et affective ; Luchino Visconti qui accomplit sa déification scénique ; Aristote Onassis, l’amant déloyal, Pollione fatal mais nécessaire pour qu’elle fût Norma à la ville autant qu’à la scène.

Cinq hommes providentiels donc ; six si l’on ajoute Pier Paolo Pasolini qui lui offrit Medea, son premier – et unique – rôle au cinéma. La providence avait cette fois pour nom Franco Rossellini, le producteur à l’origine du projet. Sorti en 1969, le film ne suscita pas l’enthousiasme attendu. « Maria Callas est couverte de joyaux à rendre jaloux le plus chamarré des hippies », s’amusa François Nourissier dans L’Express. L’échec fut commercial ; le rendez-vous avec le septième art manqué.

La créature face à son destin

Arrivé à ce point de notre récit, le lecteur nous pardonnera de ne pas avoir abordé l’ascension du sommet Callas par son versant chronologique. A défaut, quelques dates serviront de repère : 1923, naissance à New York ; 1940 (ou 1941 selon les sources), débuts professionnels dans Boccacio de Suppé à Athènes ; 1947, Gioconda à Vérone qui marque la rencontre avec Tullio Serafin et Giovanni Battista Meneghini (qu’elle épousera deux ans plus tard) ; 1949, Elvira dans I puritani à Venise qui la guide vers le bel canto ; 1951 : I vespri siciliani en ouverture de saison à Milan, première étape d’une relation tumultueuse avec la Scala jalonnée de triomphes ; 1955, la Traviata « du siècle » mise en scène par Luchino Visconti ; 1958, le scandale de Rome (voir plus haut) ; 1959, débuts de la liaison avec Onassis ; 1965, dernière apparition scénique à Londres dans Tosca ; 1969 : Médea dans le film – non lyrique – de Pasolini ; 1977 : mort à Paris, sans doute d’une crise cardiaque.

C’est sur ce canevas que s’est tissée la légende, souvent réduite par les tabloïds à sa relation amoureuse avec Onassis. Certes, pour que le mythe advienne, il fallait la force d’un destin. Il fallait que la vie se fît le miroir de l’infortune des héroïnes chantées sur scène. Il fallait surligner l’enfance malheureuse – et Callas ne fut pas la dernière à appuyer le trait. Il fallait attiser une prétendue rivalité avec Renata Tebaldi. Il fallait le tapage médiatique, l’interruption prématurée d’un parcours vertigineux, la rumeur ensuite sans cesse renouvelée d’un hypothétique retour, et l’ultime tournée, erratique, du 25 octobre 1973 au 11 novembre 1974 – une série de récitals avec piano en compagnie de Giuseppe di Stefano. Il fallait ces piliers pour ériger le sanctuaire.

Le mythe n’a cependant de sens et d’intérêt que si on le met en perspective. L’avènement de Callas a stimulé l’art lyrique, interrompant un déclin prévisible pour initier une renaissance dont aujourd’hui encore nous mesurons les effets. Il y un avant et un après Callas. Sans elle, que serait-il advenu de l’opéra ? Nul ne peut répondre mais une chose est certaine : à l’égal de sa voix, exceptionnelle, de son chant, irréfragable, de sa vie, romanesque, de sa personnalité, hors du commun, de ses enregistrements, inoubliables, sa dimension messianique nous la rend à l’heure du centenaire de sa naissance, immortelle.

Quelques conseils de lecture…
Jean-Jacques Groleau, Maria Callas, Actes Sud, 2023
Tom Volf, Maria Callas : Lettres et mémoires, Albin Michel, 2019
John Ardouin, The Callas Legacy, Duckworth, 1992
Renzo Allegri, La Véritable Histoire de Maria Callas, Belfond, 1992

…et de navigation en ligne
callas.free.fr
Maria Callas - Official Website (maria-callas.com)

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