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Mariana Florès : « Je suis un cheval sauvage ! »

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Interview
29 septembre 2021
Mariana Florès : « Je suis un cheval sauvage ! »

Infos sur l’œuvre

Détails

Personnalité ardente, formidable sur scène, formidable au disque (cf le récent Orfeo où elle est la Musica et Euridice), Mariana Florès brûle d’intensité dans le répertoire baroque, Monteverdi, Barbara Strozzi ou Cavalli. Son nom est inséparable de celui de Leonardo García Alarcón, son époux à la ville. Forumopera a voulu en savoir un peu plus sur elle-même, approcher cette chanteuse-musicienne qui fascine. Conversation-fleuve avec elle, via WhatsApp. Emaillée de grands rires. Et parfumée par l’accent argentin…


Un jour, je disais à Leonardo [García Alarcón] que chaque fois que je vous voyais sur scène, j’étais époustouflé… Et je me souviens qu’il m’avait répondu « Moi aussi ! » [ici grand rire de Mariana]… Est-ce que vous êtes tout à fait consciente de ce que vous faites ?

Non, je ne pense pas. Nous les artistes, on n’est pas conscients à cent pout cent. Mais je suis consciente d’une chose : que chaque fois que je chante c’est comme si c’était la toute première fois de ma vie que je chantais. Tout à fond ! Je peux mourir après chaque représentation, que ce soit pour une école primaire, pour l’Opéra de Paris ou le Victoria Hall… Ça ne change rien. Pour un public de plein air ou un public d’opéra, je donne tout. C’est ma façon de vivre. Je suis comme ça. La sincérité et l’intensité. Je vis la vie avec une intensité énorme. Parce que demain je peux traverser une rue, une voiture arrive… Et ciao ! C’est fini, Mariana n’est plus là… Mais au moins jusque-là elle a vécu sa vie avec intensité…

Vous avez dit sincérité. Qu’est-ce que c’est pour vous, la sincérité ?

Je pense que ça ne vaut pas seulement pour les chanteurs. Qu’il y a une crise générale de sincérité. On est dans une époque où la beauté physique fait tout, les selfies, Instagram, Facebook… Moi aussi, j’y suis, parce qu’il faut entrer dans le show business. S’il faut jouer le jeu, je le joue, mais que ça ne touche pas mon métier ! Le rituel d’être sur scène et le pouvoir, l’alchimie de ce moment de communion avec les musiciens, avec le public, avec la salle même, ce moment magique que nous avons la chance, nous les artistes, de pouvoir vivre. Et qui nous a tellement manqué pendant la pandémie. L’art sans sincérité, ça n’existe pas.


© J.-B. Millot

Vous parlez de communion avec les partenaires et le public… Mais, à vous voir, j’ai aussi l’impression d’une communion avec les œuvres et les compositeurs, et que vous entrez très profondément dans les intentions du texte, qu’il y a une compréhension, intuitive peut-être, ou alchimique pour reprendre votre mot, des œuvres que vous interprétez. On a le sentiment, quand vous chantez un madrigal, Monteverdi ou Sigismondo d’India, que c’est le corps qui va vers le sens du texte.

Un jour, j’ai dit à Léo que dans une autre existence, j’ai vécu à Venise, que j’étais une fille italienne. J’ai un amour pour cette langue, je m’en sens très proche. J’ai une toute petite racine familiale italienne, très lointaine, mais les textes touchent vraiment mes fibres les plus sensibles. Tout récemment, on a abordé ces pièces de Sigismondo d’India, avec les textes de Pétrarque. Je ne sais pas, mais tant de beauté, ça me donne envie de pleurer ! En ce moment, je suis à Bologne pour prendre des leçons de chant avec mon prof et je marche dans les rues, en pensant à tous ces compositeurs qui sont passés par ici, à cet art qui est encore vivant, que je peux respirer… Et je sens ça dans la communion qu’ils ont réussi à faire avec les textes des poètes qu’ils ont choisis.
Je ne sais pas s’il y a un rapport avec le tango, avec le folklore, tout ce qui m’a nourri. Je ne viens pas d’un milieu de musiciens, on n’écoutait pas la musique classique chez moi. Alors c’était le tango. Et mon grand-père chantait le tango. Mes grands-parents habitaient avec nous. Mon grand-père se réveillait, il préparait son petit-déj et il chantait le tango ! Il chantait tout le temps. Alors je pense que cette prosodie, cette façon de chanter, un peu italienne je dirais, ce serait le recitar cantando, qui serait encore vivant dans le tango des années vingt ou trente. Et je pense qu’on a encore ça aujourd’hui. Si vous allez à La Boca, à Puerto Madero, à Buenos Aires, ce n’est pas l’Argentine, c’est l’Italie, et moi la première fois que je suis allée en Italie, c’était à Rome, je me suis dit « Mais ce sont des Argentins qui parlent italien ! », c’était vraiment très flippant comme sensation. Il n’y a pas eu de romantisme en Amérique du Sud, et je pense que le baroque a continué, il continue dans le tango, il continue dans nos chansons de folklore. Il y a quelques jours j’ai fait un concert au théâtre de Namur avec Quito Gato qui était à la guitare, on n’a fait que de la musique argentine, et il y avait des gens qui me disaient qu’il y avait là un lien énorme avec les tonos humanos de la musique espagnole du Siècle d’or. Le fil n’a jamais été coupé.

Vous entrez dans la musique de Monteverdi ou dans le texte de Pétrarque comme s’ils avaient été écrits hier, comme si c’étaient des tangos ou des milongas de Gardel ou de Discépolo…

Je la sens tellement proche, cette musique. Il y a quelque chose que je ne peux pas expliquer. C’est comme un langage que je connais, d’une autre vie. J’ai la capacité de comprendre cette musique très vite, c’est vrai. Je découvre une partition du dix-septième siècle et je me dis « Ça y est, je comprends la prosodie, je comprends les accents, je comprends les intentions. Et je vois la partition, la mélodie, je pense à la basse, je vois les harmonies, je vois les intervalles, les sixièmes, les septièmes, les couleurs… Les chiffres nous aident toujours pour saisir les nuances… Plus tu comprends que le compositeur a mis des septièmes ou des intervalles durs et forts sur des mots durs et forts, plus tu te dis que ce n’est pas un hasard ! Le type n’a pas eu une inspiration divine, non, il y a là un travail. Surtout un compositeur comme Monteverdi, qui n’était pas un claviériste. C’est un travail très intellectuel. Le résultat sonne très spontané, mais, derrière, il y a un travail très profond.

Vous travaillez tout cela seule, ou avec Leonardo ?

[grand cri] Ah ! Seule ! En espagnol, on dit « En casa de herrero cuchillo de palo » ! [rires] Ça signifie que même si j’habite avec le chef, le chef, il est jamais pour moi [rires en cascade]. Une seule fois, parce que je prenais le rôle de Deidamia, dans la Finta pazza de Sacrati, créé par la première diva, Anna Renzi, et que je me suis trouvée devant cette partition en me demandant si c’était de la musique ou du théâtre, cette fois-là j’ai demandé à la secrétaire de Léo de me prendre un rendez-vous avec mon mari [rires inextinguibles]. À la maison, on ne parle pas de travail entre nous, parce que sinon c’est trop ! On partage la musique à la maison, bien sûr, parce que ça fait partie de nos vies, mais pas sous l’aspect du travail. Et donc j’ai demandé un jour avec Leo pour travailler la Finta Pazza, mais sinon je travaille seule !


La Finta Pazza à Dijon © Gilles Abegg

Mais, est-ce du théâtre ou de la musique, c’est une question qu’on peut se poser pour tout ce que vous chantez, à cause de votre manière de le faire…

En abordant Sacrati, je croyais tout savoir. Ce n’est pas vrai bien sûr, on ne connaît jamais tout, mais quand on a beaucoup chanté Cavalli, Strozzi ou Monteverdi, on a l’impression qu’on connaît leur langage, leur ADN. Mais face à Sacrati, je me trouvais face à quelque chose de différent, ça leur ressemblait, mais c’était différent : une prosodie différente, un texte d’une beauté incroyable (le livret est de Giulio Strozzi), et j’ai eu conscience que c’était du théâtre. On aurait dû le redonner à Versailles, mais le covid nous en a empêchés, on l’aurait filmé en vidéo, heureusement on a pu quand même l’enregistrer pour un disque. Jean-Yves Ruf avait fait la mise en scène à Dijon, il avait compris que ça allait à une vitesse incroyable, c’est vraiment du théâtre : le prologue est assez vocal, mais dès que commence l’histoire de Deidamia et d’Achille, c’est du recitativo tout le temps, et il faut travailler la vitesse. Par exemple, si on prend L’Incoronazione di Poppea, tu as des passages mélodiques, mais Sacrati, non. Tu dois trouver la mélodie avec les mots. C’est ce que je trouve fascinant. Il ne te donne pas des petites mélodies, des vocalises, tu dois trouver la musique dans la prosodie même des mots. C’est incroyable.

Et c’est quelque chose que vous ne trouvez pas chez Monteverdi, par exemple ?

Non. Même si Sacrati qui était un élève de Monteverdi a repris des choses de lui. Peut-être que ce qui s’en rapproche le plus chez Monteverdi, c’est Il Combattimento, mais malheureusement il y a très peu de chanteurs qui sont capables de le faire. J’ai pu le faire il y a quelques années. Je faisais Clorinda, qui chante très peu, mais c’était Furio Zanasi qui chantait il Testo, et à l’époque il était grandiose.


© Bertrand Pichène

Quand on vous voit sur scène, on est fasciné par la manière dont vous bougez, par vos mains, par vos bras, par tout le corps qui est expressif, presqu’autant que la voix [rires de Mariana]. Vous avez fait de la danse ?

J’ai commencé avec la danse quand j’avais cinq-six ans. J’ai une sœur danseuse, elle a quatre ans de plus que moi, elle avait commencé avant moi. Alors j’ai commencé la danse et j’étais super-méga-douée. En fait je suis plus douée pour la danse que pour le chant [les rires redoublent], j’ai plus de facilités pour danser que pour chanter. Bon. C’est comme ça, la vie ! Mais à un moment je ne voulais pas faire la même chose que ma sœur et j’ai dit à ma maman que la danse c’était fini, et j’ai décidé de chanter. Bon, je chantais tout le temps. J’allais à la meilleure chorale de Mendoza en Argentine, et heureusement, je suis tombée sur un chœur d’enfants d’un niveau super-pro. Pendant dix années, ça a été ma vie, on voyageait partout, en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, on faisait des concours, on gagnait des prix, on était méga-forts, on répétait deux heures par jour du lundi au vendredi. Et c’est là que j’ai décidé que ma vie, c’était le chant. J’ai fait un concours comme soliste. J’avais quatorze ans. C’était aux Etats-Unis, dans l’Iowa, on m’a inscrite et qu’est-ce que j’ai choisi de chanter ? Ich folge dir gleichfalls, de la Passion selon St Jean ! Je chantais Bach en solo pour la première fois, et je me suis dit « C’est ça ! C’est ça ma vie ! » J’ai eu seulement un deuxième prix, mais je n’étais pas déçue, parce que j’étais tellement émue ! Je ne sais pas comment j’ai chanté cet air, qui est très difficile, mais en rentrant à la maison j’ai dit à ma maman « Ecoute, je veux faire de ça ma vie et je veux étudier en Europe », j’avais quatorze ans [rires]. Mais pour revenir à la danse, si je pouvais en vivre, je ferais ça aussi ! J’adore la danse ! Surtout, je danse beaucoup la salsa ! J’aime le rythme. Les gens me demandent : « Tu as fait des études de danse, tu as fait des études de théâtre ? » Non, je n’ai jamais fait rien !


A Ambronay © Ch. Sigel

Votre façon d’entrer dans la musique est très physique, charnelle, intuitive… Et quand on vous voit, on n’imagine pas comment la faire autrement que de cette manière complètement livrée, abandonnée à la musique…

Quand j’ai commencé à la chorale, je voyais les autres enfants chanter tout droits, sans bouger, et moi, c’était comme si j’étais exorcisée par la musique… Vous voyez le tableau, tout le monde immobile, et moi, je bougeais, je bougeais, je bougeais… Pour moi la musique c’est le mouvement, la vie c’est le mouvement. La musique fait partie de la vie, alors je bouge ! Le corps pour moi, c’est très important. A la maison, je mets de la musique et je danse ! C’est normal ! Ce n’est pas pour faire de la gymnastique, c’est vraiment pour danser, je peux passer une journée à écouter un disque de salsa. Leonardo déteste ça ! [rires].

Mais quand même dans le chant, tout n’est pas d’instinct, vous l’avez étudié, et d’ailleurs ça m’a fait plaisir de voir que vous avez travaillé avec Bernarda Fink, qui est argentine comme vous…

Ah ! Bernarda ! J’ai un souvenir splendide de cette masterclass… C’est une vraie dame, avec une élégance… Pour dire les choses, pour transmettre ses connaissances. C’est quelqu’un qui a réussi à trouver un équilibre entre la technique et l’intensité. Je trouve que quand elle chantait, OK, je pouvais mourir… Mais je me demande si ce n’est pas quelque chose d’argentin, l’intensité. Je la trouve aussi chez d’autres chanteurs argentins. Ils donnent tout. C’est à fond. Je ne sais pas si ce sont nos racines italiennes, si c’est notre façon de vivre ? En Argentine tu sors et tu ne sais pas si tu rentreras chez toi [rires]. Et puis on est tellement nostalgiques. On a la nostalgie dans notre ADN. Nos grands-parents étaient des émigrants, et on traîne avec une nostalgie, avec quelque chose qu’ils ont laissée en Italie ou en Espagne… Les gens me demandent ce qui me manque le plus de l’Argentine, je réponds la spontanéité et l’intensité. Et l’humour ! Nous, on a beaucoup d’humour, on parle toujours en double sens, tout le temps, on est un peu des éternels adolescents, on aime beaucoup rire, c’est très caractéristique de nous ! [rires, évidemment]. Et ça me manque beaucoup.


Avec Leonardo García Alarcón et Quito Gato © D.R.

Mais j’ai l’impression qu’à la Cappella Mediterranea, autour de Leo et de vous, s’est créé un petit univers chaleureux et fraternel ? Et quand on vous voit chanter au milieu de vos amis musiciens, on a l’impression qu’il y a une totale égalité entre vous, que vous vous passez la musique de l’un à l’autre, que c’est un vraiment un jeu ensemble.

Tout à fait. Et ce n’est pas un hasard s’il y a beaucoup de latins dans le groupe, on se trouve sans se chercher. La musique c’est aussi une communion, une amitié. S’il n’y a pas un lien ça peut être plus difficile. Bon, il m’est arrivé et il m’arrive de faire de la musique avec des gens que je ne connais pas du tout, et ça se passe très très bien. Mais si on la fait avec quelqu’un avec qui on a un lien plus intime, ça joue beaucoup dans le résultat.

Parmi vos partenaires musiciens, ou vos complices, il y a en ce moment une chanteuse formidable, Julie Roset. Elle commence une carrière incroyable, et pas seulement avec la Cappella, alors qu’elle a seulement vingt-deux ans, il me semble. C’est avec elle que vous avez enregistré ce magnifique disque consacré à Sigismondo d’India…

C’est une bête ! Je crois que je n’ai jamais croisé un talent à ce niveau-là.. J’ai vu des filles talentueuses avec des belles voix, mais cette maturité, cette facilité, c’est très étonnant, c’est vraiment merveilleux et ça donne envie de pleurer, parce que si un être humain est capable de toucher la perfection, ça veut dire qu’on n’est pas trop mal ! [rires] Julie, je l’aime beaucoup. Chez elle, il n’y a pas seulement la qualité artistique, il y a la qualité humaine.

Sigismondo d’India avec Julie Roset

Dans quelle position êtes-vous par rapport à elle ? C’est une disciple ? Une amie ? On a parfois l’impression qu’elle vous regarde faire…

J’ai beaucoup de tendresse pour Julie, beaucoup d’amour, c’est un peu comme si c’était ma petite sœur. J’espère que la vie lui donnera tout ce qu’elle mérite. Et qu’elle aura une carrière extraordinaire. Il y a la différence d’âge évidemment… Je ne sais pas ce qu’elle peut prendre de moi [rires]. Je pense qu’elle a tout, la rhétorique, la posture sur scène… Elle observe beaucoup, elle est très sensible… Je ne me sens jamais en situation de donner un exemple à quelqu’un… Je me sens assez bizarre ! C’est vrai qu’il y a des chanteuses qui me disent des choses que j’ai du mal à croire, qu’elles écoutent ma version de Che si può fare [de Barbara Strozzi]…  et qu’elles aiment ce que je fais, mes inflexions, mes rubatos, que j’ai trouvé la façon vraie de le faire… Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? [rires]  Les choses que tu fais, tu les fais parce c’est vraiment toi ! Ce n’est pas dans ma nature de copier les autres !

Vous disiez tout-à-l’heure que vous étiez à Bologne pour travailler avec votre prof de chant. Qu’est-ce que vous avez encore besoin d’apprendre ?

Ah ! [ici le rire grand format] Une vie ! Je pense que je n’arriverai jamais… Ecoutez, pendant des années je n’ai pas eu de prof. Il y avait les grossesses, les enfants, le travail, je n’avais pas le temps. J’avais fait des essais, ça n’allait pas. J’avais entendu parler de Fernando Cordeiro Opa depuis 2017. Et puis j’ai écouté certains de ses élèves, et j’ai vu les changements, et je me suis dit « Ça, ça me plaît ». Il y avait des choses pour lesquelles je n’étais pas contente avec moi-même, et que j’avais laissé traîner. Alors à la veille de mes trente-neuf ans, je me suis décidée à y aller. On a beaucoup de doutes, on a peur de ce qui peut se passer… Bref j’y suis allée, et j’ai vu que c’était ça, le chemin que je devais prendre.

C’est-à-dire ?

Ecoutez… D’abord je pense que j’ai une nature qui n‘est pas facile. Il ne faut pas croire qu’un jour j’ai décidé d’être chanteuse, que j’ai ouvert la bouche et que tout était là. Non. Mes deux profs, d’abord ma prof en Argentine, Silvia Nasiff, et ensuite Rosa Dominguez à la Schola de Bâle, ont dû travailler beaucoup parce que je suis un cheval très sauvage, avec beaucoup de cœur, mais avec une nature très dure. J’ai besoin de trouver en face de moi une force, mais qui ne soit pas dure. Elles m’ont beaucoup aidée. Mais avec Fernando, à Bologne, j’ai dès le premier jour eu l’impression qu’il  mettait l’accent sur l’essentiel. C’est-à-dire chanter avec beaucoup de conscience du corps, de la respiration qui est fondamentale, fondamentale… Et là, j’étais un peu perdue, je dois dire la vérité… Il insiste sur le fait de chanter avec tout son corps, en pleine conscience de la totalité de son corps pour faire le moins possible d’efforts ici [elle montre sa gorge]. Il faut imaginer la taille des cordes vocales [geste à l’appui], mais bref, j’ai commencé à travailler avec lui en décembre 2019 et avec le covid ça n’a pas été possible de se voir souvent, mais à chaque fois que je le vois pour des sessions de travail de quelques jours, je perçois le changement, je le ressens physiquement. J’ai enchaîné des programmes énormes, des enregistrements où je chantais huit heures par jour, des tournées, et je n’ai pas vingt ans ! A quarante ans, même si je trouve que je n’ai pas d’âge [rires], il faut être en forme, parce qu’il faut gérer les voyages, la  fatigue, les enfants, l’école, un mari chef qui voyage tout le temps, et essayer de bien chanter ! Donc Fernando, il me met dans mon axe. Et puis, si je suis allée le voir, c’est que je voulais sortir de mon répertoire, de ma zone de confort, avancer. Donc on est en train de travailler des Mozart, que j’ai étudiés quand j’avais vingt ans. Mais évidemment, après, on se met dans la musique ancienne et tout le monde vous catalogue « Ah non ! Mariana Florès ! Elle chante baroque ! » Point final, vous êtes étiquetée… Et moi je déteste les étiquettes, parce qu’elles t’empêchent de montrer autre chose de toi.


© D.R.

Un jour, une amie qui vous admire me disait qu’elle aimerait vous voir dans certains rôles de Verdi…

Ah, Violetta, oui ! J’adorerais, mais pour le faire il me manque beaucoup beaucoup de cours de chant ! Evidemment que ce serait un plaisir pour moi, mais la question est de savoir comme artiste ce que tu peux apporter. Quand tu vois des Violetta comme Kristina Mkhitaryan ou comme Pretty Yende qui est absolument ma-gni-fique, tu te demandes quel rôle tu vas jouer là…

Mais, eh bien, vous-même !

Comme rôle, comme psychologie, Violetta, j’adore. Comme j’adorerais faire Carmen, mais Carmen ce n’est pas pour ma voix. Violetta, ce serait possible, même s’il y a la difficulté des suraigus, qu’on est en train d’ailleurs de développer avec mon prof. Ce que j’ai toujours travaillé, ce sont les rôles de soubrette, Despina ou Zerlina par exemple… Mais, pour ça, on ne m’appelle pas, alors qu’il faudrait m’appeler parce que je suis une super-actrice [rire immense]. Despina, je l’ai fait une fois à Perm avec Teodor Currentzis. Il m’a appelée pour remplacer cette fille qui chante très bien, Anna Kasyan. C’était quinze jours avant. Je connaissais les airs, mais pas les récitatifs. J’ai dit oui. Et j’ai travaillé seule, alors que j’étais en train de faire une production avec le Poème Harmonique, l’Egisto de Cavalli à l’Opéra-Comique… J’étudiais tout le temps, en train de faire la cuisine, n’importe quand, et puis j’apprenais la mise en scène en vidéo, le Dottore, le Notaire… Finalement, ça s’est super bien passé et c’était merveilleux. Très peu de fois dans ma vie, j’ai eu autant de joie. Parce que Mozart, c’est la joie ! J’ai fait aussi une académie Mozart à Ambronay avec Martin Gester. Finalement je chantais beaucoup plus Mozart quand j’avais trente ans que maintenant… On essaie avec Fernando Cordeiro de préparer des rôles un peu plus larges comme Vitellia. Evidemment que mon rêve, ce serait Suzanna des Nozze. C’est un caractère que j’adore. La tessiture me va très bien, C’est un opéra que je connais par cœur du début à la fin, et puis il y a cet air merveilleux Deh vieni non tardar, qu’elle chante un peu à la façon de la Contessa. C’est un rôle qu’on chante beaucoup mieux à quarante qu’à trente, parce que la voix s’est élargie, le medium et les graves se sont développés…

Vous êtes prête, autrement dit ?

Mais oui ! Appelez-moi ! [rires] Cela dit, ça fait beaucoup de bien d’étudier des choses que peut-être on ne chantera pas, c’est excellent de travailler le bel canto. Je sais que je ne vais pas chanter Giulietta, mais ça me fait un bien fou d’étudier ce rôle. Il y a des compositeurs que je ne comprends pas, Donizzetti par exemple, mais dans ce domaine il y a un rôle qui me fait rêver, c’est Liu dans Turandot. C’est un rôle d’une beauté incroyable. Puccini, c’est énorme.

Comme tessiture, ça vous convient ?

Oui, mais je pense que je n’ai pas encore le velours. La voix doit être plus large. Je ne sais pas si je trouverai ça. Mais pour le moment, Mozart irait très bien pour moi.

Appel au peuple, donc. Mais il est vrai que vous êtes cataloguée comme LA chanteuse de Leonardo García Alarcón, ce qui est d’ailleurs plutôt très bien

D’ailleurs j’en profite pour demander pourquoi on dit toujours « Mariana Florès, Mme Alarcón à la ville » et pas « Leonardo García Alarcón, Monsieur Florès à la ville ? » Pourquoi ? C’est très macho !

D’accord là-dessus. Mais au-delà, ce qui est très beau et très émouvant, c’est de vous regarder travailler ensemble, de voir Leonardo à son orgue vous suivre musicalement et amoureusement quand vous chantez…

Evidemment, je comprends, c’est un peu waouw

Non, c’est pas waouw, c’est pas le côté glamour, c’est de vous voir faire de la musique ensemble, et la ressentir de la même façon, et ça, c’est beau à voir… Lui est toujours un peu en retrait, vous accompagnant, comme s’il restait sur son quant-à-soi, et vous, vous prenez la lumière…

Mais vous savez, on s’est connu comme ça, avec Leo. C’était une admiration musicale. On est un peu tombés amoureux par la musique. J’ai vu ce garçon qui avait vingt-huit ans et qui était déjà super mature dans sa façon de dire les choses. J’étais vraiment épatée de voir tout ce qu’il avait dans la tête ! Je me disais « Mais c’est qui, lui ? » On travaillait la Proserpina de L’Orfeo de Monteverdi, c’était un stage d’été de Gabriel Garrido, à Ambronay, je venais d’arriver d’Argentine, c’était Rosa Dominguez, ma prof de Bâle, qui m’avait envoyée faire ce stage, et parmi tous les profs de Garrido, il y avait Leo. Je m’en souviens comme si c’était hier, je pourrais vous dire tout ce qu’il a travaillé avec moi sur cette partition. Les chiffres, les intervalles, les mots, la rhétorique, c’était impressionnant. Et il m’a dit « Tu seras ma Mariana chanteuse ». L’année d’après, il a créé Cappella Mediterranea, on a fait la Selva morale, quelques concerts en Suisse, c’était le premier projet avec Cappella et j’étais là dès le début.

Comment voyez-vous la suite de votre parcours ?

Je ne pense jamais au futur. Je vis le présent. Pour moi, la chose la plus importante, c’est aujourd’hui.

Il y a une question par laquelle je voulais commencer, mais finalement je n’ai pas osé. Parce que c’est trop vaste ou trop bateau ou, je ne sais pas, un peu risible… Mais c’était : qu’est-ce c’est, chanter, pour vous ?

C’est respirer. Chanter c’est ma meilleure façon d’exprimer mes sentiments, mon amour à la vie, à tout, d’exprimer tout mon bagage, l’histoire de ma famille, c’est rendre hommage à mon pays, essayer de donner de l’amour aux gens qui m’écoutent, témoigner du respect aux compositeurs, d’être toujours sincère. Pour moi, l’art et la vérité, c’est la même chose.
Mais chanter, c’est dur. C’est dur parfois d’être chanteuse. La voix, c’est très fragile, très délicat. Elle est à la merci du moindre souci de santé ou de fatigue. On se demande pourquoi on a choisi d’être chanteuse. Mais finalement je n’ai pas choisi ! J’étais chanteuse. Ma maman dit qu’avant de parler je chantais. Quand j’étais petite, la seule personne qui me faisait dormir c’était mon grand-père, il avait une superbe voix de ténor qu’il a gardée jusqu’à ses 92 ans, tellement raffinée, tellement élégante, une prosodie parfaite, des nuances… Il avait tout cela naturellement, et je ne m’en suis rendu compte que bien après. Il chantait le tango, toute la journée, tout le temps, et quand il ne chantait pas, il sifflait… Il entendait une symphonie à la radio, ou l’ouverture des Nozze di Figaro et il la sifflait, avec les colorature, les traits de violon…. Je pense que tout vient de là : mes parents travaillaient beaucoup, alors la nounou c’était mon grand-père, j’étais toujours avec lui sinon je pleurais, j’étais très capricieuse, déjà j’étais une soprano… Alors il me prenait dans ses bras, et j’étais contente…

Aujourd’hui vous chantez souvent Piazzolla, parfois associé à Monteverdi, et il n’y a pas très longtemps, vous avez donné un récital de tango à Paris avec l’Orchestre Philharmonique dirigé par Leonardo, et William Sabatier au bandonéon. J’imagine que votre grand-père chantait le tango classique ?

Oui, Mano a mano, que j’adore… ou les tangos de Mariano Morès, Uno, qui est très beau. C’est mon frère Diego qui a repris le flambeau, il est devenu un super chanteur de tangos, il est baryton. Il n’y avait pas de musicien à la maison, mais il y avait la musique. Et puis mon papa aurait pu devenir un super acteur, c’est quelqu’un de très extraverti, que tout le monde aime, que tout le monde connait, avec une personnalité époustouflante… Je pense que j’ai pris beaucoup de lui [rires, bien sûr].

Et l’histoire continue. L’autre jour, il y avait dans le public, vos deux enfants : le garçon, on a l’impression que c’est la copie conforme de son père, réfléchi, posé, et la petite fille, c’est vous !

Lucia, elle sera pire que moi ! C’est une force de la nature, elle a quatre ans, elle mène son monde, j’ai peur !!!

Tout à l’heure, vous disiez bien qu’il y a quelque chose de sauvage en vous…

Avec les années, j’essaie de le dissimuler… J’ai appris à être diplomate, en imitant Leo qui est très diplomate, mais moi, quand je n’aime pas quelque chose, je ne peux pas le cacher, sur mon visage on voit tout… Alors dans ces cas-là j’essaie de disparaître… Je suis Sagittaire, donc à moitié homme, à moitié cheval ! Et ce côté sauvage fait que je n’ai pas peur de me montrer, de me mettre complètement à nu face au public, je n’ai pas de pudeur, je donne tout. En fait, plus que sauvage, c’est quelque chose de primitif. Que je veux garder. Et que peut-être les gens aiment.


A la Scuola di San Rocco à Venise © D.R.

Puisqu’on se connaît un peu, je vous vois dans la vie, et je vous vois sur scène. Et il y a quelque chose qui me paraît à la fois fascinant et inexplicable, c’est la manière dont vous changez de personnalité quand vous devenez la Mariana-chanteuse qui entre sur scène. C’est évidemment tout à fait vous, c’est quelqu’un qui vous ressemble superlativement, mais c’est quand même une autre femme…

Eh oui, c’est ça la magie. Ce n’est pas que je présente une autre fille sur scène, mais c’est une autre partie de moi. Mais c’est toujours moi. Je pense que l’intensité que je mets sur scène, je la mets dans ma vie, dans tout ! Et c’est pour ça que c’est difficile de vivre avec moi !

Et ce qui est drôle, c’est que ce personnage très fascinant qu’on voit chanter et danser sur scène, incarner la Finta Pazza ou donner vie à des madrigaux sophistiqués, c’est aussi quelqu’un qui a des soucis de vie quotidienne, des enfants encore petits, une maison à faire tourner, un mari très occupé, une femme qui conduit sa voiture, qui mène la vie très réaliste de n’importe qui… Je pense qu’un ténor n’a pas les mêmes soucis…

Eh non ! Mais en même temps, on a la chance de vivre à la campagne et d’offrir aux enfants la vie la plus normale et simple possible, même s’ils ont la chance de connaître des choses auxquelles les autres enfants n’ont pas accès. J’essaie de leur faire comprendre que la vie n’est pas facile et qu’il faut beaucoup travailler. Leonardo et moi, on vient de milieux non pas pauvres, mais juste au-dessus. Disons le bas de la classe moyenne. Chez nous, on était quatre enfants. J’étais la quatrième, je n’étais pas dans le planning de mes parents. A l’époque, c’était la crise en Argentine. Les crises en Argentine c’est tout le temps. Il y avait une inflation énorme, mes parents ont perdu leur maison, leur voiture, on venait leur prendre les meubles, le frigo, et on est tous allés vivre chez mes grands-parents. A manger, j’ai toujours eu. L’éducation, j’ai toujours eu. Mais à cet âge-là tu ne te rends pas compte. Alors on essaie de faire comprendre à nos enfants ce que c’est qu’une vie normale. On a toujours eu des filles au pair, qui viennent d’Argentine, parce que chez nous c’est l’Argentine, et grâce à elles, j’ai pu chanter, sinon ça n’aurait pas été possible. C’est ça aussi notre vie, avec beaucoup de discipline. Je suis très bordélique [rires] mais j’ai tout le planning, et celui de Léo, dans ma tête !


Avec Leonardo © D.R.

Un jour, j’ai interviewé une de vos collègues chanteuses qui me racontait qu’il lui arrivait de s’éveiller la nuit avec l’inquiétude de savoir si sa voix était toujours là et de faire une note ou deux pour vérifier. Est-ce que vous connaissez de telles angoisses ?

Oui, je sais qu’il y a des chanteurs qui font ça. Mais moi, je suis tout le contraire. Parce que je sais que ma façon de chanter, ce n’est pas par rapport à la voix, c’est par rapport au corps. Si mon corps est réveillé, ma voix va être là. Je ne peux pas réveiller ma voix sans réveiller mon corps. Alors se réveiller la nuit et faire une note, jamais, ce qui s’appelle jamais ! La voix, ce n’est pas mon but. La voix, ce n’est pas tout. Pour moi, c’est le corps, c’est la respiration. Et ensuite, la voix, qui est une conséquence du travail que je fais avec ma respiration et mon corps. Mon corps, il est disponible, ma respiration, elle est consciente, et la voix, elle est là. Je pense que les gens qui ont ce genre d’inquiétude, ce sont ceux qui ont eu une voix facile. Moi, ç’a été une construction, il a fallu sculpter, il y avait un bloc de marbre, mais il a fallu travailler dessus beaucoup pour lui donner forme !

Un peu avant ce coup de fil, je me promenais sur YouTube et j’ai trouvé Il Diluvio universale de Falvetti filmé en concert il y a une dizaine d’années peut-être et il m’a semblé que la voix n’était pas encore ce qu’elle est devenue aujourd’hui, les aigus étaient là, mais les graves manquaient de corps justement…

C’est un enregistrement que je ne peux pas écouter, parce que je le déteste… Hier, Fernando Cordeiro Opa, mon professeur de chant m’a dit quelque chose qui m’a fait réfléchir : « Mariana, tu n’as pas d’âge. » Je pense que je n’ai pas l’âge de mon état-civil. A l’époque de cet enregistrement j’avais vingt-neuf ans et je chantais comme une fille de dix-neuf ans, maintenant j’en ai quarante et je chante comme une fille de trente…

D’où peut-être ce mélange de maturité, d’expérience et de juvénilité, d’enthousiasme… et cette manière d’incarner la musique…

Et de dire les mots… C’est le recitar cantando. Qui est présent dans le tango… J’ai été nourrie de ça en écoutant mon grand père chanter le tango, et je continue en chantant Monteverdi… Nous en Argentine on a le lunfardo qui est le dialecte du tango, où on trouve beaucoup de mots italiens. Le tango c’est un pont entre l’Europe et l’Argentine. C’est lui qui m’a emmené vers Monteverdi et tous les autres. Le chemin a été naturel..


© D.R.

Note : lire également le compte rendu du nouvel enregistrement de L’Orfeo de Monteverdi, dirigé par Leonardo García Alarcón, avec Mariana Florès.

 

 

 

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