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Martin Crimp, librettiste de stuc et de velours

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Interview
13 août 2015

Infos sur l’œuvre

Détails

Il y a dans le théâtre de Martin Crimp un non-dit éloquent, quelque chose qui rappellerait le cinéma de Murnau où la chorégraphie des corps, leurs hésitations ou, au contraire, leur franchise d’expression, l’intensité des regards tiendrait lieu de repère narratif. Les personnages ne s’appréhendent pas à travers leur verbe, qui est traître, qui sème le doute, mais à travers ce pas – en avant, en arrière – qu’ils font pour prendre leurs distances de leurs partenaires mais aussi de la réalité du monde. Un monde dont on finit par douter de l’existence. Martin Crimp compte parmi les auteurs de théâtre les plus joués au monde ; et voilà une petite dizaine d’années qu’il s’essaie à l’écriture de livrets d’opéra. Written on skin, créé avec George Benjamin, est l’un des plus fulgurants succès du jeune vingt-et-unième siècle.

Quel est votre personnage d’ordure préféré au théâtre ?

Le plus évident serait Iago. C’est l’archétype du méchant mais je pense que je ne réfléchis pas en ces termes dans mon théâtre. J’imagine que mon but est de brouiller certaines habitudes et qu’automatiquement je résiste au concept dichotomique du méchant et du gentil.

Comment Philippe Djian est-il devenu votre traducteur ?

Et bien c’est arrivé grâce à Luc Bondy qui travaillait avec Philippe Djian au scénario d’un film et, en parallèle, voulait produire une de mes pièces en français (ndlr : The Country). Philippe, justement, en faisait la traduction. Au final, Luc a fait sa production en Allemand mais l’amitié avec Philippe a perduré, ce qui est un vrai bonheur pour moi.

Vous avez traduit le « Roberto Zucco » de Koltès, qu’est-ce qui fait de lui un assassin si particulier ?

C’est un personnage fascinant. Ce que j’aime dans la pièce, c’est qu’elle n’est pas moralisatrice. Comme dit Oscar Wilde : «  les bonnes intentions accouchent d’un art insipide » et dans cette pièce, il transforme le tueur en héros. C’est très pervers de sa part. J’aime bien cette pièce mais habituellement, je ne choisis pas les œuvres que je traduis, ce sont plutôt les directeurs qui viennent me faire des propositions. Ce n’est pas mon genre de courir dans tous les sens en disant « il faut absolument monter ceci ou cela ! » Donc j’apprécie énormément le fait que cela soit arrivé par hasard. Pour moi, Zucco, c’était un travail littéraire. C’était un effort littéraire.

Traduire Ionesco, c’est un peu comme sculpter une montagne ?

Oui et non. Je n’ai pas l’impression que ce soit impossible au regard de toutes les pièces que j’ai traduites du Français vers l’Anglais. S’il y avait un auteur impossible à traduire en anglais, ce serait Marivaux. En lisant Marivaux vous chercherez vainement toute connexion avec l’esprit de la langue anglaise, c’est tellement étrange. L’Anglais est une langue pleine de mots concrets, d’objets. Chez Marivaux, tout est abstraction et c’est là que se situe le vrai problème. Ionesco pose moins de difficultés, même si Rhinoceros – que j’ai traduit – est une pièce extrêmement longue. Il faut la sculpter et il faut couper certaines parties. Chez Molière se pose la question du vers qu’on ne peut pas traduire en anglais. J’ai donc inventé une forme particulière de versification. Si on utilise une métrique régulière, en Anglais, cela sonne comme de l’Alexander Pope avec un côté dix-huitièmiste suranné qui est totalement étranger à Molière.

Qu’est-ce qui vous effraie le plus ?

Une chose qui effraie les écrivains quand ils vieillissent c’est l’idée que leur force de production s’éteigne. Il y a un très beau livre de Peter Handke, L’après-midi d’un écrivain. Dans l’incipit, le narrateur nous dit « je n’ai commencé à me considérer comme écrivain que le jour où j’ai été confronté à des difficultés d’écrire, l’impossibilité d’écrire. » On arrive à l’écriture via l’amour, on ne se donne pas d’étiquette, ce n’est qu’avec le temps qu’on réalise qu’on est un écrivain. L’identité est liée à la capacité d’écrire. C’est une peur un peu complaisante sans doute mais c’est mon inquiétude principale.

Paul Bowles disait « j’écris parce que j’appartiens encore au monde des vivants ».

J’ai l’impression que cela rejoint ce que j’ai dit. En écrivant, j’essaye de donner un sens au monde à un moment donné. Comme un enfant qui joue et tente d’ordonner un monde parfait avec ses règles propres, un monde dans lequel je me retrouverais. Si, en tant qu’écrivain, on ne s’amuse pas, on ne peut rien transmettre au lecteur. C’est l’autre inquiétude. Parfois on rencontre des écrivains qui n’ont plus cette flamme et cela se sent dans l’écriture. Le plaisir est important.

Dans « La Ville » vous évoquez le troisième Moment Musical de Schubert, qui débute en mineur et finit en majeur, vous y voyez un signifiant.

Une chose surprenante chez Schubert : le mode mineur sonne souvent plus gai que le mode majeur. C’est cette étrangeté qui est belle et que je trouve intéressante. Pourquoi est-elle dans la pièce ? Je n’en sais finalement rien sinon par son côté enfantin, entrainant de la basse, les sauts d’octave à la main gauche. Je ne sais vraiment pas pourquoi j’ai choisi cette pièce, probablement parce qu’on peut s’imaginer des enfants la jouant et en même temps, elle a cette maturité et cette tristesse.

Quel personnage d’Alice au Pays des Merveilles seriez-vous ?

Oh, je ne pourrais être qu’Alice. C’est un personnage tellement fort et qui traverse toutes sortes d’épreuves avec une opiniâtreté inouïe.

Pourtant, votre œuvre, c’est un peu le Pays des merveilles sans Alice.

Vraiment ? Votre remarque est étrange parce qu’on m’a récemment proposé d’adapter Alice. Le pays des merveilles sans Alice ? Je ne sais pas. Une chose sur laquelle les gens s’accordent généralement c’est la force des personnages féminins dans mon œuvre. C’est le cas dans La Campagne, c’est le cas dans La Ville. Peut-être qu’Alice s’y trouve toujours un peu, dans ce pays. Peut-être que la petite fille de La Ville – un personnage très fort – est aussi Alice à sa manière. Je ne pense pas qu’elle soit absente du Pays des merveilles.

Dans la Ville, un de vos protagonistes – un écrivain – parle de lancer ses personnages comme des bûches qui alimentent le brasier de son imagination. C’est comme ça que vous les voyez ?

Non, il s’agit là de l’imagination fugace d’un personnage qui est hors-champ. Ces personnages sont d’une grande importance, on n’a pas forcément envie de les rencontrer, ils peuvent paraitre trop étranges et s’ils montaient sur scène ils deviendraient peut-être banals. Ce n’est donc pas mon point de vue personnel.

On vous a déjà arrêté dans la rue pour vous demander « Monsieur Warhol, un autographe s’il-vous-plaît » ?

C’est amusant que vous parliez de ça. En Angleterre, on peut entendre des gens très simples évoquer Andy Warhol, souvent des travailleurs en route pour leur journée. Je me demande s’ils réalisent qu’Andy Warhol était en fait un artiste homosexuel assez radical. Je ne sais pas trop ce qu’il représente à leurs yeux. C’est intéressant qu’il soit une référence y compris pour des gens plutôt déconnectés du monde culturel. Il s’est ancré profondément dans notre société et c’est assez rare pour un artiste radical.

Y a-t-il une scène d’un film en noir et blanc qui vous hante ?

Oui. Comment s’appelle ce film où des enfants descendent une rivière sur une petite embarcation ? La Nuit du chasseur ! Le film est en noir et blanc non ? Avec le chant. Un film exceptionnel. C’est ça qui me hante. C’est amusant, nous parlons beaucoup d’enfants, Alice au Pays des merveilles avec ce thème du méchant. Vous retournez doucement à votre question initiale. Mais oui, c’est un film extraordinaire.

À l’opéra, vous signez deux collaborations avec George Benjamin.

Ce fut une expérience fantastique de travailler avec George. Alors que je n’aime vraiment pas parler de mon propre travail, c’est beaucoup plus simple d’évoquer cette collaboration. Je suis un musicien amateur. Je joue du piano et du clavecin. J’imagine que j’en sais énormément sur une partie congrue du répertoire. Je ne savais absolument rien de la musique contemporaine et de l’opéra. Ca ne faisait tout simplement pas partie de mon éducation. On m’avait suggéré de rencontrer George Benjamin, je me suis passé un disque de sa musique pour piano et dès les premières mesures, j’ai compris qu’il s’agissait d’un compositeur exceptionnel. Nous nous sommes rencontrés et bien que nous soyons de tempéraments vraiment différents, quelque chose s’est passé entre nous. J’ai eu envie d’écrire pour lui et il a eu envie de mettre mes mots en musique. Ce fut une expérience exceptionnelle, car j’ai été happé par ce monde de l’opéra. Il y a évidemment un côté effrayant, vu que les enjeux sont faramineux. Il y a tant de gens impliqués dans une production d’opéra qu’écrire dans ce contexte a un côté à la fois glaçant et fascinant. Quoi qu’il arrive à mes pièces, je sais que grâce à George, mes mots seront comme intégrés dans une structure pérenne. Comme une pierre capturée par l’écrin d’un artisan florentin.

Vous vous attendiez au triomphe de Written on skin ?

Je n’en avais aucune idée et je n’ai jamais rien vécu de tel dans ma vie. C’était grisant. Je suis ravi que ce soit arrivé mais je suis persuadé que cela ne pourra se produire qu’une seule fois, ce qui est étrange vu que nous travaillons en ce moment à une nouvelle œuvre. Ça a été dur de mettre tout cela derrière moi. George, lui, y parvient tout à fait, j’imagine que ça fait partie de son inébranlable confiance en soi. Moi, j’ai un peu plus de mal à gérer de telles louanges. Mais je ne m’en plaindrai pas.

Vous maintenez que l’écriture, pour vous, c’est le bruit du stylo sur le papier.

Oui et je ne peux pas imaginer faire autrement. C’est ainsi que j’ai toujours fait. Bien sûr, à la fin, je retranscris au clavier, c’est une étape importante car le travail de création est terminé. Je n’aime vraiment pas les écrans, je les trouve peu pratiques. On peut ouvrir toutes ces fenêtres, mais avec mes feuilles, je peux en étaler huit sous mes yeux, les regarder toutes en même temps, barrer ce qui me déplaît avec rage et je peux même les déchirer et les jeter à la corbeille. Je passe la plupart de mon temps à m’énerver et à maltraiter mes brouillons. Ça n’a pas tout à fait l’intensité d’un match de catch mais je crois en l’importance de la rature et en sa supériorité incontestable sur la touche « delete ». Surtout, quand on barre quelque chose, on parvient encore à le lire. Parfois, quand on barre quelque chose, on y est encore un peu attaché.

Quand on vous lit, on vous attache plus à des auteurs francophones comme Maeterlinck et Claudel qu’aux grands auteurs britanniques. Cela vous étonne ?

Non. Mais l’allusion à Claudel m’étonne un peu dans la mesure où je l’ai très peu lu et qu’il m’est dès lors difficile de me réclamer de lui. J’ai beaucoup pensé à Maeterlinck en arrivant à Bruxelles car pour la première fois de ma vie je me suis mis à le lire intensément. Surtout sa période pre-Prix Nobel, avec des pièces comme L’Intruse et Intérieurs. En y réfléchissant, je trouve que c’est un théoricien fabuleux du théâtre du quotidien, qu’il capture quelque chose de fondamental, même s’il ne l’a pas nécessairement exprimé dans ses pièces. Un point fondamental de l’œuvre de Maeterlinck c’est que quand Mallarmé ou Villiers de L’Isle Adam – les symbolistes – se sont intéressés au théâtre, leur langue a eu du mal à s’intégrer à la logique de la scène, de la déclamation, exercice qui a plutôt réussi à Maeterlinck. Aujourd’hui, peut-être que Pelléas n’intéresse plus grand monde en dehors de l’adaptation de Debussy, parce que la musique est parvenue à mettre avantageusement en lumière les grands points d’interrogation de l’auteur.  

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