Le public français a beaucoup de chance cette saison, car il pourra applaudir Matthias Goerne non seulement dans une production scénique, le Parsifal donné au Capitole de Toulouse du 26 janvier au 4 février, mais aussi dans une série de manifestations parisiennes, deux opéras en version de concert et un récital dans le cadre de l’année Beethoven.
Après Parsifal en janvier, Salomé en mars à la Philharmonie, et Le Château de Barbe-Bleue en avril au Théâtre des Champs-Elysées, Amfortas, Jochanaan, Barbe-Bleue : ces trois rôles sont-ils représentatifs de votre répertoire actuel ?
Non ! Ces trois rôles ne reflètent pas exactement ce dont est fait mon ordinaire. Ce sont des rôles très proches, hormis le fait que Barbe-Bleue exige une voix plus grave, un baryton-basse plutôt que baryton, et je tente généralement d’éviter cela. En réalité, je passe constamment d’un répertoire plus lyrique, en récital, à des rôles comme Wozzeck, Wotan ou Amfortas. Le travail d’un chanteur s’apparente à celui d’un acteur, qui ne joue pas uniquement des personnages qui lui ressemblent : au contraire, il se transforme en individus très éloignés de ce qu’il est dans la vie. Grâce à son métier, son expérience, il arrive à comprendre une personnalité de l’intérieur, et cela lui permet d’interpréter un personnage qui n’est pas du tout lui. Pour un chanteur, il est très important de savoir modifier, moduler, transformer la voix, pour produire différents types de son. L’univers sonore d’Amfortas est complètement différent de Die schöne Müllerin, qui diffère lui-même de la Symphonie lyrique de Zemlinsky : chacun exige une vocalité différente, et c’est là qu’un chanteur doit savoir ce qu’il peut faire de sa voix sur un plan technique.
Il y a quelques années, vous déclariez : « Il y a beaucoup de rôles que je ne peux accepter pace qu’ils ne correspondent pas à ma sensibilité ». Lesquels ?
Il y a beaucoup d’opéras que je n’ai aucune envie de chanter. En tant que spectateur, je peux prendre beaucoup de plaisir au bel canto, je suis capable d’admirer les suraigus, la colorature, la virtuosité, mais en tant que chanteur, ce n’est pas du tout mon univers. Pour moi, le chant en soi n’est pas vraiment le plus important. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la dimension physique, le fait d’émettre des notes très hautes ou très graves en pianissimo ou en fortissimo. Il y a tellement plus dans l’art lyrique. Je veux sentir l’idée de l’œuvre qui prend forme, à travers les mots, les lignes, les phrases, comment chaque syllabe avec son propre son contribue à cette unification. Je cherche à transmettre à l’auditeur les différents niveaux superposés sous la surface du chant, et quand j’y arrive, me dire : « Voilà exactement ce que je voulais faire ! »
En 2017, vous évoquiez la possibilité d’aborder des rôles italiens, Rigoletto ou Scarpia…
C’est amusant, car il y a deux jours, pendant une pause au milieu des répétitions de Parsifal, j’avais sur moi la partition de Rigoletto, et je l’ai feuilletée, comme je le fais souvent. Ce ne serait peut-être pas très sage de ma part, mais je me verrais bien chanter ce rôle. Plutôt dans un petit théâtre, pas dans une salle qui a une forte tradition d’opéra italien.
A l’heure actuelle, vous chantez beaucoup de Wagner. Que ressentez-vous quand vous retrouvez Mozart avec Sarastro ?
Sarastro est un rôle que je chante uniquement dans des situations très particulières. J’ai eu une mauvaise expérience à Salzbourg en 2018, car au départ, j’avais accepté précisément parce que les représentations devaient avoir lieu non pas au Grosses Festspielhaus, comme cela s’est finalement produit, mais au Kleines Festspielhaus, dont le volume est tout à fait différent, et où il est bien plus facile de chanter. Quand la salle est de la bonne taille, je peux même combiner Sarastro avec Amfortas qui exige pourtant une plus grande amplitude à tous points de vue. Il me faut deux ou trois semaines pour amener la voix vers un son différent, vers une tessiture plus basse. Je dois chanter davantage dans le medium, éviter les notes hautes, et la voix descend naturellement.
Dans Tristan, vous êtes Kurwenal dans les productions scéniques, mais vous avez été le roi Marke en concert. Comment passez-vous de l’un à l’autre ?
J’ai eu beaucoup de chance d’interpréter le roi Marke. Quand on chante Kurwenal, on n’a pas forcément les moyens de chanter Marke, qui exige un tout autre usage de la voix. La majeure partie de l’intrigue de Tristan repose sur un conflit amoureux, et le monologue du roi sont réellement au cœur de l’histoire. L’interprète de ce rôle a beaucoup moins à chanter que les autres protagonistes mais ces 14 minutes sont l’un des plus beaux moments de l’œuvre. Quand j’ai commencé à travailler le roi Marke, je me suis demandé si j’en étais vraiment capable ; je l’ai fait plusieurs fois en concert, et une production scénique est prévue, donc je m’y sens à mon aise. Kurwenal est un personnage intéressant, mais tellement moins valorisant ! Il n’a pas vraiment de grande scène, pas de monologue ou d’aria, mais c’est un rôle lourd, fait d’une suite de petites séquences. Marke est un rôle bien plus puissant.
Dans Parsifal, vous êtes Amfortas ; pourriez-vous être Gurnemanz ?
Je pourrais, mais je ne suis pas sûr de vouloir le faire. Tant que je pourrai chanter Amfortas, je le garderai à mon répertoire, parce qu’il y a tout dans ce rôle : des éclats terribles, mais aussi une immense sensibilité, avec ces phrases merveilleuses où il décrit ce qu’il endure, où les mots lui viennent très lentement. Tout le génie de Wagner est là, dans ce rythme qui se crée : il suffit de respecter les indications du compositeur, et c’est absolument parfait. Parsifal est une œuvre à part dans la production wagnérienne ; cet opéra n’a rien à voir avec ce qu’il a composé avant, c’est cela qui est fascinant, et à Toulouse j’en découvre encore de nouveaux aspects. Si Wagner avait vécu plus longtemps, il aurait continué à innover.
Vous avez enregistré Wotan, vous l’avez chanté en concert, mais l’avez-vous interprété sur scène ?
Oui, en janvier 2018, j’ai participé à quelques représentations de Die Walküre à Hambourg. Je le referais très volontiers. A Bayreuth, on m’a proposé de chanter dans les trois Walküre de concert que Placido Domingo a dirigées, mais je me suis dit que ce n’était pas une bonne idée. J’ai refusé, car je voudrais maintenant faire le Ring en entier. Quand on est en plein milieu d’une série de récitals, on ne décide pas de chanter Wotan du jour au lendemain, la voix a besoin de temps pour s’y préparer.
En 2017 vous évoquiez aussi la possibilité de chanter le Dr Schön dans Lulu…
J’adorerais ça. Et il y a bien d’autres rôles qui me tentent aussi : Hans Sachs, certainement, et Barak dans une version scénique de Die Frau ohne Schatten. Mais ce sont des rôles très longs et très exigeants sur le plan théâtral, donc il me faudrait une nouvelle production, pas simplement une reprise avec dix jours de répétition. On ne peut pas en une semaine arriver à incarner Schön ou Sachs pour la première fois.
Dans l’univers du lied, estimez-vous avoir exploré tout ce qui pouvait vous intéresser ?
Non, je n’aurai jamais fini, le répertoire est si énorme ! J’ai enregistré quatre disques Schubert pour Harmonia Mundi, mais je pourrais aisément en faire quelques autres. Mais c’est une question de temps, et je dois me demander s’il est nécessaire que j’enregistre d’autres disques Schubert. J’ai 52 ans, et il me reste moins de dix ans à chanter. En ce moment, je découvre Moussorgski, Rachmaninov, Tchaikovski : je voudrais élaborer un programme russe, surtout avec Tchaikovski. On connaît ses mélodies les plus célèbres, mais quand on commence à travailler ses recueils avec un bon pianiste, on découvre à quel point c’était un grand compositeur.
Avez-vous songé à solliciter des compositeurs vivants ?
Wolfgang Rihm m’avait proposé de participer à la création de son opéra Dionysos, à Salzbourg en 2010, mais ce n’était pas compatible avec mon agenda. Par ailleurs, je ne suis pas le genre de chanteur d’opéra qui promène deux ou trois rôles, et qui les interprète dans un autre théâtre toutes les six semaines. Je donne énormément de concerts, avec six ou huit programmes différents en un mois. Pour apprendre par cœur une œuvre nouvelle, il faut plus de temps que pour apprendre un opéra de Mozart. Si les répétitions commencent en juin, il faut arriver en maîtrisant au moins 85% de l’œuvre, mais si vous la recevez la partition en avril, et que vous avez tout un tas de récitals en mai, impossible de l’apprendre. La musique contemporaine, tout le monde vous dit qu’il faut la jouer plus, la soutenir, les compositeurs demandent toujours qu’on interprète leurs œuvres. Mais souvent, pour une création mondiale, vous recevez les dernières pages de la partition juste avant la première ! Depuis Mozart, la musique a énormément changé, et les intervalles sont très difficiles à mémoriser, sauf quand on l’oreille absolue. En revanche, quand j’ai créé à Salzbourg l’opéra L’Upupa, de Hans Werner Henze, j’ai reçu non seulement la partition d’orchestre, mais aussi le piano-chant dix mois avant la première ! C’est comme ça que ça devrait toujours se passer, sinon le chanteur n’interprète pas l’œuvre, il l’invente. Lorsqu’on a que quelques jours pour apprendre une partition compliquée, dont l’encre est encore fraîche, on ne peut réellement chanter que 55 ou 60% de ce qui est écrit. Je ne fais de musique contemporaine que si on me garantit que j’aurai le temps d’apprendre et de maîtriser la partition, de m’y sentir aussi à l’aise que dans un lied de Schubert. Quand on donne une création, même si le chanteur a une belle voix et fait du beau son, l’auditeur ne sera pas touché s’il y manque le phrasé. C’est vrai pour Schubert, alors vous pensez, pour la musique d’aujourd’hui, qui est bcp plus complexe à appréhender… Cela dit, il y a un compositeur vivant que j’aime beaucoup, Thomas Larcher, un Autrichien dont j’ai chanté plusieurs œuvres ces derniers temps, et qui me paraît très prometteur.
Allez-vous vraiment arrêter dans 5 ans ?
Dans 5 ou 6 ans, ça dépendra. Actuellement, je me sens en pleine forme, ma voix est encore assez fraîche, assez expérimentée pour affronter une grande quantité de concerts et des répertoires très différents. Mais dans toute carrière il arrive tout à coup un moment où le processus naturel du vieillissement physique s’accélère, les muscles mettent plus de temps à récupérer. Pour ma part, je n’ai jamais traversé de période de crise professionnelle, où je ne pouvais plus chanter, où je m’inquiétais pour ma voix. J’ai toujours beaucoup travaillé, en m’imposant la discipline nécessaire pour me rendre compte de ce dont j’étais ou non capable. Et cela m’apportait une immense joie. Je ne dirais pas que tout était « facile » mais rien n’était vraiment difficile. Je n’ai jamais eu peur d’entrer en scène, je me suis toujours senti proche des œuvres, je ne pensais pas aux difficultés techniques. Après plus de 30 ans, je ne veux pas me sentir obligé de modifier la tonalité pour continuer à interpréter certains lieder, de contourner les difficultés parce que je ne suis plus au mieux de ma forme. Mieux vaut s’en aller en laissant un bon souvenir. Et je ne prévois pas de me couper du monde musical. M’occuper d’une maison d’opéra, d’une salle de concert ou d’un festival, j’avoue que ça m’intéresserait beaucoup.
Propos recueillis le 23 janvier 2020