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Matthieu Dussouillez : « Plus je fais de Tosca, moins il me reste d’argent pour faire autre chose »

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Interview
11 mars 2024
Matthieu Dussouillez : « Plus je fais de Tosca, moins il me reste d’argent pour faire autre chose »

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Alors que les articles de presse se sont multipliés ces dernières semaines sur la situation des Opéras en France, Matthieu Dussouillez, le directeur de l’Opéra national de Nancy, apporte un éclairage particulier sur la situation dans l’institution dont il a la charge. Loin d’être défaitiste, il nous détaille comment son métier a évolué et quels peuvent être les chemins pour l’Opéra de demain. 

Forumopera : comment se passe la saison actuelle ?

Matthieu Dussouilez  : La saison actuelle se passe très bien. Tous nos spectacles affichent de fort taux de remplissage. Le public est là. Il y a un goût pour l’opéra en région, l’amour pour le lyrique est mesurable. J’en parle avec mes collègues et nous le constatons. Je suis très satisfait de cette situation, nous avons une activité intense malgré le fait que nous ayons dû adapter la saison de manière assez sérieuse. Cela nous a coûté, d’un point vue affectif bien sûr, mais aussi sur le plan de notre organisation. Au premier trimestre de cette saison, nous avons baissé le nombre de représentations, annulé des concerts : cela a été douloureux. Pour autant tout n’est pas noir. Si je prends l’exemple de la Création de Haydn que nous donnons en ce moment, si nous l’avions faite en version de concert, nous aurions probablement accueilli 1500 spectateurs. Le choix de la version scénique et de plusieurs dates nous aura permis de vendre 4000 billets (sans parler de ce que nous déclinons dans le metavers). Ce sont des chiffres qui font plaisir, pour nous et pour ces jeunes chanteurs talentueux.

On a beaucoup parlé des saisons fantômes l’an dernier à la même époque : quels ajustements avez-vous dû faire ?

Nous avons dû renoncer à une coproduction prévue avec l’opéra de Berne d’une version en grand format d’Idomeneo prévue pour cinq représentations. In fine, nous avons donné deux représentations, avec la même distribution. Un crève-cœur pour nous et les chanteurs engagés et pour l’équipe de création qui n’a pas pu présenter son projet à Nancy. On a rebondi avec un projet « économique » mais malin, mis en scène par un jeune talent qui venait de remporter un concours. Il a proposé quelque chose de vraiment intéressant avec cette œuvre qui n’est pas facile à aborder. Il s’est servi du « stock » de nos costumes et décors, avec donc une économie de moyens très forte. Le deuxième ajustement a été de renoncer à certaines co-productions pour les années futures. Dans nos budgets artistiques, chaque année nous faisons des apports pour des productions créées avec une maison partenaire et qui arriveront chez nous trois, quatre ou cinq ans après. Là, il était impossible de faire ces investissements sans empiéter sur la part disponible pour l’artistique aujourd’hui. Ces annulations de co-productions, le public ne les voit pas mais ce sont autant d’éléments qu’on ne retrouvera pas dans l’avenir.

Et dans trois ou quatre ans, si finalement vous avez la capacité de combler ce vide laissé par ces annulations anticipées, que ferez-vous ?

Je peux toujours louer la production. Je l’ai déjà dit à des collègues : « Je n’ai pas la capacité à financer une co-prod. Je viendrai voir le spectacle chez toi et je la louerai éventuellement quand j’y verrai plus clair sur mes capacités financières en temps et en heure. »

La location revient plus chère que la co-prod ou c’est équivalent ?

Ça dépend avec qui on le fait. Dans le réseau français, avec les accords existants et les tarifs de la Réunion des Opéras de France, c’est finalement transparent. C’est différent quand je travaille avec des théâtres étrangers où ce gentlemen’s agreement n’existe pas.

Localement, en dehors de la subvention publique, quel levier pouvez-vous activer pour augmenter votre budget et surtout la part dédiée à l’artistique ?

On est surtout dépendant de la subvention publique, la billetterie ne représente que 10% du budget à Nancy. Cela veut dire que si je décide d’augmenter les tarifs – avec les conséquences que cela peut avoir – je ne touche que ce pourcentage de mes recettes, c’est pas la solution. La subvention est donc essentielle. Le mécénat aide mais ce n’est pas lui qui vient combler le « disponible artistique ». Aujourd’hui, les solutions on les trouve dans ce qu’on appelle « l’optimisation des coûts de production ». On essaie de le faire de manière intelligente et ça accentue des mouvements déjà existants comme les longues séries entre théâtres partenaires. Un projet de Rigoletto qui va passer par Caen, Luxembourg et qu’on monte en tournée tous ensemble avec les mêmes artistes, l’orchestre qui suit etc. là on arrive à optimiser, y compris sur les coûts de répétition. Une autre solution c’est bien entendu les co-productions, à condition donc de pouvoir les financer en avance. Et puis cela marche bien sur certains titres, pour d’autres c’est plus difficile de trouver des partenaires. Les recettes varient selon les situations. Un titre rare du répertoire peut intéresser à l’échelle européenne mais risque de ne trouver aucun partenaire en France. Si je donne Der Traumgorge de Zemlinsky, en création française, je bénéficie de l’aura de cette création, des retombées presse nationale, etc. Cela ne sera plus le cas pour mon partenaire qui passe ensuite. Tout de même, le travail en réseau et en partenariat fonctionne bien et nous offre des espaces. J’ai une dernière piste, chaque production peut être orientée pour répondre à des appels à projet et des financements spécifiques. Oui, il y a de l’argent, mais il faut aller le trouver via des canaux qui ne sont pas ceux d’hier.

Vous avez un exemple ?

Oui, les appels à projet « France 2030 », à la culture numérique. « Mieux produire, mieux diffuser » que le Ministère avait mis en place pour augmenter le disponible artistique permet d’aller présenter des projets qui vont impliquer plusieurs collectivités sur la base de un euro-un euro. Ces projets répondent à un cahier des charges plus vaste que celui d’un théâtre lyrique : il faut qu’il y ait diffusion, impact sur le territoire concerné.

Der Traumgorge à Nancy

C’est cela le nouveau rôle d’un directeur d’Opéra ?

C’est tout mon travail : ficeler toutes ces logiques, anciennes, nouvelles, en moyens propres ou en collaboration pour maintenir la part artistique de mon théâtre. Je parle très librement. Quand je suis arrivé ici, le disponible artistique était déjà en baisse mais j’avais 3,9 millions d’euros par an. Aujourd’hui, je suis descendu à 2,5 millions, soit quasiment moitié moins et j’ai les mêmes problèmes d’inflation que tout le monde. Et avec cela il faut répondre à toutes les attentes : l’emploi pour nos permanents et pour nos extras, la permanence artistique, la ruralité demain, l’éducation, les répertoires à développer. Parfois, on se sent écartelé : entre ce que la communauté des afficionados de l’opéra est et ce qu’un public plus novice, moins intéressé pourrait vouloir. Je n’ai donc pas le choix pour proposer un tout équilibré que de multiplier les projets. Pour cela, j’ai besoin de disponible artistique et vous voyez le cercle dans lequel je navigue avec en plus les tournées, les actions éducatives et sociétales (dont je suis très fier) etc.

Si je comprends les logiques que vous décrivez, cela veut dire que les coproductions concernent forcément les blockbusters du répertoire ?

En effet, on trouve de très beaux projets de co-production sur les grands titres du répertoire : les Verdi, les Puccini. On ne peut de toute façon plus les porter tout seul tout le temps. Verdi, il y a une attente de niveau de la production et il faut réunir les effectifs. Nous avons 28 choristes à Nancy. Pour certains Verdi, Bohème ou Carmen, il faut bien davantage. Donc, soit vous réunissez les chœurs avec votre partenaire, soit vous embauchez des supplémentaires (avec des conséquences en termes de budget).

La production maline et économique d’Idomeneo, c’est votre flair avec ce metteur en scène. C’est une de vos recettes : écumer les concours de chanteurs, de réalisateurs pour produire quoi qu’il arrive avec les moyens à disposition ?

C’est une ligne de force de Nancy. Je m’inscris dans l’histoire de la maison : une scène européenne – c’est lié aussi à sa localisation géographique – et une scène où de jeunes chanteurs débutent et dans le même temps des chanteurs plus « installés » viennent faire des prises de rôles risquées. Cette tradition me permet de trouver un compromis qui préservent mon fameux disponible artistique et de trouver le bon équilibre dans les budgets pour pouvoir faire les projets. Concernant Idomeneo, il fallait prendre une décision de gestion brutale dans un délais court et dans le même temps de trouver un rebond. Lorenzo Ponte était soutenu par la Camerata Nuova partenaire du concours et qui subventionnait son contrat à Nancy. Je lui ai donné le cadre, il l’a accepté. C’était une prise de risque pour lui comme pour nous. Mais qui d’autre qu’un théâtre public pour assumer cette part de risque ? Souvent nous avons une aversion au risque dans notre milieu et elle nous conduit au conformisme ou à jouer la sécurité : je vais recruter tel metteur en scène connu, tel chanteur. Cela nous conduit à voir toujours les mêmes choses peut-être. Je ne prêche pas pour une esthétique ou une autre, je constate factuellement que le vivier de personnes qui font l’opéra en Europe n’évolue guère. A Nancy, j’assume de défendre une autre voie et de prendre des risques. C’est comme ça que nous invitons Ersan Mondtag pour la première fois en France avec sa mise en scène du Lac d’argent, qu’il va un peu resserrer par rapport à Gand. Puis le dernier spectacle de la saison, I Capuletti ed i Montecchi, coproduction européenne, sera signée Pinar Karabulut qui ouvrait la saison de la Deutsche Oper à Berlin avec Il Trittico. C’est une star montante de la scène allemande, très engagée, subversive mais avec une esthétique nouvelle.

Idomeneo à Nancy

Vous êtes votre propre directeur de casting ?

Oui, c’est loin d’être la méthode parfaite et ça me plait en même temps. Donc je vais au concours quand je peux (dans le jury ou dans le public) et il m’arrive souvent d’avoir un coup de cœur pour un ou une interprète qui ne gagne pas. Je prends le temps de regarder les vidéos de certains artistes et j’écoute ce que mon réseau d’amis me dit de leur découverte. 

Une question sur un point qui est de l’ordre de la contre-intuition pour beaucoup : vous faites une nouvelle production, elle est payée. Pourquoi si peu de représentations, vous perdez de l’argent chaque soir ?

C’est la question économique cruciale. Prenons Tosca. Où est mon point de bascule ? J’en ai fait 6, c’était archi-complet. Mais combien de plus avant que la billetterie ne suive plus ? Ensuite et c’est un peu plus technique, il arrive un moment où l’optimisation du coup plateau atteint son maximum et il ne baisse plus. On y arrive très vite dans l’opéra. Si mon coût plateau est inférieur à la recette de billetterie, je peux continuer. A Nancy, une soirée au maximum de nos capacités de billetterie c’est 45000 euros de revenus. Maintenant vous payez les cachets de vos solistes d’envergure, le chef, l’orchestre et vos permanents, vos extras, vos frais de structure et vous avez vite mangé vos revenus. Aucune production de Tosca en France dans un théâtre national coûte moins de 45000 euros par représentation. Donc en fait et oui c’est contre-intuitif, plus je fais de Tosca, moins il me reste d’argent pour faire autre chose. Même si ça me permet aussi de faire vivre tout mon réseau d’artistes. Sans compter, la notoriété de l’événement et le rayonnement auprès du public. Reparlons des troupes là-dedans : je veux bien qu’on me dise que ça aiderait mais trouver une troupe qui chante correctement Tosca un soir et Monteverdi trois mois après… Et puis j’entends mes collègues allemands qui me disent qu’ils jouent avec leur troupe devant des salles vides.

La prochaine saison dans tout cela ?

Je l’annonce en avril. Elle sera le reflet de tout ce nous avons évoqué aujourd’hui : un contexte contraint avec une subvention que j’espère identique (on fait notre budget avant que les subventions soient votées, c’est toujours comme ça), des idées et des solutions pour répondre à différentes attentes et continuer de s’inscrire dans l’ADN de l’Opéra de Nancy. Même si ça veut dire se tourner vers des titres rebattus parfois, le répertoire du XIXe siècle, lourd à porter, je maintiens le nombre de propositions au public. Il y aura quelques soirées intrigantes, aussi bien pour les spécialistes que rassembleuses pour un public plus large. Il y aura aussi un peu de baroque et de création. Ici, l’opéra n’est pas désuet, le public ne vieillit pas. L’envie et le projet c’est de continuer à satisfaire l’enthousiasme pour le lyrique dans cette région.

Entretien réalisé à Nancy le 20 Février 2024

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