Deux rôles de batracien dans une carrière, c’est beaucoup. On ne saurait y réduire celle de Michel Sénéchal, mais force est de reconnaître que ces deux grenouilles définissent assez bien les deux grandes tendances du parcours du ténor français décédé dans la nuit du 30 mars au 1er avril. La Rainette dans L’Enfant et les sortilèges et le rôle-titre de Platée : autrement dit les rôles de caractères et les rôles aigus, les rôles où il fallait en quelques répliques conférer une épaisseur à ce qui aurait pu n’être qu’une silhouette et les rôles qui auraient pu rester longtemps oubliés faute de titulaire capable d’atteindre des notes d’autant plus hautes que l’on jouait ces œuvres avec un diapason moderne.
Premier Prix de chant au conservatoire de Paris, Michel Sénéchal fait ses débuts professionnels à Bruxelles ; il se produit pendant trois saisons au Théatre de La Monnaie. Remarqué par Gabriel Dussurget, il commence en 1953 à chanter régulièrement au festival d’Aix-en-Provence, pas moins de vingt-trois années d’affilée : chez Mozart, il enchaîne d’abord les rôles secondaires, Pedrillo de L’Enlèvement au sérail, Basile dans Les Noces de Figaro. Malgré un type de voix que l’on n’associe plus nécessairement à ce répertoire, il chantera aussi des personnages mozartiens de premier plan, comme Ferrando, Ottavio ou Tamino, notamment à Vienne…
En 1956, Michel Sénéchal se retrouve sous les feux des projecteurs quand le Théâtre de l’Archevêché affiche Platée, ouvrage pratiquement jamais redonné en France depuis sa création en 1745. Les organisateurs du festival d’Aix ont deviné que Michel Sénéchal serait l’interprète idéal pour redonner vie à un rôle de « haute-contre à la française », grâce à son aigu facile et sonore. Et sa vis comica n’ayant échappé à personne, il devait aussi sembler tout désigné pour endosser les oripeaux de la folle nymphe-batracienne. Cette année-là, Mozart passe presque inaperçu, et c’est Rameau qui attire toute l’attention. Un enregistrement Pathé est aussitôt réalisé dans la foulée de ce succès estival, avec Janine Micheau en Folie et Nicolai Gedda en Mercure, entre autres, sous la direction de Hans Rosbaud. Michel Sénéchal sera ensuite Platée à Lyon, à Nancy, à Strasbourg, à Versailles, et à l’Opéra-Comique en 1977, sous la direction de Michel Plasson, spectacle qui fut heureusement filmé. Evidemment, en 1956 comme en 1977, ce sont des orchestres modernes qui exécutent la partition, et le style peut paraître désespérément désuet, lourd et lent, mais reste le témoignage vocal. En 1964, il chantera Hippolyte dans Hippolyte et Aricie à Paris, dans le cadre du festival du Marais (avec Rachel Yakar en Aricie et Jane Rhodes en Phèdre).
Une fois établie cette aisance dans l’aigu, il parut logique de proposer à Michel Sénéchal de chanter Rossini. Almaviva du Barbier de Séville est un des rôles qu’il interpréta, mais l’on se souvient surtout de son interprétation du Comte Ory, qu’il aborde à Paris en 1959, lors d’un concert dirigé par Désiré-Emile Inghelbrecht (en 1955, sous la même baguette, c’est Jean Giraudeau qui tenait le rôle). Il retrouvera souvent ce personnage truculent : à Strasbourg en 1961, Salle Favart en 1968 et 1976, à Genève en 1980, notamment. De Rossini à Boieldieu, il n’y avait qu’un pas, et Michel Sénéchal se distingua en George Brown de La Dame blanche.
Malgré quelques grands rôles dans le répertoire français (Faust, Vincent dans Mireille), le ténor interprète surtout des personnages pittoresques. Dans les deux œuvres lyriques de Maurice Ravel, il trouve un terrain d’élection, où ses incarnations demeurent indépassables : Gonzalve superlatif dans L’Heure espagnole (qui lui vaudra sa seule invitation au festival de Glyndebourne), il s’approprie aussi les trois rôles de ténor dans L’Enfant et les sortilèges : extraordinaire Théière anglaise, terrifiant Bonhomme Arithmétique, et inénarrable Rainette. Les rôles « de caractère » ouvrent aussi à Michel Sénéchal les portes de Salzbourg, où il chantera pendant treize ans Basilio des Noces et Le Dancaïre de Carmen. Karajan, qui l’apprécie, lui confie au disque Goro dans une mémorable intégrale de Madama Butterfly avec Freni et Pavarotti (il est présent aux côtés des mêmes têtes d’affiche dans La Bohème où il est Alcindoro et Benoît, et sera aussi Roderigo dans Otello avec Vickers et Freni).
Michel Sénéchal se fait peu à peu une spécialité de ces personnages : Triquet dans Eugène Onéguine, Guillot dans Manon, Valzacchi dans Le Chevalier à la rose, Spoletta dans Tosca, Altoum dans Turandot ou encore l’Aumônier dans Dialogues des carmélites, rôle dans lequel il se produira pour la dernière fois sur la scène de l’Opéra de Paris en novembre 2004… En 1973, quand s’ouvre « l’ère Liebermann » à Garnier, il a la chance d’être l’un des artistes à survivre à la grande purge, et sera ainsi Basile dans les Noces de Figaro mises en scène par Giorgio Strehler (on put encore l’applaudir dans la reprise de cette même production à Bastille en décembre 1994). En 1974, alors que Patrice Chéreau met en scène Les Contes d’Hoffmann, le ténor donne un relief inquiétant à Frantz (les quatre valets sont confiés à des chanteurs différents) ; c’est ce même rôle qui lui permettra de faire ses débuts au Met de New York en 1982. Dans les années 1980, il est un très émouvant Innocent dans Boris Godounov. Il est aussi associé à quelques premières mondiales : Frère Elie dans Saint-François d’Assise de Messiaen (Paris, 1983), Fabien dans Montségur de Marcel Landowski (Toulouse, 1985), le pape Léon X dans Docteur Faustus de Konrad Boehmer (Paris, 1985).
Après avoir chanté l’opéra-comique et l’opérette pour les concerts de l’ORTF dans les années 1960, Michel Sénéchal enregistre plusieurs intégrales d’œuvres d’Offenbach sous la direction de Michel Plasson (Orphée aux enferts, La Vie parisienne, La Périchole). A la charnière des XXe et XXIe siècles, le Théâtre du Châtelet lui offre quelques belles performances : le Mari dans Les Mamelles de Tirésias et ses trois rôles fétiches de L’Enfant et les sortilèges en 1991, et surtout Ménélas dans La Belle Hélène en 2000 et en 2003.
Jusqu’en 1992, Michel Sénéchal dirige l’Ecole d’art lyrique de l’Opéra de Paris. En mai 2008, avec Gabriel Bacquier, il lance un appel en faveur des artistes français qui ne trouvent plus d’engagements dans les maisons d’opéra de leur propre pays. Il plaide pour la refondation des troupes d’opéra et pour une restructuration de l’apprentissage du chant. Avec le chef Georges Prêtre, il avait créé l’association L’Art du Chant Français (ACF), qui se donne pour mission de « Défendre et promouvoir le patrimoine musical et lyrique français ». En 2014, il participait à l’Académie internationale de musique française créée par Michel Plasson car, malgré l’aspect international de sa carrière et de son répertoire, Michel Sénéchal reste étroitement associé à une certain tradition du chant qui fut longtemps pratiquée dans notre pays et dont il tenait à ce qu’elle ne s’éteigne pas.