Créé à Lille il y a six mois, Nabucco était impatiemment attendu à Dijon qui n’avait pas applaudi l’opéra de Verdi depuis 2004. Avant que les lumières déclinent, un homme immobile, comme celui qui incarnait la résistance stambouliote de la place Taksim en 2013, dans un faisceau de lumière tombant des cintres, s’anime aux accents de l’ouverture, dans une ondée qui s’amplifie. Originale, sa lutte contre les éléments qui se déchaînent prend valeur de symbole. Le ton est donné : Nabucco n’est plus ce soir le peplum biblique mais un hymne à la résistance à l’oppression, conformément au vœu de Verdi, assorti d’une dissection des liens du pouvoir. Pour ce faire, Marie-Eve Signeyrole use avec virtuosité de tous les moyens propres à renforcer la dimension dramatique de l’ouvrage. Les médias, les chaînes d’information continue sont convoqués, qui nous gavent d’images plus fortes les unes que les autres. Ainsi, la vidéo projetée commentera en temps réel les péripéties du pouvoir, mais aussi accompagnera d’illustrations percutantes la fureur destructrice, les atrocités, l’apparition du despote. Une interview, des textes brefs, pertinents, prononcés lentement avec un fort accent étranger, tout concourt à la puissance expressive. Les armes, visibles et sonores, visant parfois le public, nous rappellent le déferlement de violence que subissent nombre de populations en ces temps tourmentés. L’attention, toujours sollicitée par de multiples sources, peine à choisir et laisse un sentiment de frustration de n’avoir pas pu tout assimiler. Ce sera là la seule réserve. Les décors, les costumes, les éclairages, tout participe à ces tableaux animés qui nous émeuvent, nous angoissent, nous étreignent. La direction d’acteur est superlative et vaut pour tous : traitement de chaque soliste comme des masses chorales. Les gros plans offerts par la vidéo, jusqu’aux visages torturés, grimaçants, nous parlent
Au cœur de l’entreprise, Roberto Rizzi-Brignoli, familier de l’ouvrage (il l’a donné en septembre et le reprendra dans un mois au Deutsche Oper de Berlin, avec Anna Pirozzi et Georges Petean), familier de Dijon, où il avait magistralement dirigé un mémorable Boccanegra. Il insuffle une formidable énergie à l’Orchestre Dijon Bourgogne, aux chœurs, comme à chacun des solistes dont il accompagne le chant. La distribution paraît idéale, avec de très grandes voix, sans la moindre faiblesse. Quatre chanteurs de la création lilloise poursuivent l’aventure (Nabucco, Abigaïlle, Fenena et le Grand prêtre), pour notre plus grand bonheur. Nikoloz Lagvilava est Nabucco, despote féroce, qui se fait dieu avant de sombrer dans la folie et de se muer en un père devenu victime. Le grand baryton verdien a l’insolence du rôle et traduit à merveille l’évolution du personnage. La voix est splendide, sonore, rayonnante, au timbre mat, avec des aigus clairs. Le finale du premier acte nous vaut un « Tremin gl’insani » impérieux, ses angoisses « Son pur queste mie membra » lorsqu’il va se découvrir prisonnier nous émeuvent. Mais au « Dio du Giuda », où le violoncelle solo dialogue avec les flûtes, son humanité devient bouleversante.
Mary Elizabeth Williams et Nikoloz Lagvilava (Nabucco) © Gilles Abbeg – Opéra de Dijon
Abigaïlle est le personnage le plus riche, humainement comme vocalement, le rôle le plus exigeant, périlleux. Mary Elizabeth Williams, est une très grande Abigaïlle, d’une aisance insolente, aux moyens fascinants : la voix est large, profonde, agile qui lui permet les nuances les plus ténues après des explosions dans les registres extrêmes. Les graves sont sombres à souhait, avec un medium solide et des aigus somptueux. Le saut de deux octaves de son récitatif dramatique est impressionnant. Chacune de sse interventions mériterait d’être citée, mais c’est encore son long duo avec Nabucco, au deuxième acte, qui impressionne le plus, par l’extrême variété de son jeu. Zaccaria est incarné par Sergey Artamonov, qui remplace Simon Lim initialement prévu. On se souvient du Vieux de Gli Zingari – Radio France-Montpellier en juillet 2014. Cette grande voix ne se départira de l’autorité prophétique qu’au dernier acte, lorsqu’il accompagnera Fenena au martyre. La voix est large, bien timbrée, noble. Sa prière du II, la prophétie du III sont de grands moments. A la Fenena de Victoria Yarovaya, voix tendre, passionnée, aux aigus veloutés et aux graves solides, ne manque que cette dimension tragique, tendue. Cette héroïne passionnée, violente, incandescente paraît un peu trop sage par rapport à son père et à Abigaille. La douceur de la cavatine et la prière sont des réussites.
Aucun des autres solistes ne déçoit : Isamele, l’amant, peu caractérisé par Verdi, chanté par Valentyn Dytiuk nous offre de belles couleurs. Il en va de même d’Abdallo, Florian Cafiero. D’Anna, Anne-Cécile Laurent, on retiendra la voix claire et pure, dans « Immense Jehova ». Enfin, le Grand-prêtre d’Alessandro Guerzoni nous réserve des graves profonds assortis de l’autorité attendue. La splendeur orchestrale et chorale est magnifiée par l’ODB comme par les chœurs des opéras de Dijon et de Lille. Plus souvent sollicités qu’aucun des solistes, protagonistes essentiels, ils se voient confier la plus large gamme expressive. Leur chant, intense, puissant ou plaintif, comme leur jeu dramatique forcent l’admiration. Chaque intervention est remarquable, le chœur des Lévites fait forte impression, mais chacun attend le chœur des esclaves hébreux, le « Va pensiero ». C’est une authentique plainte, tendue, longue de voix et la progression en est superbe. La part du public qui ne connaissait que cette page, comme les familiers de Verdi, sont sortis éblouis, fascinés par cette réalisation hors du commun.