Nadine Sierra aime la France. Interprète de Norina dans Don Pasquale, l’opéra de Donizetti donné ce mois-ci pour la toute première fois à l’Opéra de Paris, elle reviendra l’an prochain chanter Manon de Massenet à Bordeaux et donnera un récital le 12 janvier dans le cadre des Grandes Voix au Théâtre des Champs-Elysées.
A 30 ans, vous êtes déjà une star…
J’ai commencé à chanter quand j’avais six ans et j’étais une élève très assidue. J’avais une excellente professeure et je progressais assez rapidement pour quelqu’un de mon âge parce que j’avais toujours ce désir de m’améliorer. J’ai travaillé dur. Ma carrière a vraiment démarré il y a quatre ans, lorsque j’ai signé avec mon agent actuel. C’est à lui que je dois mes débuts dans les plus grandes maisons. Tout est allé très vite ! Evidemment, cette nouvelle vie a engendré beaucoup de changements : je suis passé d’une vie assez banale à une vie très remplie, avec des journées chargées et assez peu de temps libre. Je voyage sans cesse. Ma maison est dans mes bagages (rires). Cependant je ne m’en plains pas, c’est ce que je voulais depuis le début. Aujourd’hui je sais ce que je veux et ce que je ne veux pas. Je me sens plus libre de soumettre mes souhaits à mon agent et je peux me permettre de refuser certaines propositions de contrats. Ce qui est sûr, c’est que je ne veux pas avoir un planning plus chargé qu’il l’est actuellement, pas seulement à cause de ma vie privée qui est très importante pour moi, mais aussi pour la qualité de mon chant et ma santé vocale. Je pense d’ailleurs que beaucoup de chanteurs de ma génération chantent beaucoup trop et enchaînent des rôles lourds. C’est pourtant primordial de se reposer et de prendre du temps avec son professeur de chant pour faire le point, d’autant plus quand on est un jeune chanteur.
Vous faites donc attention à l’enchaînement des rôles ?
J’ai récemment dit à mon agent que je voulais me limiter à quatre ou cinq rôles que je maîtrise bien et garder une certaine fluidité entre ces rôles, passant de l’un à l’autre sans risque pour ma voix. Les différents répertoires ne sollicitent pas tous la voix de la même manière. Selon moi, il est plus sain de varier les répertoires, allant de Verdi à Mozart en passant par Donizetti. Le larynx est un organe fragile et les cordes vocales sont très fines. Si vous endommagez votre appareil vocal, vous ne pourrez pas faire machine arrière, même avec des thérapies en tout genre qui peuvent aider. Le simple fait de savoir ses cordes endommagées génère du stress. Un chanteur doit avoir confiance en lui et il doit être psychologiquement en bonne forme pour pouvoir bien chanter. Toute forme de stress est néfaste. Je ne laisserais jamais l’industrie de l’opéra me mettre une quelconque pression. Je m’arrêterais avant, je n’ai pas de problème avec le fait de m’arrêter. Il faut certes faire plaisir au public mais pour cela, nous devons aussi nous faire plaisir à nous-mêmes !
Être chanteur d’opéra en 2018 ne requiert pas seulement d’avoir une belle voix. L’image a une importance capitale et vous semblez en avoir pleinement conscience.
L’opéra est contrôlé par des gens d’une génération complètement différente qui ne comprennent pas toujours notre génération. Le monde contemporain n’a rien à voir avec le monde qu’ils ont connu à plusieurs niveaux. Nous avons un langage différent. L’opéra est certes une forme d’art historique mais il faut le dépoussiérer et acclimater les nouvelles générations pour attirer leur intérêt et faire prospérer cet art ! Effectivement, être chanteur d’opéra aujourd’hui ce n’est pas seulement chanter : on doit porter le flambeau de cet art et se mettre en scène au quotidien en fait partie. L’opéra pâtit de préjugés : il s’adresse à des gens riches, vieux, adeptes du politiquement correct. Par ailleurs, les jeunes qui pensent aux chanteurs d’opéra les imaginent gros, vieux et fainéants. Pour moi le travail réalisé autour des réseaux sociaux est un moyen de montrer qu’en fait non, les chanteurs sont plus complexes que ça et ont d’autres centres d’intérêt que le chant ! Je réponds à des centaines de questions par mois sur les réseaux sociaux. Et je passe environ une demi-heure par jour à répondre à chacun en essayant d’être aussi convaincante que possible. Beaucoup de questions sont posées par de jeunes chanteurs qui veulent connaître les dessous du métier. Nombre de jeunes musiciens et chanteurs lyriques sont très actifs sur les réseaux sociaux. C’est un moyen pour nous d’être davantage connectés à notre public tout en étant en adéquation avec le monde actuel. Evidemment, je ne suis pas seule dans cette entreprise, je travaille avec une responsable des relations publiques. Je n’étais pas vraiment satisfaite de mon ancienne agence de relations presse parce que je trouvais qu’ils ne cernaient pas vraiment mes désirs qui tendent à moderniser l’image de l’opéra et de ses artistes. J’ai une nouvelles PR depuis juin 2017 et ça se passe très bien, elle est très créative. On partage plein d’idées, on essaie différentes choses telles que les vidéos « Notes from Nadine », « Mornings with Nadine », le #Iamwatchingnadine. Ainsi, je suis passée de 9 000 followers à plus de 20 000 sur mon compte Instagram.
Nadine Sierra © Dario Acosta
Comment abordez-vous le personnage de Norina ?
Selon moi, Norina est une jeune femme très fougueuse qui sait ce qu’elle veut : rendre justice à Ernesto pour être sa partenaire. Le personnage peut être abordé sous différents angles selon les metteurs en scène : elle est soit une garce qui veut l’argent de Don Pasquale, soit un personnage plus subtil qui est très amoureux et qui veut la justice pour Ernesto afin de pouvoir vivre son amour avec lui. Je préfère cette dernière version qui est bien moins simpliste. Je pense que Norina est une femme très forte qui sait ce qu’elle veut pour de bonnes raisons : le jeu qu’elle joue avec Pasquale a un but réel. Il ne s’agit pas de tourmenter ce pauvre homme pour le plaisir (rires). Elle pense que c’est le seul moyen d’obtenir ce qu’elle et Ernesto désirent, elle fait ça par amour. Dans la vie c’est pareil, on peut faire des folies par amour ! Dans cette nouvelle production, Norina est une fille légère et cupide. Si j’avais eu le choix j’aurais abordé le personnage à l’opposé. Ca dépend juste de ce que les gens veulent ou de ce que demande le metteur en scène.
Les metteurs en scène demandent de plus en plus de choses extravagantes aux artistes. Vous avez récemment chanté en bikini dans Falstaff à la Staatsoper de Berlin….
Dans ce Falstaff, l’histoire était préservée et le propos de l’œuvre n’était pas dénaturé. La scène du bikini s’intégrait parfaitement à la mise en scène contemporaine de l’oeuvre. Cela donnait à Fenton et Nannetta des qualités de jeunesse et de sensualité ! Soyons honnêtes : l’opéra, c’est une histoire de sexe ! Une histoire de sexe, d’amour, de mort, c’est la vie ! Le conservatisme à l’opéra n’a plus de sens dans notre monde actuel ! Le seule chose qui est choquante dans cette histoire, c’est qu’on associe des choses contemporaines à l’opéra car l’opéra est catalogué comme inaccessible, riche, vieillot. Dans ce Don Pasquale, Damiano Michieletto me fait faire quelque chose d’encore plus osé que de porter un bikini mais je ne peux pas vous en dire plus (rires). J’aime que les metteurs en scène bousculent un peu le public, lorsque c’est pensé et réalisé intelligemment. Je n’aime pas les productions conceptuelles avec des costumes et des projections bizarres, où il faut déchiffrer les concepts du metteur en scène. L’opéra, c’est l’interaction entre des êtres humains ! Si vous enlevez ça, si la mise en scène n’a pas de sens, les spectateurs ne comprennent pas ce qu’il se passe et ils ne peuvent pas vraiment apprécier la musique parce qu’ils sont happés par leur propre confusion. C’est du gâchis !
Est-il alors possible de s’opposer à certains choix du metteur en scène ?
C’est compliqué et vous savez pourquoi ? Parce que beaucoup de ces metteurs en scène ont un ego surdimensionné et que cet ego n’a rien à faire dans l’univers de l’opéra ! Ces soucis d’ego n’ont pas leur place ici et c’est également valable pour les chanteurs. Je n’ai pas écrit Don Pasquale. Je suis une servante de la musique et les metteurs en scène doivent être au service du livret ! Leur travail consiste à raconter l’histoire, pas à assouvir leurs fantasmes et à nourrir leur ego ! Je pense que beaucoup de metteurs en scène sont néfastes pour ces raisons. Quand je me trouve confrontée à ce genre de metteur en scène, je me fais un plaisir de remettre en questions certaines de leurs idées. Si on continue à les laisser faire, on se sabote nous mêmes et on sabote la musique. Je sais que certaines compagnies d’opéra défendront les metteurs en scène mais j’espère que si les chanteurs continuent à s’opposer à ce genre de chose, à faire entendre leur voix, alors les maisons d’opéras n’auront pas d’autre choix que de défendre le travail que l’ont fait.
A ce propos, Julie Fuchs a été renvoyée d’une production de La Flûte enchantée à Hambourg car la metteur en scène ne voulait pas d’une Pamina enceinte …
C’est scandaleux… Encore une fois, c’est rendre service au metteur en scène au lieu de rendre service à l’œuvre et c’est très égoïste. Je n’étais pas au courant de cette histoire et je suis contente que Julie se soit manifestée ! Je pense que plus on élèvera nos voix, moins ces choses auront lieu. C’est comme pour le #metoo, plus on va se défendre nous-mêmes et défendre l’art lui-même, plus des progrès en ce sens seront réalisés.
Anna Netrebko a eu récemment des propos assez controversés à ce sujet…
J’ai eu vent de certains déboires qui sont arrivés à des collègues. Peut-être qu’Anna a été assez chanceuse de ne pas avoir eu à vivre ces expériences désagréables … Comme moi, elle a certainement ses propres raisons de tenir ces propos. Cependant, je ne suis pas d’accord du tout avec la banalisation des ces actes qui reviennent à dire : « il faut dépasser ça, c’est la nature, les femmes ne doivent pas faire cas de ces histoires etc ». Non … il n’y a rien de naturel quand une femme se sent menacée par un prédateur. Je comprends bien la différence entre flirter avec quelqu’un et l’offenser, le harceler. Je sais ce que c’est que de se sentir vulnérable dans le milieu de l’opéra et ce n’est pas normal. C’est pourquoi je suis très fière que notre génération et les suivantes se rebellent contre ça. Je viens d’avoir 30 ans et Anna en a plus de 40. Nous ne sommes pas de la même génération et nous sommes différentes. Je ne juge pas cette différence mais je pense que si ça peut aider des gens à sortir du silence, c’est finalement une bonne chose d’avoir 30 ans aujourd’hui…
Propos recueillis et traduits de l’anglais le 12 mai 2018