Le 4 avril 1423, Venise pleure l’un des doges les plus importants de l’histoire de la « République maritime », Tommaso Mocenigo. Le vieux patriarche de 80 ans laisse la cité d’alors presque 200 000 âmes au plus haut de sa puissance après seulement 10 ans de règne. Quelques jours auparavant, devant le Grand Conseil, il avait prononcé un très long discours resté célèbre sur l’état de celle-ci, plus prospère que jamais après les extensions successives de son territoire que la politique du doge avait permises, en réponse aux menaces dont elle avait fait l’objet et après de grandes victoires militaires. Mocenigo était cependant un homme de paix. Il n’avait pas voulu pousser encore l’avantage de la Sérénissime, jugeant que le risque de guerres perpétuelles que courrait immanquablement Venise en s’éloignant de la mer, son centre vital, finirait par ruiner la République. Son discours est donc un grand testament politique. Devant l’assistance respectueuse, Mocenigo parle d’une voix fatiguée mais ferme : « Et c’est pourquoi je vous engage vivement à prier l’omnipotence de Dieu qui nous a inspirés et fait faire la paix comme nous l’avons faite : continuons et rendons-lui grâces ; si vous suivez mon conseil, vous verrez que vous serez maîtres de l’or des chrétiens, tout le monde vous craindra et vous révèrera. Et gardez-vous comme du feu de prendre le bien d’autrui et de faire une guerre injuste, car Dieu vous détruira. Et pour que je puisse savoir de votre bouche qui vous allez élire comme doge, dîtes le moi en secret à l’oreille pour que je puisse vous conseiller et vous dire celui qui est méritant et qui est le meilleur de notre cité (…) ». Il cite alors plusieurs notables puissants de celle-ci, correspondant à ses yeux à cette définition. Puis soudain il s’exclame : « Ceux qui disent vouloir prendre Francesco Foscari et je ne sais pas pour quelle raison –car ledit sire Francesco Foscari dit des mensonges et beaucoup d’autres choses sans le moindre fondement et, jeune faucon à peine sorti du nid, croit voler mieux que les vieux faucons. Et qu’à Dieu ne plaise, si vous le faites doge, sous peu vous serez en guerre. Qui a 10000 ducats ne s’en trouvera plus que 1000 ; qui a 10 maisons ne s’en trouvera plus qu’une ; qui aura 10 vêtements n’en aura plus qu’un ; qui aura 10 jupons ou chausses et chemises, aura peine à en avoir une ; et ainsi de toute autre chose, de sorte que vous vous déferez de votre or et de votre argent, de votre honneur, de votre réputation. Et là où vous êtes seigneurs, vous serez vassaux d’hommes d’armes, de capitaines et de fantassins. Voilà pourquoi j’ai voulu tous vous mander. Que Dieu vous laisse commander et vous conserve. Vous signalant que la guerre que vous avez faite contre les Turcs a montré des hommes valeureux, habiles sur la mer, éprouvés, capables de tout, aussi bien pour gouverner que pour combattre… ».
Dans la salle du palais des Doges, le « jeune faucon » Francesco Foscari, 50 ans (la plupart des élus avaient plus de 60 ans), écoute cette violente charge sans broncher.
Bartolomeo Bon – buste de FRancesco Foscari
Ce patricien est l’un des 6 procurateurs de Saint-Marc depuis 5 ans. C’est donc un personnage parmi les plus puissants de la République car cette dignité n’est accordée qu’à des membres de familles riches et importantes qui se sont par ailleurs illustrés soit par les armes, soit dans la diplomatie. Foscari a alors une longue expérience des charges de la République. Né en Egypte, où son père vivait en exil par ricochet (il accompagnait son frère, évêque du Castello, banni par la République), il arrive dans la Sérénissime à 18 ans, marié à Maria Priuli, fille d’une des familles les plus puissantes de Venise ; devient sénateur à 27 ans et plusieurs fois ambassadeur. C’est lui qui représente Venise au concile de Constance, qui met fin au grand Schisme d’Occident, entre 1414 et 1418. Membre du redoutable Conseil des Dix dès 1404, son ascension semble irrésistible et inarrêtable. Veuf très tôt, il se marie en secondes noces avec Marina Nani, fille d’une autre famille très riche et fait fructifier une fortune considérable. Sa force est aussi dans son génie oratoire. Grand et imposant, il théâtralise ses interventions au point de magnétiser l’auditoire. Tous les « trucs » qui font un grand tribun, il les manie avec une aisance sidérante.
Si Mocenigo jette ainsi l’anathème politique sur Foscari, c’est que ce dernier ne partage pas les positions du doge et de ses partisans en faveur de la paix si durement acquise et si bien établie. Pour Foscari, la meilleure défense, c’est l’attaque. La paix ? Pour lui, elle n’est là que par défaut, les adversaires de Venise n’attendent que leur heure et rassemblent leurs forces. Le plus dangereux est sans doute le puissant Filippo Visconti, duc de Milan, cruel et paranoïaque, qui ne cesse d’étendre son territoire et menace jusqu’à Florence. La florissante commune de banquiers a bien essayé de prévenir Venise du danger en proposant une alliance militaire, Mocenigo s’accroche au pacte conclu avec Visconti alors que Foscari, lui, n’y croit pas. A l’est, les Ottomans se montrent également menaçants pour les comptoirs de la Sérénissime : cette prospérité si chère à Mocenigo n’est-elle donc pas plus fragile qu’il ne le croit ?
Juste après la mort de ce dernier, comme le veut une tradition déjà vieille de deux siècles, le scrutin, d’une complexité extrême censée éloigner les tricheries mais qui laisse une large part au « sort », est rapidement organisé. Comme au Vatican, il s’agit d’une sorte de conclave et il faudra 6 jours et pas moins de 10 tours de scrutins avant que le dénouement ne survienne. Car l’antagonisme exacerbé par le vieux Mocenigo a produit ses fruits. Champion des conservateurs fidèles au défunt doge, l’amiral Pietro Loredano, héros de la bataille navale de Gallipoli en 1416, semble imbattable. C’est l’ennemi juré de Foscari. Mais ce dernier avait largement arrosé, pendant plusieurs années, les familles les plus pauvres qui composaient le Grand Conseil, donné des dots à leurs filles et ainsi tissé sa toile clientéliste. Quelques manœuvres habiles lors des scrutins font le reste. Contrairement aux recommandations de Mocenigo, Francesco Foscari devient donc le 65e doge de Venise. Nous sommes le 15 avril 1423.
Elu, mais de justesse, Foscari prend soin de ne pas risquer une embardée populaire qui compromettrait l’élection, on renonce à la tradition selon laquelle, du haut de Saint-Marc, on annonce au peuple le résultat du vote en lui demandant de la confirmer par acclamations. Cette fois, le doyen du Grand Conseil se contente de dire qui a été élu et une grande fête somptueuse est donnée dès le lendemain pour distraire le bon peuple. Panem et circenses, Venise a comme partout retenu la leçon des empereurs romains. Fin politique, outre son verbe, le nouveau sait caresser tout le monde dans le sens du poil. Il se souvient de tout et de tous, jusqu’aux gens du peuple qu’il croise dans les ruelles et sur les canaux.
Ce que personne ne sait, en cette mi-avril 1423, c’est que Francesco Foscari inaugure là le plus long dogat de l’histoire de la République : 34 ans de règne. Personne ne se doute non plus que la prophétie de Mocenigo connaîtra un accomplissement funeste : il s’agira de presque 34 ans de guerres incessantes contre Milan, avec son cortège de condottieri redoutables et avides de richesses. C’est Visconti qui lance l’offensive, d’abord contre Florence et c’est le prestigieux condottiere Francesco Bussone da Carmagnola, celui-là même dont Jacopo Foscari croit voir le spectre au sein de sa prison dans l’opéra de Verdi, qui trahit Visconti dont il était alors le chef des armées, et qui convainc enfin les Vénitiens d’entrer en guerre en 1424. Foscari profite de l’aubaine à grands renforts d’or, le Sénat, rassuré par la figure prestigieuse du condottiere ratifie la guerre à une vaste majorité aux côtés de Florence, Ferrare, Mantoue, Sienne ; de la Savoie et du roi d’Aragon, tous menacés par l’appétit du Milanais. Mais bien vite, la guerre coûte très cher : en 1430, alors que le conflit reprend à l’issue d’une trêve, Foscari échappe de justesse à un attentat sans doute fomenté par les partisans de la paix. Carmagnola, devenu immensément riche, se montre pour sa part bien moins efficace à la tête des armées de la Sérénissime et conclut un pacte secret avec Visconti. Confondu, il finit par être exécuté pour haute trahison. Machiavel, plusieurs décennies plus tard, théorisera brillamment toute la méfiance qu’un prince doit vouer à ces mercenaires versatiles. Ainsi, toute la guerre sera une succession de victoires et de déconvenues, de trahisons et de hauts faits d’armes de condottieri successifs. Ce n’est plus Venise contre Milan, c’est Gattamelata puis Sforza – lui-même plusieurs fois transfuge – contre Piccinino, les plus grands chefs de guerre de la péninsule. Game of Thrones n’a rien inventé…
Durant ces 30 années très agitées sur le plan diplomatique et militaire, très dures pour l’économie vénitienne, le doge tient fermement les rênes de la cité. Ce n’est pourtant pas une sinécure : ses ennemis – le rancunier Pietro Loredano à leur tête – ne perdent pas une occasion de l’attaquer et, comme il le chante lui-même dans l’opéra de Verdi, Foscari offre plusieurs fois de se démettre. Chaque fois, il redresse la situation. Malgré ces vicissitudes, c’est pourtant une période assez florissante pour les arts, à telle enseigne que Venise est en quelque sorte à l’avant-garde de l’embryonnaire « renaissance italienne » qui explosera peu après à Florence. Mais si la politique du doge semble inattaquable par ses adversaires, c’est sa famille qui va lui porter les coups successifs qui aboutiront à sa chute.
Francesco Foscari a eu 5 enfants, mais 4 avaient été emportés par la terrible épidémie de peste qui avait ravagé une nouvelle fois la ville peu après son élection. Il lui reste alors Jacopo, né sans doute en 1416. Assez éloigné de l’image rédemptrice et résignée qu’en donnent Byron et Verdi, il est plutôt réputé pour sa prétention et son insouciance, voire son inconscience. Il épouse en 1441 Lucrezia Contarini, fille d’une autre famille très puissante de la cité des doges à laquelle elle en donnera 8. Ce mariage de Jacopo et de Lucrezia suscite déjà beaucoup de commentaires ulcérés de la part des ennemis de Foscari. Un invraisemblable luxe est déployé 3 jours durant, avec en point d’orgue des festivités dans toute la ville, et ce malgré la guerre. Bientôt, le fils va devenir le principal problème du père. En 1445, le très redouté Conseil des Dix soupçonne en effet Jacopo de corruption active et ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des chefs dudit Conseil n’est autre que Jacopo Loredano, le frère du vieux rival de Foscari, qui déteste ce dernier autant que lui et qui s’érige en impitoyable statue du Commandeur dans l’opéra de Verdi. Le Conseil des Dix ordonne donc l’arrestation du fils Foscari, qui fuit à Trieste. On le juge par contumace et le Conseil, édifié par de nombreux témoignages, prononce une peine d’exil à purger à Nauplie, possession vénitienne du Péloponnèse. On découvre même une partie des biens recueillis frauduleusement par Jacopo dans les appartements du doge en personne. Pourtant, ce dernier, ébranlé, reste au pouvoir.
Jacopo, de santé fragile, tombe bientôt malade, ce qui entraine la mansuétude des juges : on accepte son rapprochement, à Trévise. Mais son père supplie les Dix de le laisser revenir auprès de lui, prétextant son grand âge et le besoin d’avoir avec lui un soutien constant. Les Dix cèdent et Jacopo rentre à Venise.
Quelques années plus tard, un sénateur, Alomor Donà, est assassiné. On ne connaît pas le mobile, mais un accusateur pointe Jacopo Foscari sans la moindre preuve, au motif que Donà avait été l’un des 3 chefs des Dix qui avait condamné le fils du doge en 1445. Sur cette base, Jacopo est à nouveau arrêté, torturé et condamné non pas à mort – curieusement – mais à un nouvel exil, en Crète cette fois. A peine y arrive-t-il qu’il commet l’imprudence d’écrire à des puissances rivales de Venise – en premier lieu aux Turcs et même aux Milanais – pour demander qu’on l’aide à quitter la Crète. On le confond et le Conseil des Dix le traîne jusqu’à eux pour un nouveau jugement. Cette fois, Loredano veut sa tête, mais le Conseil, d’une étonnante mansuétude, confirme le bannissement en Crète en avertissant qu’à la prochaine incartade, ce serait la mort. Pour Jacopo, qui ne veut plus entendre parler d’exil, cela revient au même.
Eugène Delacroix – Les Deux Foscari
C’est alors que se joue la scène immortalisée par Byron au théâtre puis par Delacroix et qui donne lieu à un magnifique ensemble (« Queste innocenti lagrime ») à la fin de l’acte II de l’opéra de Verdi. Des témoignages attestent que Jacopo implore son père d’intercéder en sa faveur, mais le doge, blême et digne, lui indique le chemin du navire qui le conduira à l’exil. Son fils parti, Francesco Foscari s’affaisse en prononçant « Oh pietà grande ! ». Jacopo ne meurt pas immédiatement après, comme dans l’opéra, mais 6 mois après ce second procès, en janvier 1457. Le vieux doge est accablé. Il ne trouve plus la force de siéger dans les instances officielles et s’enferme peu à peu. L’occasion pour ses adversaires de le pousser à l’abdication est donc trouvée. On lui envoie une délégation de conseillers emmenée par les 3 chefs du Conseil des Dix, dont le fameux Loredano. C’est lui, comme dans l’opéra, qui demande à Foscari de rendre l’anneau. Mais le vieux lion se rebiffe. Aucune règle ne peut lui imposer d’abdiquer, et en tout cas pas les Dix. Ces derniers emploient donc la manière forte et lui adressent peu après une véritable injonction, le menaçant même de l’expulser par la force. Foscari, usé, finit par se laisser faire. Le 24 octobre 1457, on lui retire le fameux couvre-chef si symbolique du dogat, le « corno », puis l’anneau ducal que l’on brise immédiatement, conformément au rite républicain. Foscari refuse néanmoins de partir en catimini et quitte le palais des doges en majesté pour rejoindre son propre palais, le Ca’ Foscari, siège actuel de l’université de Venise.
Contrairement à la poignante scène finale de l’opéra de Verdi, le cœur de Foscari ne lâche pas au son de la grosse cloche de Saint-Marc annonçant l’élection de son successeur. Ce dernier, Pasquale Malipiero, est porté au dogat par les adversaires de Foscari dès le 30 octobre. Ce sera un doge au règne bref et bien falot par rapport à son prédécesseur. Francesco Foscari s’éteint deux jours plus tard, suscitant une très vive émotion dans toute la ville, où le vieux doge déchu est resté très populaire. Sa veuve – qui n’apparaît strictement jamais dans l’opéra de Verdi, laissant au personnage de Lucrezia le soin de montrer toute l’étendue de sa détermination – refuse de livrer aux institutions de la République la dépouille de son mari, estimant qu’il est trop tard pour lui donner des funérailles grandioses après l’avoir humilié. Mais la volonté des Dix, au moins pour apaiser le peuple, passe outre : on rend, le temps de la cérémonie, toutes ses insignes au vieux Foscari comme s’il était toujours en fonctions. Malipiero suit en simple sénateur le cortège qui emmène le cercueil depuis le palais des doges jusqu’à l’église Santa Maria Gloriosa dei Frari, où un tombeau grandiose, bien visible aujourd’hui, l’attend. Dans un ultime pied de nez à ses juges, Foscari obtient pourtant deux victoires posthumes : jamais plus les Dix, déjà critiqués pour leur pouvoir excessif, ne seront autorisés à juger directement le doge, ni à remettre en cause son serment initial. Et au moins, le tombeau monumental de Foscari se trouve à l’opposé de celui – tout aussi impressionnant – du cassandre Mocenigo, situé de l’autre côté de la merveilleuse cité des doges…