Il y a un quart de siècle, nous découvrions subjugué le travail de Bob Wilson lors d’une Butterfly à la Bastille gravée à tout jamais dans le marbre, pourtant friable, de notre mémoire. Des silhouettes étirées, des attitudes hiératiques, des gestes lents inspirés du théâtre No et surlignés par une utilisation savante de lumières bleutées offraient un saisissant contraste avec le lyrisme exacerbé de la musique de Puccini. Cette première expérience fut suivie de plusieurs autres, sur le même modèle : le Ring et Pelléas à Paris, Macbeth à Bologne, Le Trouvère à Parme, tous drapés dans le même kimono, frappés de la même apathie et irradiés du même azur. L’effet de surprise passé, l’ennui s’installa, d’autant que les compositeurs ne sont pas tous égaux face à ce traitement, Bellini moins que les autres.
En retrouvant Norma à Zurich broyée par le système wilsonien, l’agacement succède à la torpeur. Armé de bienveillance, Yannick Boussaert s’était employé, lors de la création de cette production zurichoise, à décrypter les symboles représentés. Nous n’aurons pas cette patience. La reprise ad nauseam des mêmes procédés pèse sur le chef d’œuvre de Bellini du poids d’une licorne morte – celle qui traverse au ralenti le plateau durant le duo entre Adalgisa et Pollione sans que l’on comprenne la raison de sa présence. Le premier défaut de cet immuable discours scénique est non de ne plus surprendre mais d’entraver l’expression de chanteurs peu familiers de l’approche et vraisemblablement handicapés par un nombre insuffisant de répétitions.
© T+T Fotografie_Toni Suter
Tel est – on le suppose – le cas de Michael Spyres, excellent comédien, rompu à l’exercice de la scène depuis le plus jeune âge, mais ici emprisonné dans les filets d’une gestuelle artificielle. La direction brouillonne de Fabio Luisi, souvent bruyante, désavantage également le chanteur américain dont le premier Pollione aurait mérité un environnement musical moins expéditif – l’Oroveso encore hésitant d’Ildo Song en fait aussi les frais. Les cordes de la Philharmonia Zürich tutoient plusieurs fois les cimes mais, comme la veille dans Hippolyte et Aricie, le chœur avance en ordre dispersé. Dans un rôle avare en passages d’agilité, l’émission du ténor se concentre sur le médium et s’impose par la force. Peu de variations et, à quelques rares exceptions, peu d’usage de la voix mixte ou de tête, deux caractéristiques essentielles du chant de Michael Spyres auxquelles Pollione, dans ce contexte, n’offre pas assez l’occasion de faire étalage.
Depuis que Sutherland chanta Clotilde aux côtés de Callas en 1952 à Londres avant d’endosser le rôle-titre, la confidente de Norma fait l’objet d’une attention particulière sans que la partition ne lui offre une réelle occasion de se mettre en valeur. Le mezzo-soprano d’Irène Friedli la prédestine au mieux à la plus jeune des deux prêtresses, sauf à reconsidérer la répartition des tessitures, comme l’osa Cecilia Bartoli il y à quelques années. Là n’est pas la question.
Avec Adalgisa, Anna Goryachova semble tirer un trait sur les emplois de contralto rossinien auxquels elle doit ses premiers succès – Melibea dans Il Viaggio à Reims à Anvers puis Amsterdam, Isabella dans L’Italiana in Algeri à Pesaro. En s’élevant dans l’aigu, encore prudemment, la voix a gagné en volume. La plastique du timbre est bienvenue dans un rôle où la jeunesse est clé (l’écoute live d’Ebe Stignani, Adalgisa auprès de Callas à plusieurs reprises, nous le rappelle cruellement). Il lui faut cependant lutter avec les mêmes armes belcantistes que sa rivale amoureuse. C’est là sans doute pour la chanteuse une marge de progrès dont on mesure la largeur dans le duo qui l’oppose à Maria Agresta au deuxième acte, le fameux « Mira, O Norma ». Obligée de régler son chant sur celui de sa partenaire, la mezzo-soprano consent à quelques nuances dont on aurait voulu qu’elle fît auparavant un usage plus généreux.
Maria Agresta se range aujourd’hui parmi les meilleures titulaires du rôle de Norma. La placidité, dont on lui a souvent fait procès, appartient au passé. L’héroïsme n’est toujours pas la première des qualités de sa druidesse, ce qui ne signifie pour autant ni un défaut d’engagement, ni une incapacité à vocaliser avec véhémence ou à darder des aigus à pleine voix. L’art de la déclamation et l’absence de certains effets belcantistes – les notes trillées dans « In mio man » indispensables à des oreilles formées à Callas 54 – sont ses véritables talons d’Achille. Le supplément de larmes et de chair que Yannick Boussaert appelait de ses vœux il y a quatre ans est en revanche acquis. L’interprétation s’apparente à une lente montée au bûcher (que Wilson n’a pas jugé bon de représenter), d’un « Casta Diva » en apesanteur sur le souffle à un finale du 2e acte éperonné par un « son io » murmuré, exemple parmi d’autres d’ineffables piani dont Maria Agresta se montre prodigue tout au long de la représentation. Sa connaissance de la production, qu’elle étrenna en 2015, est un autre atout non négligeable. Au contraire de ses partenaires, la soprano italienne maitrise la grammaire wilsonienne sur le bout des doigts, tendus vers le ciel bien sûr. Le metteur en scène texan peut-il les concevoir autrement ?