De Pascal et Chambord, vaudeville représenté la première fois le 2 mars 1839 au Théâtre du Palais-Royal à Mamzelle Moucheron, opérette-bouffe dont la création, posthume, eut lieu le 10 mai 1881 au Théâtre de La Renaissance, la désignation des ouvrages composés par Jacques Offenbach s’apparente à une carte du genre lyrique pas toujours évidente à déchiffrer. « Bouffonnerie musicale », « Chinoiserie musicale », « folie musicale » : le compositeur – et ses librettistes ? – semblent avoir mis autant de fantaisie dans l’étiquetage de leurs œuvres que dans leur écriture. On recense au total une vingtaine de labels pour une centaine de pièces musicales.
Quelle différence entre un opéra-bouffe – La Vie parisienne par exemple – et un opéra-bouffon – Orphée aux enfers –, entre une opérette – Pomme d’Api – et une opérette bouffe ? Et pourquoi La Fille du Tambour-major est-il un opéra-comique quand son sujet et son traitement musical semblent caractéristiques de l’opérette ?
Chahutée par cette nomenclature fantasque, la postérité a, pour simplifier, rangé l’ensemble du catalogue offenbachien dans la case « opérette » et sacré en même temps le compositeur roi du genre, au détriment de Florimond Roger, dit Hervé, qui en est le véritable inventeur. On ne prête qu’aux riches.
Marketing ?
La réalité – plus complexe, on s’en doute – relève du contexte historique et musical de l’époque. Né à Cologne en 1819, débarqué à Paris et admis au Conservatoire en 1833, Jacques Offenbach après avoir tenté en vain d’être joué à l’Opéra Comique, obtient enfin en 1855 une concession à l’emplacement de l’actuel théâtre Marigny pour représenter ses propres ouvrages « de nature à plaire aux intelligences cultivées et à la masse des spectateurs ». Appelé Bouffes-Parisiens, la salle – une cabane – ouvre ses portes le 5 juillet avant de prendre ses quartiers d’hiver non loin du passage Choiseul (le théâtre a été depuis démoli mais a conservé son nom). Afin de protéger les établissements subventionnés, la loi n’autorise alors que des pièces en un acte à quatre personnages maximum. Offenbach doit rivaliser d’ingénuité pour contourner la règle. On peut supposer que l’utilisation de dénomination farfelue est un moyen de surligner la fantaisie et d’attirer l’attention sur ses créations, une forme de marketing avant l’heure. C’est ainsi que Ba-Ta-Clan est qualifié de « Chinoiserie musicale » et Oyayaye ou la Reine des iles est sous-titré « antropophagie musicale », alors qu’à l’évidence les deux œuvres sont de la même veine.
Une fois la loi abrogée, fin 1857, les étiquettes deviennent moins inventives. A quelques exceptions près – « Conversation alsacienne » pour Lischen et Fritzchen – opérette, opéra-bouffe et opéra-comique se partagent le podium. L’alternance de textes parlés et chantés leur sert de dénominateur commun, mais quelles différences existe-t-il entre ces trois genres ? Notre réponse à cette question bénéficie d’un recul dont Offenbach ne disposait pas. Comment alors définir des genres qui, pour deux d’entre eux, étaient en cours de définition ? Quoi d’étonnant à ce que le compositeur use indifféremment de l’une ou de l’autre appellation pour des pièces qui aujourd’hui, avec nos critères, ne nous semblent pas correspondre à la dénomination adoptée.
Opéra-comique ?
Des trois le plus ancien – sa naissance officielle est datée de 1714 –, l’opéra-comique appartient à une époque où l’Académie royale de Musique (appelée à devenir Opéra national de Paris) détenait le privilège des pièces chantées et la Comédie Française des pièces parlées. Inconfortablement installé entre ces deux institutions, le genre prend ses marques durant le 18e siècle pour atteindre son âge d’or sous la monarchie de juillet. D’abord burlesques, les sujets au fil du temps se dramatisent, l’effectif instrumental et choral s’étoffe, l’écriture musicale et vocale se complexifie jusquà produire ce qu’Offenbach appellera des « petits grands opéras ». Au milieu du 19e siècle, l’alternance de parlé et de chanté subsiste mais le label devient faux ami. Il n’y a plus grand chose de comique dans ces opéras-là. Sans attendre Carmen poignardée en direct par Don José en 1875, la Manon d’Auber meurt sur scène en 1856.
Quoi de plus légitime alors pour un compositeur voulant être pris au sérieux d’être représenté Salle Favart, où la troupe de l’Opéra-Comique s’installe définitivement en 1840. Las, avant la création posthume des Contes d’Hoffmann, les trois seuls ouvrage crées in loco – Barkouf, Robinson Crusoé et Fantasio –, se soldent par des échecs. Ce qui n’empêche pas Offenbach d’utiliser souvent le label « opéra-comique » plus à moins à propos, parfois pour des ouvrages dotés d’une ambition supérieure.
Opéra-bouffe ?
L’évolution de l’opéra-comique vers les hautes cimes lyriques laisse le champ libre à des œuvres plus légères et vraiment drôles, en lien avec l’actualité. C’est sur ce terreau que va s’épanouir l’opéra-bouffe dont le nom est la francisation de l’opéra buffa italien. A la dimension burlesque de ce dernier s’ajoute une volonté parodique et satirique. Livret sarcastique, musique plus savante qu’on a bien voulu le dire, suffisamment recherchée en tout cas pour pasticher à s’y méprendre les autres compositeurs (cf. le trio italien de Monsieur Choufleuri restera chez lui). Orphée aux Enfers, La Vie parisienne, La Grande Duchesse de Gesrolstein… : les plus grands succès d’Offenbach se rangent dans cette catégorie. C’est ainsi par exemple que La belle Hélène moque le trio patriotique de Rossini, singe Meyerbeer (« L’homme à la pomme »), tout en brocardant les mœurs de ses contemporains (la vogue naissante des bains de mer, entre autres). Offenbach en fera son fonds de commerce.
Opéra féerie ?
Terme initialement réservé aux opéras bouffes en un seul acte, l’opérette prend ses contours actuels à la chute du Second-Empire. En 1870, la défaite de Napoléon III à Sedan suivie de son abdication sonne la fin des réjouissances. Bien que naturalisé français depuis 1860, Offenbach voit ses origines allemandes reprochées en même temps qu’on accuse le caractère immoral de ses pièces d’avoir précipité la débâcle. Même si le trait d’après certains biographes aurait été appuyé pour qu’aux yeux de la postérité l’art d’Offenbach soit étroitement associé au Second-Empire, le goût musical se détourne de l’opéra bouffe. Offenbach tente de réinventer le genre en proposant des ouvrages à grand spectacle, luxueusement représentés, qu’il dénomme « opéra féerie » (la version révisée d’Orphée aux Enfers en 1874 se range dans cette catégorie). Il y laissera des plumes. Une tournée réussie aux États-Unis, racontée dans Voyage en Amérique, son chef-d’œuvre littéraire – car seul livre qu’il n’ait jamais écrit –, sera nécessaire pour combler le déficit creusé par cette prodigalité scénique.
Opérette ?
Pendant ce temps, une nouvelle génération de compositeurs s’emploie à donner de l’opérette sa définition communément admise aujourd’hui : musique avec moins de prétention mais toujours charmante, troussée avec esprit ; sujet badin, gentiment comique. Le rire ne se veut plus grinçant mais bon enfant, parfois mièvre. A cette tournure fleur-bleue s’ajoute un sentiment patriotique exalté par la récente victoire prussienne. Adaptation républicaine de La Fille du Régiment, La Fille du Tambour-Major avec son tube « Petit Français, gentil Français, viens délivrer notre patrie » s’inscrit dans cette veine nationaliste et sentimentale. Saint-Saens peut lancer sa fameuse boutade « l’opérette est une fille de l’opéra-comique ayant mal tourné, mais les filles qui tournent mal ne sont pas toujours sans agrément. ».
Offenbach, lui, consume ses dernières forces dans un projet d’une autre envergure. Envisagé dès 1874, créé après sa mort en 1881, Les Contes d’Hoffmann est ce succès qui lui permet enfin de conquérir la Salle Favart, bien qu’en un ultime pied-de-nez à une institution qui l’a toujours déprisé, il ait choisi de dénommer son dernier chef d’œuvre non « opéra-comique » mais « opéra fantastique ».