Ajoutez « d’opérette » après n’importe quel nom commun : le déclassement est immédiat. C’est dire ce que l’appellation « chanteur d’opérette » a pu avoir d’infâmant sous la plume de générations de critiques, surtout dans l’après-guerre.
Pourtant, la centaine d’œuvres d’Offenbach ont été prévues pour des salles, des publics et des gosiers bien différents. En ce temps, l’État français continue d’imposer des normes strictes hiérarchisant les types de spectacles et les maisons autorisées à les présenter. Diablement doué, Offenbach fait vite éclater le cadre qu’on lui impose d’abord aux Bouffes-Parisiens en 1855, et porte son talent dans divers théâtres en s’essayant à toutes sortes de créations, de l’opérette la plus modeste à l’opéra-féérie à grand spectacle, en passant par des pages sentimentales et des opéras-comiques pur sucre. Il n’est pas rare que le fécond musicien soit à l’affiche de plusieurs salles en même temps ! En outre, un goût généralisé pour les voix de demi-caractère et les sopranos d’agilité permettent à beaucoup d’artistes de passer d’une salle à l’autre. Offenbach peut donc compter sur un vivier partagé entre l’Opéra, la salle Favart, le théâtre du Palais-Royal, les Bouffes-Parisiens, la Gaîté, les Variétés, les Folies-Dramatiques ou encore les Menus-Plaisirs : du café-concert aux grandes scènes internationales, tout le monde peut amuser, tout le monde peut émouvoir.
Grisantes grisettes
Cet art d’alterner bouffonnerie et mélancolie, Offenbach l’a surtout cultivé avec des rôles féminins forts, en tout cas dans les pages qui sont restées au répertoire. Un nom seul leur reste attaché, celui d’Hortense Schneider (1833-1920).
Cette Bordelaise est des tout débuts des Bouffes-Parisiens dès 1855 dans Le Violoneux, où l’on remarque d’emblée son charme et son élégance. Si le comportement et les prétentions financières de la Schneider expliquent des collaborations en pointillés avec le roi de l’opérette, elle reste la muse des grandes partitions : La Belle Hélène (1864), La Grande-Duchesse de Gérolstein (1867) et La Périchole (1868). La Diva (1869), œuvre bien oubliée, confirme le statut légendaire de la mezzo. Dans cette opérette en guise d’autocélébration, Schneider joue son propre rôle, celui d’une fille d’extraction modeste qui accède aux feux de la rampe. Les rôles de Schneider sont aujourd’hui repris par des mezzos ou des sopranos au grave opulent, mais gare aux interprètes qui jouent trop les grandes dames, ou, à l’inverse, cèdent aux effets appuyés là où le compositeur a flatté le bas registre de son égérie !
Zulma Bouffar et la troupe du Voyage dans la Lune (atelier Nadar)
L’autre inspiratrice d’Offenbach, c’est Zulma Bouffar (1843-1909). Moins connue aujourd’hui que la Schneider, elle fut pourtant une collaboratrice plus régulière. Soprano volubile et personnalité explosive courtisée par toutes les salles, Bouffar reste une douzaine d’années une référence pour Offenbach, avant de prêter son talent à Lecocq ou encore Johann Strauss. Son allure gamine et canaille fait merveille en travesti (Robin-Luron du Roi Carotte, Fragoletto des Brigands, Toto du Château à Toto, Caprice du Voyage dans la Lune, etc.) – mais c’est Gabrielle de La Vie parisienne qui assure sa postérité.
Dans l’ombre de Schneider et Bouffar s’illustrent une myriade de chanteuses. C’est dans un café-concert qu’Offenbach remarque Louise Théo, à qui il confie les créations de Pomme d’Api et La Jolie Parfumeuse. Théo porte ensuite l’art de l’opérette jusqu’à Londres, New York, Mexico et Montréal ! Elle n’est pas la seule à connaître cette trajectoire : Lucille Tostée, charmante en travesti, part en tournée pour répandre le parfum de l’opérette française hors de l’Hexagone. Dans ces tournées l’accompagne Marie Aimée, rivale de Schneider peut-être moins charismatique, mais aussi moins encline aux coups d’éclats : c’est elle qui est choisie comme Fiorella des Brigands. Exemple de carrière diversifiée, Caroline Girard débute au Théâtre-Lyrique de 1853 à 1863, y interprétant notamment Weber et Mozart en français, avant de passer à l’Opéra-Comique en qualité de Dugazon (elle participe à Robinson Crusoé et Vert-Vert), puis diverses maisons comme les Folies-Dramatiques et les Bouffes-Parisiens. Sa fille Juliette Simon-Girard se fait remarquer à 19 ans dans le rôle-titre de Madame Favart (1878) et sa fameuse « ronde égrillarde » (ensuite immortalisée au disque, témoignage ci-dessous) ; mère et fille sont réunies l’année suivante dans La Fille du tambour-major. Toutes ces chanteuses étaient dotées d’une technique suffisamment solide pour affronter des partitions parfois exigeantes en termes de souplesse et d’ambitus.
Fidèles acteurs chanteurs
Certes, des artistes plus acteurs que chanteurs, il y en avait bien, comme Félicia Thierret dans les emplois de « duègne contralto », Hyacinthe ou encore Jules Brasseur (Brésilien de La Vie parisienne), créateurs de comédies de Labiche aussi capables de tenir des parties vocales. Parlant d’Anna Judic, le Figaro évoque « un filet de voix » mais aussi « du chien, du zinc et du chic ».
Au fond, acteurs-chanteurs ou chanteurs-acteurs, qu’importe, et certains noms assurent la continuité d’un catalogue étalé sur plus de vingt ans, par exemple Jean Berthelier et Étienne Pradeau, complices de la première heure dès Les Deux Aveugles (1855). Pradeau est encore du Docteur Ox en 1877 ! Il compte aussi parmi ses créations Le Docteur miracle de Bizet et des œuvres de Labiche et Lecocq. Berthelier est quant à lui un ténor recalé du conservatoire de Paris qui s’est fait repérer au café-concert. Il partage sa carrière entre l’opérette et l’Opéra-Comique où il passe finalement quelques années. On lui doit d’avoir présenté sa maîtresse à Offenbach, une certaine Hortense Schneider…
Le Lillois Aimable Courtecuisse, dit Désiré, prend part à plus de vingt créations d’Offenbach, d’Une demoiselle en loterie (1857) à Boule de neige (1871). Basse bouffe, il crée notamment Mme Madou dans Mesdames de la Halle, Jupiter d’Orphée aux enfers, Monsieur Choufleuri ou une savoureuse parodie de Wagner, « compositeur de l’avenir » dans Le Carnaval des revues. Parmi ses partenaires de prédilection figure Léonce, peut-être moins de voix, mais savoureuse présence ! Offenbach confie à son ténor souple des airs vivaces et des effets précieux, avec de comiques escapades dans l’aigu (airs du caissier dans Les Brigands, d’Aristée dans Orphée aux Enfers ou couplets de la poule ci-dessous).
Enfin, s’il n’a pas aujourd’hui la reconnaissance de sa partenaire Schneider, le belge José Dupuis (1833-1900) a pourtant beaucoup fait pour Offenbach, qui exalte son ténor léger dans La Belle Hélène, Barbe-Bleue, La Périchole, mais aussi Le Pont des soupirs, Les Brigands, Les Braconniers, La boulangère a des écus et Le Docteur Ox. On l’entend aussi dans les œuvres d’Hervé et Lecocq, et même au théâtre.
Fauvettes des faubourgs : Offenbach et la vocalise
La musique française du temps est caractérisée par la virtuosité. Paris s’est entichée de chant orné à l’Opéra-Comique et aux Italiens dès le XVIIIe siècle, avant que Laure Cinti-Damoreau et Julie Dorus-Gras imposent ce style à l’opéra : la roulade est alors de toutes les œuvres et toutes les salles !
Conforme à ce goût, le corpus offenbachien abonde en emplois de « chanteuse légère » (un charmant disque de Jodie Devos en atteste), tenus par exemple par Anna Dartaux (Gustave dans Pomme d’Api), capable de rivaliser avec les traits de Marie Cabel de l’Opéra-Comique, Marie Peschard (Olga dans Boule de neige), Mlle Perrier (Le Fifre enchanté), Mlle Pfotzer (La Chanson de Fortunio) ou encore Noémie Marcus, qui enchante en princesse Fantasia dans Le Voyage dans la Lune.
Lise Tautin (1834-1874) est sans doute la principale fée à vocalises d’Offenbach : elle tient ces emplois aux Bouffes-Parisiens de 1857 à 1862. On l’entend dans Une demoiselle en loterie, Le Mariage aux lanternes, Mesdames de la Halle, La Chatte métamorphosée en femme, Un mari à la porte (et sa délicieuse valse tyrolienne, ci-dessous), Geneviève de Brabant, Le Carnaval des revues, Le Pont des soupirs et Monsieur Choufleuri, où elle parodie le belcanto. C’est dans la désopilante Eurydice d’Orphée aux Enfers qu’elle connaît son plus grand succès.
Dans la cour des grands
Les quatre opéras-comiques composés pour la très respectée salle Favart sont diversement accueillis, notamment en raison de prévention contre le compositeur d’opérettes. Mais ces pages permettent à Offenbach d’écrire pour de grandes voix, où les sopranos légers tiennent le premier rang comme le veut la tradition. Marie Cico fait le lien entre l’opérette et le plus respecté Opéra-Comique. Engagée aux Bouffes-Parisiens fort jeune, elle crée de petits rôles dans Orphée aux Enfers, Geneviève de Brabant ou encore Daphnis et Chloé. Arrivée à maturité, c’est à Favart qu’elle s’affirme à partir de 1861 : elle y crée Lalla-Roukh de Félicien David mais aussi Robinson Crusoé et Vert-Vert d’Offenbach. En 1874, celui-ci l’engage à la Gaîté pour être Eurydice dans la nouvelle version d’Orphée aux Enfers. À Favart encore, Offenbach écrit Maïma de Barkouf (1860) pour Marie Marimon, élève de Cinti-Damoreau et Duprez vite appelée sur les scènes mondiales. La rêveuse Elsbeth de Fantasio (1872) échoit à Margherite Priola, aussi créatrice de Le roi l’a dit (Delibes) et Don César de Bazan (Massenet). Enfin, c’est Adèle Isaac qui crée l’emploi colorature par excellence d’Offenbach, ainsi que tous les rôles féminins de la première posthume des Contes d’Hoffmann en 1881 : Stella, Olympia et Antonia. Cette autre élève de Duprez se produit à Liège, Lyon, l’Opéra-Comique et l’Opéra, et crée Minka dans Le Roi malgré lui de Chabrier en 1885. À l’inverse, Delphine Ugalde, autre colorature d’envergure, passe ses meilleures années à Favart et même à l’Opéra (Léonore du Trouvère ! ) avant de passer dans les salles consacrées au répertoire léger. À son firmament entre la fin des années 1840 et jusqu’à 1860, elle crée des rôles d’Adam (Le Toréador), Halévy et surtout Thomas (Le Caïd, Psychée, etc.). En 1862, elle entre aux Bouffes-Parisiens pour reprendre Orphée aux Enfers et créer Les Bavards. Sa fille Marguerite est le premier Nicklausse.
D’autres voix historiques ont prêté leur talent plus ou moins ponctuellement à Offenbach. Des sœurs Marié, Paola et Irma se cantonnent à l’opérette, mais la mezzo Célestine Galli-Marié est un pilier de Favart, où, entre Mignon et Carmen, elle crée Vendredi (Robinson Crusoé) et Fantasio.
Côté ténors, on peut citer Montaubry (Robinson, Narcisse dans la version opéra-féérie de Geneviève de Brabant) mais surtout le délicat Victor Capoul. Beau demi-caractère à la carrière internationale, il enchante longtemps les scènes parisiennes, du Chalet d’Adam (1861) à Jocelyn de Godard (1888) ; Capoul est l’étoile de Vert-Vert en 1869. Quant au premier Hoffmann, Jean-Alexandre Talazac, il est le ténor de demi-caractère français par excellence, créateur de Lakmé, Manon et Le Roi d’Ys.
Finissons sur Lucien Fugère (1848-1935). Ayant été refusé au conservatoire, ce baryton débute comme chansonnier avant d’entrer aux Bouffes-Parisiens, où il crée notamment La Boîte au lait (1876) et Madame l’archiduc (1874). Son grand talent lui vaut un engagement à l’Opéra-Comique en 1877, dont il reste un pilier jusqu’en 1920 ! Il crée de nombreux rôles pour Gustave Charpentier, Massenet, Chabrier, Messager… Fugère s’illustre à la Gaîté-Lyrique de 1908 à 1929, et chante encore à 85 ans ! Basse chantante venue du café-concert et nourrie à l’opérette, à l’aise dans les « pères nobles » comme dans la comédie la plus désopilante, Fugère illustre l’art pluriel et affranchi du grand Offenbach.
Pour en savoir plus sur les premiers interprètes du Mozart des Champs-Élysées, Dominique Ghesquière a retracé la biographie de vingt-deux figures ou familles notables dans un ouvrage paru chez Symétrie.