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Le répertoire comme miroir de la société

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Actualité
18 octobre 2021
Le répertoire comme miroir de la société

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Le débat sur la portée discriminatoire de la musique classique, et particulièrement de l’opéra est plus délicat aujourd’hui que jamais. Alors que les Etats-Unis entamaient doucement un mouvement de remise en question que #Metoo avait accéléré, voilà que Black Lives Matter agit comme détonateur d’une société déjà mise à rude épreuve par quatre ans de trumpisme et une pandémie mondiale. Les statues tombent, les revendications pleuvent, les initiatives fleurissent. Conséquence inévitable d’un mouvement spontané, les actions vont des remises en question raisonnées d’un passé colonial peu glorieux à un iconoclasme acharné et une cécité historique complète. Déjà volontiers diffusé par la droite conservatrice américaine, le terme de cancel culture est désormais sur toutes les bouches. Bien qu’atténués, les remous de cette onde de choc se font sentir jusqu’en Europe.
Le grand mal de ce débat, c’est qu’il n’en est pas un. L’arbre des activistes radicaux cache la forêt d’une frange progressiste mais plus modérée. Ce sont sans surprise les revendications les plus vindicatives qui sont relayées sur internet, peut-être dans le but de décrédibiliser toute tentative de remise en question. Une poignée d’étudiants anglais signe une pétition peu clairvoyante contre un grand compositeur allemand ? Voilà que cela doit faire l’objet d’une tribune dans un hebdomadaire français de premier plan. Des professeurs d’université songent à ménager une plus grande place aux musiques extra-européennes dans leur programme, quitte à rogner sur l’étude de deux compositeurs on ne peut plus établis ? Les piliers de la civilisation occidentale vacillent face à un tel affront !
Profitons de ce dossier pour analyser la position de l’opéra dans ce débat ou prévaut depuis trop longtemps le dialogue de sourds.


 

Un examen de conscience inévitable et salvateur

Depuis quelques années, les voix qui s’élèvent contre les discriminations banalisées du répertoire se sont multipliées à un tel point que les ignorer serait de mauvaise foi. Soyons donc prêts à entendre et à comprendre ces protestations.

A propos des déboulonnages de statues aux Etats-Unis, l’historienne d’art Anne Lafont rappelait l’importance de mouvements de prise de conscience : « D’autant plus qu’on ne les voit plus, ces statues continuent à travailler notre imaginaire. Elles deviennent d’évidence, elles sont naturalisées. Il y a heureusement un réveil de la part de certains d’entre nous pour faire attention à ce que ces statues peuvent encore vouloir nous dire. […] Ce n’est pas parce qu’on a réussi à s’émanciper d’une idéologie que ces images ne travaillent plus notre imaginaire. Il y a un droit et un devoir à y regarder de plus près. » Si cette assertion ne cible pas directement l’opéra, elle peut tout à fait s’y appliquer : sans que nous y souscrivions ouvertement, certains éléments racistes ou sexistes d’un livret peuvent continuer à agir sur notre compréhension de l’autre. Il n’est pas non plus question de retirer tel ouvrage du répertoire, mais simplement de se poser la question de son écho au XXIème siècle.

Penser que l’opéra resterait imperméable à ce débat, c’est se méprendre sur la force que peuvent exercer les grands changements sociétaux sur le monde des arts. Allons plus loin, et affirmons que l’opéra peut certainement sortir grandi de cet examen de conscience. L’opéra ne gagne pas à voiler d’un silence pudique les malaises et blessures de ses salariés et de son public. S’il veut rester un art vivant, il ne peut ignorer candidement les bouleversements du monde qui l’entoure. Il s’agit donc de réfléchir aux modes d’action possibles pour prendre ce problème à bras le corps.

Le salut dans la suppression ?

Passée l’étape de prise de conscience, on se retrouve face au dilemme de la suppression ou non d’une (partie) d’une œuvre. Est-ce pour autant souhaitable ?

La déprogrammation pure et simple de certains spectacles a parfois été avancée comme élément de réponse. Il est curieux de noter qu’ici encore, cette solution radicale a souvent bénéficié d’un large écho – souvent défavorable –, alors que sur le long terme, très peu d’institutions culturelles ont véritablement éliminé ou retouché des éléments litigieux dans une œuvre. Plus qu’une réalité sociétale, cette cancel culture « à la dure » serait-elle une chimère politique, au même titre que le grand remplacement ou l’islamogauchisme ? Cet article ne saurait traiter la question en détail mais elle mériterait d’être débattue.

L’application à la lettre d’une politique de suppression pose de nombreux problèmes de perspective historique. L’art est inévitablement un reflet des opinions de l’époque. Il y a donc fort à parier que la production artistique européenne des trois derniers siècles est pétrie de racisme et de sexisme ordinaires. « Jusqu’il y a quelques dizaines d’années, on peut dire que l’ensemble de la société, les grands penseurs, les grands écrivains compris, étaient tous misogynes, homophobes. », concède William Marx, professeur de littératures comparées au Collège de France. « À ce compte-là, c’est de tout le passé qu’il faudrait se débarrasser. On comprend bien que c’est absolument inadmissible ». Partant de ce principe, il est impossible pour une institution culturelle de nier en bloc l’existence du répertoire qu’elle se doit de défendre. De même, prétendre que le celui-ci n’a jamais contenu une once de discrimination relève de la malhonnêteté intellectuelle.

De la même manière, la retouche partielle de certains éléments d’un ouvrage (prénoms, brèves répliques, personnages secondaires) ne peut être une solution. En amnistiant une œuvre a posteriori, elle agit de façon plus insidieuse encore sur l’imaginaire collectif, entretenant l’idée fallacieuse d’un répertoire sans tache. De plus, il est peu probable que ces ajustements cosmétiques suffisent à annihiler la véritable nature discriminante de certains ouvrages, où une vision dépassée de l’ailleurs se glisse parfois jusque dans la musique.

Préférer l’ajout au retrait, une première étape

Si la solution du retrait n’est pas satisfaisante, qu’en est-il de l’ajout ? Lorsqu’Anne Lafont appelle à examiner de plus près notre héritage patrimonial, elle ajoute que « le musée peut être une solution à cela ». Replacée dans son contexte et présentée avec un appareil critique, l’œuvre litigieuse serait comme désamorcée de sa charge discriminante (voir à ce sujet l’excellent travail de documentation sur le déboulonnage de statues réalisé par six étudiants de Sciences Po).

Cette recontextualisation, on la connaît déjà sous le nom de trigger warnings et elle semble déjà s’imposer dans le monde du cinéma. Ces brefs encarts sont diffusés avant un film à contenu potentiellement discriminatoire, invitant le spectateur à faire preuve d’esprit critique. C’est aussi la position défendue par l’anthropologue Benoît de l’Estoile, qui, au sujet des fresques ouvertement colonialistes du Palais de la Porte Dorée prônait une décontextualisation, et non un effacement : « Les traces de ce passé font partie de ce que j’appelle les héritages coloniaux. Ce n’est pas une notion uniquement négative, car un héritage, cela peut-être accepté, partagé, mais aussi contesté, débattu entre les héritiers ».

Pour être débattu, cet héritage conflictuel doit cependant être signalé, afin que son influence tacite sur notre façon de voir le monde et notre histoire soit anéantie. « Plutôt que d’enlever des choses à l’espace public, il faudrait plutôt en ajouter, pour montrer une histoire plus complexe que celle qui est donnée à voir » conclut Benoît de l’Estoile.

Ces avertissements trouveront sans grande difficulté leur place à l’opéra, gageons-le. Sont-ils pour autant suffisants ? Leur position à la marge de l’œuvre – sur le programme ou avant le début de la représentation – n’amoindrit-elle pas leur portée ? Si les trigger warnings peuvent être la première étape d’une réappropriation du patrimoine lyrique, il faudra sans doute davantage d’efforts pour faire émerger un répertoire réellement inclusif.

Trois chemins pour un répertoire qui nous ressemble

Afin qu’il ne se cantonne pas à quelques retouches cosmétique, ce mouvement de contextualisation doit être accompagné d’une nouvelle approche de ce qu’est un répertoire.

Fait récent dans l’histoire de l’opéra : nous jouons essentiellement des œuvres écrites il y a plus d’un siècle. Rien que par cette distance temporelle, le risque pour une œuvre d’avoir « mal vieilli » est déjà substantiel. Ajoutons à cela une histoire et une théorie de la musique essentiellement forgées de la fin du XIXème au milieu du XXème siècles (parfois même dans le but de correspondre à certaines visions sociétales voire politiques), et la probabilité pour certaines personnes de se sentir exclues du monde de l’opéra s’accroît d’autant plus. Il n’est pas question de dire que Mozart est foncièrement antipathique, mais plutôt de montrer comment le décalage entre le répertoire lyrique et notre société a pu s’opérer. Est-ce l’une des raisons de la désertion du monde lyrique par les jeunes ? Ceci est un autre article.

Pour une culture de l’accumulation

Interrogé sur le danger potentiel de la cancel culture, William Marx proposait une « culture de la multiplication, de l’approfondissement ». Plutôt que d’amputer notre répertoire (qui le fait déjà très bien tout seul), élargissons-en la définition et incluons-y des figures nouvelles.
« Je crois beaucoup plus important non pas de supprimer, des éléments, des items, de la mémoire culturelle, mais au contraire plutôt d’en ajouter d’autres, de multiplier les mémoires correspondant aux différentes sensibilités, aux différentes communautés » poursuit le professeur, citant les noms de Toussaint Louverture ou de Marcelline Desbordes-Valmore. On peut se réjouir que la musique classique aborde doucement cette redécouverte d’un passé plus divers qu’on ne le pensait, tant du côté des compositeurs et compositrices, que des interprètes.

Pour une culture du malentendu

Nous avons pointé l’inévitable vieillissement auquel est soumis une œuvre musicale : son écho au XIXème et au XIXème siècles ne peut pas être le même. Profitons de ce décalage, et cultivons le malentendu. William Marx parle de « lecture allégorique du passé », prenant pour exemple Basile de Césarée, et sa réinterprétation du monde greco-romain à l’aune d’un christianisme naissant. Sans remonter aussi loin, prenons exemple sur le médiéviste Alexandre Lenoir, qui, ayant compris l’importance patrimoniale des tombes royales de Saint Denis, fit tout son possible pour les protéger de la fureur iconoclaste post-révolutionnaire. Ces figures sont deux invitations à regarder notre passé avec distance et apaisement, et à faire preuve d’esprit critique et de clairvoyance dans notre compréhension d’imaginaires préexistants.
Un livret nous apparaît au mieux suranné, au pire franchement délicat aujourd’hui ? Soyons plus intelligents, et profitons de la musique comme art de l’interprétation pour en prendre le contrepied. Cosi fan tutte saura certainement être la revanche des femmes, et Aida un opéra émancipé de tout regard colonialiste.

Pour une culture de création

Hasard amer de calendrier, ce doux bouleversement coïncide avec une pandémie mondiale qui met à l’arrêt la quasi-totalité du monde culturel. Il y a fort a parier que – pour les structures qui survivront – la reprise n’en sera que plus florissante. Les contraintes sociologiques des derniers siècles font que les compositeurs du canon sont aujourd’hui des hommes blancs et souvent hétérosexuels. L’industrie culturelle profitera-t-elle de l’appel d’air culturel qui nous attend pour créer ces fameux role models indispensables à l’émergence de figures issues de la diversité ? Si les compositrices d’opéra sont encore immensément minoritaires, et que les commandes passées à des compositeurs de couleur sont encore plus dérisoires, la tendance ne demande qu’à être inversée.

Dans un excellent article paru dans la Neue Musikzeitung, le compositeur français Fabien Lévy rappelle que le soutien à la création et aux autres disciplines reléguées en marge du canon classique et des institutions qui le défendent devrait être une mission de service public : « En tant qu’électrices et contribuables, il nous paraît normal qu’une institution publique d’enseignement supérieur, qu’elle soit artistique, scientifique et même pratique, se doive de penser et d’interroger son domaine autant que de transmettre des théories et des pratiques d’une génération à l’autre. » De la même façon qu’on attend une remise en question permanente, une éthique du doute cartésien de la part d’un centre de recherche en université ou d’un laboratoire, les institution culturelles se doivent de déroger aux poncifs de programmation, et de défendre les pratiques culturelles qui ne s’imposeraient pas immédiatement. Il y a fort à parier que c’est en partie dans ce renouvellement tant attendu du patrimoine lyrique que l’opéra trouvera son avenir. Créons ce répertoire qui doit nous ressembler, et chacun s’y retrouvera assurément.

 

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