Pourquoi une bonne partie du public qui choisit d’aller à l’opéra est-elle aux abonnés absents dès qu’un titre sort du répertoire familier ? L’interrogation est de rigueur, car ces désertions ont leur poids à l’heure des bilans et des prises de décision. Pourtant Ariadne auf Naxos dans sa version de Vienne sera bientôt centenaire…Sans nous perdre en conjectures, revenons à l’essentiel pour cette reprise, la pertinence d’une lecture théâtrale et musicale sans complaisance.
La mise en scène de Mireille Larroche avance sans se laisser jamais détourner des données de base : l’œuvre n’est pas un opéra qui prétend faire date, mais le manifeste artistique de deux créateurs dans leur époque, un manifeste réaliste puisqu’il tient compte des contingences dont même le plus idéaliste des artistes ne peut faire fi sans se condamner au silence. Cent ans après, il n’a rien perdu ni de son actualité ni de son rayonnement parce qu’ Hofmannsthal et Strauss proposent des réponses essentielles. En ce sens le choix par Mireille Larroche de demander à Nicolas de Lajartre des décors qui reproduisent la villa Noailles de Hyères, bien qu’anachronique, est plus pertinent qu’il n’y paraît à première vue. Etait-il cependant souhaitable de pousser la reconstitution jusqu’au béton épars dans le gazon, qui complique les déplacements des interprètes ? Sans doute le choix d’un lambeau de rideau rouge pour représenter la grotte semble-t-il peu judicieux alors que l’espace vacant sous la galerie vitrée s’y prêtait largement. Mais au-delà de ces réserves on admire dans le prologue l’habileté à peupler l’espace dans un décor somme toute contraignant. Les costumes de Danièle Barraud s’y insèrent comme naturellement, tout droits sortis des écoles décoratives et picturales du début du XXe siècle, et les lumières de Jean-Yves Courcoux, après avoir signalé l’apparition de Bacchus conformément aux codes prévus pour les divinités, mettront le point d’orgue au réalisme temporel en faisant éclater dans les lointains le feu d’artifice prévu au programme des réjouissances.
La partition de Richard Strauss exige beaucoup des musiciens. En effectif réduit aux dimensions d’un orchestre mozartien ils doivent faire preuve du mordant et de la souplesse d’un orchestre de chambre tout en étant susceptibles d’une intensité sonore d’orchestre symphonique. Peu familiers de l’œuvre, les instrumentistes de l’Opéra de Toulon déconcertent, au début du prologue, par un manque de clarté et de rondeur. On s’interroge, car Rani Calderon, dont les Weber de Toulouse sont de précieux souvenirs, semble lui-même peiner à entrer dans la danse, tant le rythme semble lourdaud. Et puis, est-ce le trac qui disparaît, tout s’arrange, s’allège, se précise, et si la sensualité sonore ne sera pas aussi capiteuse qu’on l’aimerait – les enregistrements gâtent un peu la réception en direct – l’enjouement, l’expressivité, le dosage des contrastes ne décevront pas les attentes, même après le long entracte séparant désormais le prologue du « monstre » voulu par le mécène. A noter le bel équilibre entre la fosse et le plateau. Celui-ci mêle des comédiens et des chanteurs, ces derniers souvent de la première jeunesse. Cela donne un surcroit de réalisme que de voir ces jeunes professionnels du spectacle interpréter des rôles de jeunes professionnels du spectacle qui courent le cachet.
Globalement la distribution est une réussite. Dans le rôle parlé du majordome, Martin Turba impose la voix de son maître sans la morgue ou la componction traditionnelles. Les trois nymphes devraient veiller, si l’émotion les perturbe, à ne pas chercher à briller à titre individuel. Conseil inutile pour les acolytes de Zerbinette, qui jouent collectif. Parmi eux se détachent Cyrille Dubois, maître de ballet finement caricatural et Brighella bougonnant, et Charles Rice, maître de musique blasé et Arlequin très expressif. En Scaramouche Loïc Félix semble sous-employé. La perplexité née de voir le rôle du compositeur échoir à une soprano disparaît à l’écoute de la voix très longue de Christina Carvin, manifestement à l’aise, et de surcroit dotée d’un physique délié et gracieux qui en fait un compositeur tout juste sorti de l’adolescence, exactement tel que le souhaitait Richard Strauss. Rien d’étonnant si la sensible Zerbinette succombe à son charme ! Julia Novikova, dont la perruque à la Lulu de Pabst annonce la liberté qu’assume le personnage, démontre quant à elle une sûreté scénique qui va de pair avec sa maîtrise vocale. La voix est corsée et néanmoins capable de toute la voltige accumulée en handicap ; la sensibilité et l’intelligence de la chanteuse rendent à ces acrobaties leur valeur expressive multiple, confidence intime du personnage et témoignage sur la sensualité féminine. On est d’autant plus gêné, face à ce brio scénique, du manque de prestance et de la gaucherie – surtout en regard des interprètes des masques italiens – du ténor Kor-Jan Dusseljee, qui chante Bacchus. Etait-il si difficile d’aménager son costume pour lui donner une allure physique plus conforme au cliché de la divinité, puisque son arrivée est accompagnée de signes éclatants ? Même si la vaillance et l’éclat de la voix sont indéniables ils ne sont pas à même de faire oublier l’incarnation. En revanche, Jennifer Check y réussit ; cette jeune Américaine n’a pas la taille mannequin et le maquillage la fait sembler largement plus âgée qu’elle ne l’est. Mais après avoir laissé perplexe par un début sans relief, elle commence à ouvrir les vannes et progressivement subjugue par une ampleur superbement maîtrisée qui comble. Peut-être l’interprétation scénique est-elle à mûrir, car Ariane devrait avoir les yeux clos, au début, sur le monde auquel elle se refuse…A moins que ce ne soit un choix de Mireille Laroche, qui refuse de réduire l’œuvre au lyrisme du duo Ariane et Bacchus et retrouve, en lui conservant son caractère d’impromptu, le projet initial destiné à rendre hommage à Molière. Ariadne auf Naxos ou L’impromptu de Hyères ?