Que diriez-vous d’un plongeon dans les mers opaques et presqu’inhabitées des opéras centenaires passés à la trappe cette année 2015 ? Parmi les oeuvres d’envergure trônant dans la liste – non exhaustive ! – cinq « oubliés » sont à redécouvrir sans tarder (sans compter les opéras « mineurs », incomplets ou perdus, la pléthore des genres ou l’effervescence des opérettes de la Belle Epoque). Qui sont-ils ? Faut-il vraiment attendre 2115 pour les voir remonter à la surface ? Ou seront-ils parmi les nouvelles re-découvertes de demain ?
Il Tigrane
Créé en 1715, Il Tigrane est un « mélodrame héroïque » c’est-à-dire, un drame au dénouement « heureux ». Cette année-là, Scarlatti se voit octroyer le titre de chevalier par le Pape Clément XI. La trame s’inspire de l’histoire antique de Ciro, empereur de Perse. Tentant à tout prix de s’emparer du royaume de Tomiri, reine de Massagètes, Ciro avait tué le premier fils de la reine et kidnappé le second en bas âge, Tigrane, afin de l’éduquer et l’élever au rang de Prince d’Arménie. La vengeance de Tomiri fut terrible et se termina dans un bain de sang, celui de Ciro assasiné grâce au soutien de Dorapse et Policare. Le décor est planté, l’opéra peut enfin commencer : Tomiri est troublée par Tigrane, son allié qu’elle désire comme époux ignorant qu’il s’agit de son fils. La tension entre les personnages se tisse autour de Tigrane, l’amour secret de Meroe, fille de Ciro. Introduite incognito au palais de la reine afin retrouver Tigrane, Meroe découvre la tête de son père et décide de se venger. Afin de mettre en scène la rivalité entre Tomiri et Meroe, Lalli se sert des personnages secondaires que sont Dorapse et Policare.
Pour son « opéra le plus célèbre », Scarlatti tente de tirer toute la force du triangle amoureux grâce à une structure rigoureusement tripartite : 3 actes, 3 sections instrumentales comprenant une sinfonia d’ouverture à l’italienne (elle-même tripartite) suivie d’une marche et d’un ballet, 3 scènes comiques détachées de l’action principale et dévouées à la commedia dell’arte, etc. Si la forme est travaillée à souhait, l’unité dramatique en pâtit.Tigrane se savoure bien davantage comme une vertigineuse fresque d’arias luxuriantes.
L’incontournable dyade recitativo–aria incluant comme de coutume la sortie triomphale du soliste, signe le succès de Tigrane. Les arias y sont presque toutes da capo (tripartites). Musicalement, elles forment une palette incontrôlable de coloratures dessinées sur des mélodies mélismatiques disjointes et à large tessiture (donc très amples). Les vocalises aux gammes ascendantes sont particulièrement marquées lors des sentiments douloureux. Il faut dire que Scarlatti a le chic d’innover avec un orchestre fourni et varié qu’il greffe tout aussi bien à ses arias qu’à ses récitatifs (recitativo stromenti) : « Al girar d’un suo bel guardo » avec viole d‘amour et violoncelle solo (I, 3), « Ma qual cor se io già te ‘l diede » avec luth et violoncelle (II, 12) ; « Taci onor più non t’ascolto » avec luth et violon solo (II, 4), etc. Cerise sur le gâteau, Scarlatti offre à Tigrane des tonalités typiquement dramatiques (la min. « conflictuel », sol maj. « serein », fa min. « chagriné ») directement issues de la théorie des passions. Qu’on se le dise, ll Tigrane est une véritable parfumerie de sentiments baroques née au coeur de la Scuola napoletana, à visiter sans tarder.
Fredegunda
Opéra historique sur un livret bilingue (allemand-italien), Fredegunda met en scène la reine Frédégonde, épouse de Childéric Ier, roi de Neustrie au VIe siècle. L’intrigue s’inspire d’un fait historique. Pour contrer le mariage de son frère Sigebert d‘Austrasie avec la très noble Brunehaut et assurer sa supériorité en pleine Guerre des Francs, Childéric – en concubinage avec Frédégonde – avait épousé la sœur aînée de Brunehaut, Galswynthe. Peu de temps après le mariage, celle-ci fut retrouvée étranglée dans son lit. A qui profite le crime ?
Si la trame de l’opéra se fonde sur la raison d’état, le livret, lui, fait fi de la mort de Galswynthe et de la cruauté de Frédégonde, focalisant toute la trame sur la lutte frénétique pour le pouvoir. Pour illustrer le côté sombre de Frédégonde, Silvani la dote de pouvoirs de sorcellerie la mettant ainsi au ban de la société. En 1715, l’opéra historique avait la cote mais il faut reconnaître que les rois Francs et le contexte des guerres médiévales devaient sembler plutôt « exotique » au milieu des indénombrables personnalités de l’Antiquité gréco-romaine. Néanmoins, les contemporains de Keiser y virent clairement une critique de l’ambition vénitienne d’alors grâce à l’unité dramatique, au « style vigoureux et précis », à la clarté de l’action et à « l’agitation des caractères par l’usage de jeux de mots uniquement dans le but de se conformer aux attentes des gens du peuple » . Le lieu de création s’y prêtait à merveille : le Gänsemarkt d’Hambourg était l’un des opéras « municipaux » ou « populaires » parmi les plus en vue de l’Allemagne d’alors où musiciens, compositeurs, poètes, public (fortuné), tous s’impliquaient dans la formation et la continuité culturelle de l’entreprise.
Maintes fois représentée dès sa création avant même que les secondes représentations ne deviennent la norme à Hambourg, Fredegunda fut un véritable succès. La force dramaturgique de la musique de Keiser y est remarquable et, sans aucun doute, la pierre angulaire de l’opéra allemand « à l’italienne » (fondement de l’opéra mozartien) : duo féérique (« Sanfte Lüfte, kühle Düfte », IV, 1) faisant voguer aisément la ligne mélodique et le timbre des voix vers les cordes sans ébranler la fluidité ni même la grâce de la prosodie. La diversité des arias est explosive : arioso, aria di paragone, aria da capo, aria agitato, etc. D’après Johann Scheibe, la musique de Keiser avait cela de particulier qu’elle était galante, naturelle et expressive et pouvait afficher toutes les passions auxquelles s’abandonne le plus souvent le cœur. De son temps, Keiser était reconnu par ses pairs comme compositeur de chefs-d’œuvre ayant cette rare qualité de ne pas se répéter (la répétition faisait partie intégrante des techniques et des styles d’écriture au XVIIIe s.). Pour les amateurs d’intermusicalité, une série de pépites seront au rendez-vous : ne reconnait-on pas le frétillement amoureux du Papageno de Mozart dans l’aria d’Hermenegild : « Eine stolze Hand zu küssen » (I, 5) ?
Clotilde
Tel Spontini, Carlo Coccia fait partie de cette génération de compositeurs d’opéra nés dans la Napoli francesizzante et issus de la grande lignée de la Scuola napoletana (de Provenzale à Cimarosa). Entre 1806 et 1808, Coccia est nommé – grâce à son professeur, Giovanni Paisiello – maestro accompagnatore al pianoforte del re Giuseppe Bonaparte et débute sa carrière théâtrale avec une série de farces. En 1815, ses semiserie ont déjà parcouru quelques lieux influents (Florence, Bologne, Ferrara et Venise). Clotilde est une commande destinée à la Sérénissime. Saluée en Italie, la représentation à Paris quelques années après sa création fut plutôt froidement accueillie.
Sur la route la menant au mariage avec le comte Emeric qu’elle n’a jamais rencontré, Clotilde est enlevée par son guide, Silvado l’écuyer du comte. Celui-ci remplace Clotilde par sa soeur, Isabella. Prisonnière de Tartuffe, Clotilde parvient à s’échapper. Déguisée en paysanne, elle rejoint l’auberge du village où elle rencontre Jacopone et Emeric. Clotilde défie alors Isabelle d’ouvrir le médaillon qu’elle a offert à Emeric ; ainsi la duperie est déjouée.
L’efficacité du sujet théâtral, Coccia la doit à Caigniez. Les lieux et les décors du livret sont révélateurs du Sturm und Drang : nature ombrageuse et hirsute, ruines d’un ancien château, paysage campagnard à perte de vue. Le livret de Rossi concentre les interrelations des drammatis personnae aux endroits les plus stratégiques en musique. Musicalement, Clotilde – articulée en deux actes – s’ouvre sur une symphonie. Elle est sculptée sur une alternance de récitatifs a secco selon les goûts d’alors, avec une séries de « numéros » : aria solistica dans chaque acte (voir même con pertichina, dans l’acte 2) chœur, duos et airs avec chœur, quintetto finale, tutti, etc. Les chœurs de Clotilde subjuguent le public d’alors à tel point que l’opéra tout entier sera rebaptisé « l’opera de’ cori ». En effet, les chœurs de Clotilde nouent et intensifient considérablement l’essence même de l’action dramatique sans se contenter de gloser la trame (même si le danger d’un certain « statisme » reste formel). Clotilde est habillée de tonalités harmoniques solides sans hardiesse particulière, alternant la cinétique des mouvements narratifs. Outre son brillant Larghetto, cet opéra a un petit côté rossinien : la partition évolue de manière sereine, la musique dépeint le caractère des personnages et les scènes finales rassemblent l’ensemble des protagonistes.
Torvaldo e Dorliska
Opéra semiseria, Torvaldo e Dorliska est l’un des opéras du jeune Rossini. Perçu comme genre autonome dès la fin du XVIIIe siècle, l’opéra semiseria fait flirter le comique avec le sérieux narguant allègrement la frontière « classique » entre les deux genres. Chez Rossini, Torvaldo e Dorliska de même que La Gazza ladra (1817) incarnent tous deux ce que l’on appelle – depuis le début du XXe siècle – des « opéras de sauvetage », variété d’opéras nés durant les décennies de l’Europe révolutionnaire, ballotant le Risorgimento du comique au sublime, du familier au pathétique. La présence des rôles bouffes marque la fibre comique et caractéristique du mélodrame rossinien : c’est le début du tandem Rossini-Sterbini en route vers le Barbier de Séville. Dans Torvaldo e Dorliska, les motivations politiques font écho à la persécution d’Armand et Constance dans Les deux journées de Cherubini ou de Leonore et Florestan dans Fidelio de Beethoven (1814) : la tyrannie infâme et gargantuesque du maître envers ses domestiques jaillit clairement du drame bourgeois (déjà popularisé par Diderot en France, Lessing en Allemagne et Valdastri en Italie). D’un point du vue dramatique, pour Stendhal : « … Le tyran, dans l’opéra de Dorliska, lequel a la niaiserie uniforme et visant au sublime du style, (…) me semble une traduction de quelques mélodrame du boulevard, le tyran chante un superbe agitato : c’est un des plus beaux airs que l’on puisse choisir pour une voix de basse (…) ». Globalement, la critique de Stendhal ne fut pas des plus élogieuses. Quant à l’opéra, il réussit pourtant à rester au répertoire une dizaine d’années après sa création dans de nombreuses villes européennes avant de sombrer. Aujourd’hui, il n’est guère invité sur les planches malgré son honorable retour au Festival de Pesaro en 2006.
« Rossini écrivit Torvaldo pour les deux premières basses d’Italie, Galli et Remorini (…) il eut pour ténor Domenico Donzelli, alors excellent, et surtout plein de feu. Il y a un cri de passion dans le grand air de Dorliska « Ah ! Torvaldo ! Dove sei ? » qui, lorsqu’il est chanté avec hardiesse et abandon, produit toujours beaucoup d’effet. Le reste de cet air, un terzetto entre le tyran, l’amant et un portier « Ah qual raggio di speranza ! » (…) C’est comme un mauvais roman de Walter Scott, le rival du maestro de Pesaro en célébrité européenne… Ce qui distingue le grand maître, c’est la hardiesse du trait, la négligence des détails, le grandiose de la touche ; il sait économiser l’attention pour la lancer tout entière sur ce qui est important. Walter Scott répète le même mot trois fois dans une phrase, comme Rossini le même trait de mélodie, exécutée successivement par la clarinette, le violon et le hautbois »
Extrait de Vie de Rossini (Stendhal).
Mona Lisa
La Mona Lisa de Max von Schillings se déroule en deux tableaux imbriqués sur l’énigmatique sourire de la Mona Lisa de Leonardo Da Vinci. Le premier tableau se déroule à l’époque du compositeur : c’est le récit de Mona Lisa raconté par le clerc convers aux deux amants. Dès la levée de rideau, le triangle amoureux à venir est déjà tout tracé par le choix des voix soprano – ténor – baryton. Prologue et épilogue, ce premier tableau sert en réalité de cadre au second tableau, central, propre à l’action principale : dans ce deuxième tableau, nous sommes en 1492, à Florence, au milieu d’un mariage malheureux – celui de Francesco de Giocondo et de Mona Fiordalisa – menant à une fin tragique pour chacun des protagonistes.
La jeune femme du prologue ressemble étrangement à Mona Lisa : elle est nettement plus jeune que son mari, a horreur des perles qu’il l’oblige de porter ; elle arbore un bouquet d’iris, tout comme Mona Lisa. L’écriture musicale est le meilleur miroir entre les deux tableaux. Comme bon nombre de drame, le thème d’entrée de Mona Lisa domine, dès le prologue, là où la tension entre les protagonistes « dérange ». Peu après sa création, Mona Lisa fut censurée à Munich en raison notamment du sadisme de Francesco crûment affiché à divers niveaux : désir inassouvi et incontrôlable virant à la complaisance dans la souffrance amoureuse, insensibilité lors de l’étouffement de Giovanni, son rival, dans le coffre à bijoux, etc. Néanmoins, malgré cet interdit (relativement banalisé en raison de son usage excessif tout au long du XIXe siècle), Mona Lisa a son succès : c’est elle qui assura au compositeur sa renommée internationale.
Délibérement ancré dans un post-romantisme wagnéro-straussien, Mona Lisa s’exprime en langage harmonique foisonnant de dissonances qui se complaisent dans les limites de la tonalité sans jamais les franchir. Schillings montre une certaine attraction pour la nature psychologique « thématique ». De plus, dans chaque tableau, il fait valoir l’éternel « troisième personnage dérangeant » (la femme fatale et le clerc) comme moteur de l’action dramatique. En 1915, l’on peut considérer que Mona Lisa est une œuvre « tardive » dont le succès n’a cessé de décliner face aux innovations de Schönberg et de Berg, la mettant au ban de la création d’avant-garde en raison de son caractère tonal prédominant.
1615
Il ballo delle Zigane de Francesco Caccini (perdu) ; etc.
1715
Il Tigrane d’Alessandro Scarlatti ; Ambletto de Domenico Scarlatti ; Orfeo e euridice de Johann Josef Fux ; Fredegunda de Reinhard Keiser ; Il Policare de Antonio Lotti ; Amadigi di Gaule de Georg Friedrich Haendel ; Théonoé de Joseph-François Salomon ; etc.
1815
Elisabetta, regina d’Inghilterra de Gioacchino Rossini ; Torvaldo e Dorliska de Gioacchino Rossini ; Ivan Susanin de Catterino Cavos ; Clotilde de Coccia ; Faust leben unf Thaten de Josef Straus ; Goethe’s Faust d’Antoni Henryk Radziwill ; Faust Leben, Thaten und Hollenfahrt de Johann Georg Lickl ; Harry the King de Bishop ; Hariadan Barberousse de Fraenzl ; etc.
1915
Mona Lisa de Max von Schillings ; Les cadeaux de Noël de Xavier Leroux ; Madame Sans-Gêne de Umberto Giordano ; Le chat botté de Cesar Cui ; Seyfal mulk de Mashadi Jamil Amirov ; etc.