Avec un an de retard, cet Orfeo ed Euridice voit enfin le jour sur la scène de l’Opéra Comédie. S’agit-il d’un phénomène d’imprégnation ? Ou d’osmose ? Si l’on ne savait pas que la mise en scène est signée Chiara Muti on l’aurait attribuée sans hésiter à Jean-Paul Scarpitta, dont nul ne peut ignorer qu’il est un intime de la famille Muti. La proposition de la fille du chef d’orchestre rassemble en effet, comme un catalogue, les procédés et les maniérismes où les mises en scène du directeur de l’Opéra de Montpellier s’enferment depuis maintenant plusieurs années. Beaucoup de noir, de la fumée en abondance, des costumes mêlant les époques et les styles, des paniers, de la mousseline drapée, des allusions picturales – dont certaines frôlent l’esprit d’escalier – un couple d’enfants, une pluie de paillettes pour accompagner le final et bien sûr le même diktat de la sveltesse obligée, qui ravale le chœur dans la fosse au profit d’une douzaine de danseurs des deux sexes. Certes, tout est suprêmement élégant, mais n’en déplaise à Chiara Muti, cela nous donne une impression de déjà-vu. Pour une création l’impression est plutôt fâcheuse !
Côté décors, signés Ezio Antonelli, l’espace est délimité par une armature métallique qui s’enfonce à angle droit en fond de scène. Elle élève un portique à arcades régulières de belles proportions fermées par des panneaux de verre ( ?) derrière lesquels court une galerie assez vaste pour qu’on y passe ou qu’on y emprunte un escalier mobile. Le sommet disparaît sous une végétation indéfinissable dont les retombées fanées participent à l’atmosphère funèbre. C’est noble et suggestif, tout comme le meuble central, aussi bien lit de repos que pierre tombale. Dommage que l’escalier soit utilisé, à la fin, comme pour une parade de revue de music-hall. Les lumières de John Torres sont particulièrement réussies et créent des atmosphères et des impressions propres à soutenir les étapes du drame, tout en mettant en valeur les costumes d’Alessandro Lai, qui semblent illustrer la mode féminine du XVIIIe siècle à la Belle Epoque et jouent savamment de matières diverses pour les costumes masculins. Moins séduisante, la chorégraphie de Micha van Hoecke ne convainc pas toujours de sa nécessité, peut-être parce que devant se caler sur les partis pris de la mise en scène avant d’épouser les injonctions du rythme. C’est d’autant plus regrettable que le chorégraphe semble vouloir au premier acte et au début du second fondre la danse dans la dramaturgie. Par la suite, on retombe dans le décoratif.
Le rythme, parlons-en. Un des motifs du succès de l’œuvre à sa création réside dans le talent que manifeste Gluck pour traiter un sujet dramatique propice à d’abondants développements pathétiques avec une sobriété qui, en regard de la rhétorique antérieure, confine à la concision. Ses auditeurs éprouvent alors le sentiment de retrouver, après des décennies où il avait été étouffé sous des formes sclérosées, un allant naturel qui naît de l’équilibre subtil entre portés nobles et déliés aériens, ceux-là mêmes qui dans la version française allaient provoquer la créativité de Noverre Est-il nécessaire de préciser que les partis pris de la mise en scène, traitant l’œuvre en cérémonie plus qu’en action dramatique, avec ces tableaux reconstituant des Pietà autour d’Orfeo Christ, pèsent de tout leur poids sur l’exécution musicale ? La staticité imposée à Orfeo alors que le texte indique qu’il est en mouvement révèle l’arbitraire d’un travail qui ne se soumet pas à l’œuvre. Dès lors le rendu de l’orchestre perd la légèreté et le dynamisme qui font tout le prix de la partition. Non que les musiciens ne s’impliquent : mais comme Balazs Kocsar ils subissent les choix imposés. Le spectateur, lui, s’interroge sur leur bien-fondé. Version de 1762 ? Soit ! Mais où sont les instruments d’époque ? Car cette exécution sur instruments actuels et au diapason actuel (442) sonne, quel que soit le talent des instrumentistes pour alléger au maximum, plus « Berlioz » que Gluck original. Et si par malheur on a dans l’oreille des enregistrements réalisés avec les instruments prescrits en 1762, non seulement on ne les entend pas (chalumeau) mais encore on entend des instruments (clarinettes) utilisés dans la version de Paris(1774). De quoi douter de la cohérence des propositions musicales et se demander quelle version on a en définitive entendue, puisque le ballet des Ombres heureuses avait été rajouté pour Paris… (C’est l’occasion de regretter que le programme, comme dans d’autres théâtres, ne mentionne pas l’édition utilisée.)
En l’absence officielle de castrats, la direction artistique a choisi pour le rôle d’Orfeo une femme. Soit. Qui ne se souvient des enregistrements de Kathleen Ferrier ? Mais de défection en défection c’est Delphine Galou qui vient sauver la production. On avait admiré son Bradamante à Lausanne, on admire sa musicalité et l’intelligence avec laquelle elle s’est insérée dans la production. Mais est-elle le vrai contralto annoncé dans sa biographie ? Son identité vocale n’est-elle pas plus proche du mezzo ? Avec un diapason à 415, ses graves seraient-ils aussi faciles ? L’incarnation d’Eleonora Buratto en Euridice est théâtralement parfaite, le personnage est buté à souhait, manifestement incapable de comprendre celui qui a risqué sa vie pour la retrouver, c’est au nom de cet emportement qu’on excusera quelques duretés dans l’extrême aigu à pleine voix. Christina Gansc, enfin, s’acquitte avec désinvolture du rôle d’Amour ; on peut penser que certaines mimiques moqueuses peu en accord avec le rôle – ici l’Amour n’est pas un trublion cynique qui se joue des hommes – lui ont été imposées, comme la longue pantomime initiale, qui distrait de la musique sans nécessité. Les chœurs, invisibles dans la fosse, n’en ont pas moins été présents à souhait.
Aux saluts, Jean-Paul Scarpitta bombarde de roses blanches presque tout le monde. Chiara Muti semble ravie. On aurait aimé l’être.