Il semblerait que Paris souhaite célébrer Robert Carsen puisqu’après un Beggar’s Opera aux Bouffes du Nord ce printemps, deux autres salles présentent son travail au même moment : La Comédie Française propose La Tempête de Shakespeare tandis que le Théâtre des Champs Elysée nous convie à l’Orfeo ed Euridice de Gluck.
Carsen, Jaroussky, Petibon… Avec une telle affiche l’attente était forte, peut-être trop. Cette mise en scène de 2011 pour la Canadian Opera Company, si elle flatte l’oeil – et partant, sert l’écoute – n’en n’a pas moins quelques failles qui déçoivent de la part d’un créateur de l’envergure du metteur en scène canadien. Ce dernier nous installe sur une terre aride et désolée, dont les protagonistes vêtus de noir évoquent l’Europe méridionale et rurale des années 50. Euridice y est portée en terre dans un linceuil et Orfeo s’effondre sur la tombe qu’Amour rouvrira pour lui permettre d’accéder aux Enfers. L’apparition d’Amour réchauffe les lumières sépulcrales et nuance ainsi l’harmonie en gris et noir du début de l’oeuvre. Toutes ces images, à défaut d’être originales, sont éminemment esthétiques et fonctionnent. Elles fonctionneraient mieux, à vrai dire, si le cyclo de fond de scène était correctement tendu et ne rompait pas constamment le charme des lumières.
Les spectateurs d’opéra avalent suffisamment de couleuvres ces derniers temps en terme de transposition et d’outrances pour ne pas se laisser perturber par des omissions comme l’absence du Styx pourtant clairement évoqué dans le livret. En revanche, alors que Robert Carsen se dit toujours très sensible au sous-texte des pièces qu’il porte à la scène, ici, il se contente trop souvent d’une simple illustration du propos, créant un écrin séduisant pour le chant mais ne l’enrichissant d’aucune métaphore intime clairement identifiable. Certes, il fait d’Amour un double d’Euridice, mais un tel effet de miroir ne relève-t-il pas de l’évidence ? Cette faiblesse rejaillit également sur la direction d’acteur ; là encore, une force habituellement dans le travail du metteur en scène. Le veuf éploré qu’incarne Philippe Jaroussky porte seul une grande part du spectacle. Or, il peine à nous émouvoir dans le premier acte parce que piégé dans les stéréotypes du genre. Le voilà qui se jette sur la tombe, veut mourir… Mais tout cela paraît très extérieur en dépit de l’engagement vocal et de l’art d’un soliste maitrisant parfaitement le rôle qu’il porte au disque cette semaine dans sa version napolitaine. Le contre-ténor semble de plus en plus habité par le rôle au fil de la soirée et emporte l’adhésion la plus totale lorsqu’il se laisse aller à la fragilité au 3e acte.
© Vincent Pontet
Comme on pouvait l’espérer, le couple qu’il forme avec Patricia Petibon est formidable. L’engagement tant physique que vocal est alors total. La soprano ancre sa voix dans le sombre de sa palette et incarne de manière intensément organique cette femme que le doute ramène dans la tombe.
Face aux deux époux, Emőke Baráth interprète l’Amour sur le plateau comme dans l’enregistrement. La jeune soprano hongroise dispose d’une belle projection, de médiums bien timbrés et d’une présence pleine de fraicheur.
Le quatrième protagoniste de l’histoire est le Chœur de Radio France. C’est en lui attribuant le rôle d’un véritable personnage, que Gluck se montre véritablement novateur. L’ensemble parvient à créer une pâte sonore aussi puissante qu’homogène. Là encore, quel dommage de s’être contenté de cette image assez naïve du cercle formé à plusieurs reprises autour du plateau – pour évoquer peut-être l’anneau nuptial de cette union plus forte que la mort – et qui achève l’opéra par une ronde dont l’incongruité le dispute à la trivialité. Le tableau des Enfers qui précède s’avère bien plus convaincant avec une évocation des limbes byzantines et ces corps alignés dans leurs suaires blancs entourés de braseros ; mais quelle banalité que de basculer alors dans des lumières uniformément rouges ! L’on préfère nettement quand ces dernières jouent avec les contre-jours, découpant des silhouettes qui éteignent les braseros en y versant de l’eau tandis que la musique évoque un ruisseau.
Dans la fosse, à la tête de l’orchestre I Barocchisti, Diego Fasolis fait montre d’une énergie puissamment incarnée, d’un superbe travail des timbres et des articulations. Les passages solistes du hautbois de la harpe, du violon, mais également les silences, sont abordés avec raffinement, traités avec délicatesse et les hurlements de Cerbère sont même perceptibles dans l’orchestre au début du second acte. La justesse fait toutefois défaut à un pupitre ou l’autre à plusieurs reprises : quelques réglages paraissent donc encore à trouver en ce soir de première.
Robert Carsen a préféré renoncer à la version de Naples (1774) annoncée en début de saison – étoffée notamment de scènes dansées – pour privilégier, nous dit-on, un spectacle plus épuré. Indéniablement la scénographie existante était peu compatible avec la danse mais la reprise d’un spectacle vieux de sept ans méritait une relecture plus approfondie.