L’Orphée de Gluck dirigé par John Eliot Gardiner ? On nous refait le coup de la réouverture du Châtelet ? Pas tout à fait, et même pas du tout. D’abord, en 1999, c’est un Orphée révisé par Berlioz pour Pauline Viardot qui nous avait été proposé, avec une mezzo dans le rôle du héros. Ensuite parce que Sir John est venu cette fois non pas avec son Orchestre révolutionnaire et romantique, mais avec ses English Baroque Soloists. Enfin, parce que ce 7 octobre à Versailles, c’est un concert et non une version scénique qui nous est offert, même s’il s’agit en fait d’un écho des représentations données tout récemment à Londres, ce qui modifie un peu la donne pour tous les participants.
Ce qui frappe d’emblée, dès les premières mesures de l’ouverture, c’est la grâce mozartienne que le chef confère à son orchestre. Affaire de phrasé, de conduite du discours, d’ampleur du geste, Gluck sonne ici comme un compositeur de son temps, et sa partition, révisée et augmentée pour Paris, est bien celle d’un contemporain du tout jeune Mozart. Par l’élégance de sa direction, Sir John Eliot Gardiner nous rappelle que cet Orphée est bien un chef-d’œuvre truffé de pages inoubliables. Même le ballet final, ajouté pour le public français, est ici parcouru d’une énergie de bon aloi, d’une furie quasi pré-romantique pour son ultime danse. Transparence lumineuse des pages heureuses, âpreté mordante des passages infernaux, recueillement religieux de la désolation, avec la collaboration de l’irremplaçable Monteverdi Choir : Gardiner nous convie à une « folle journée » où passent des relents de Requiem.
Privé des images composées par John Fulljames à Londres, Orphée n’en sort peut-être que plus victorieux, car l’émotion s’en trouve concentrée. Il est bien difficile de proposer un équivalent visuel pour une musique qui touche plus d’une fois au sublime, sur laquelle l’auditeur peut ici se concentrer. Et comme les trois solistes sont ceux de Covent Garden, ils ont en outre cette capacité d’incarnation que favorise le théâtre, même lorsqu’ils chantent en tenue de soirée devant l’orchestre. Le Royal Opera House n’ayant pas lésiné, Eurydice n’a pas été confié à une chanteuse de seconde catégorie malgré la brièveté du rôle, et Lucy Crowe fait du personnage une torche vive, d’une expressivité déchirante. Bondissante Betty Boop aux œillades inénarrables, Amanda Forsythe compose un Amour de vif-argent. Pour toutes deux, on se réjouit de constater que l’époque semble révolue où les chanteurs étrangers pouvaient sans vergogne interpréter le répertoire français avec un accent à couper au couteau, qu’il soit anglo-saxon ou méditerranéen.
Car c’est là le premier des bonheurs que distille l’Orphée de Michele Angelini, doublure de Juan Diego Flórez à Londres : son français est excellent. Il reste bien quelques erreurs dans la prononciation des e/é/è, mais ce ne sont que broutilles au regard de l’immense qualité de son interprétation. Riche idée que d’avoir confié le rôle à un ténor rossinien, ce qui nous garantit une maîtrise de la virtuosité nécessaire. Oui, mais Michele Angelini est aussi un mozartien, et son timbre ne cesse d’enchanter par sa douceur, sans aucun son trop ouvert ; rien de pincé ni de nasillard chez ce ténor, c’est assez rare pour qu’on le souligne, et surtout un usage admirable du falsetto et de la voix mixte. Bref, le public rassemblé à Versailles n’a pas eu Flórez, mais il n’a rien perdu au change, et l’on a hâte d’entendre, sinon sur scène – pas de retour en France prévu dans un avenir proche –, du moins au disque (la rumeur veut qu’un projet soit en cours), cet Orphée d’exception.