Qu’est-ce que la jalousie ? Une passion, disaient les Anciens ; une névrose, répondent les modernes. C’est vers cette lecture que nous entraîne Amélie Niermeyer. Au décorum rutilant qui pourrait accueillir les débordements de l’hybris se substitue le minimalisme d’un salon et d’une chambre. Huis-clos bourgeois tirant l’Otello shakespearien vers les affres d’un Ibsen, exact contemporain de Verdi. Cela fonctionne parfaitement, parfois trop bien : les ficelles dramaturgiques que Boito a habillées de sa langue précieuse apparaissent, ainsi dépouillées des prestiges du décorum, comme de simples situations clichés (en particulier III,5). Mais de cela, Niermeyer n’est en rien responsable. D’autant que le travail mené avec les chanteurs – et avec les artistes du chœur, masse puissante et sans visage – est d’une cohérence et d’un effet admirables.
En tête, un Iago simplement serpentin, campé par un Gerald Finley à la fois obscène, lascif, brutal : le parfait nihiliste, infusant en tout une sorte d’insinuation corrosive que son chant tout de nuances porte avec génie. Il est dans le trio – censément bourgeois, donc – formé avec Otello et Desdémone, un trait d’union tout d’ambiguïté homoérotique. Mais il ne lui faut guère de peine pour cisailler l’esprit d’Otello – ce fier général en chef arbore le cheveu ras et la mise ordinaire d’un petit soldat : impossible en le voyant si modeste et si hanté à la fois, si tourmenté et si médiocre, de ne pas songer à une sorte de Wozzeck travaillé par ses affres. Jonas Kaufmann, capable des plus grandes passions, se montre ici stupéfiant dans la figuration d’un esprit miné de failles qui, accumulées, le défont. Reste, à la fin, la brute. La scène où il étrangle Desdémone à même le sol de cette chambre glaciale dérange par son naturalisme – et c’est bien cela, se dit-on alors, qui était recherché. Cette pitié qu’on ressent pour Desdémone et à ce dégoût pour l’homme réduit à sa force est le résultat impeccable d’un travail de tissage de leur identité et de leur relation pendant tout l’opéra. Ces personnages littéralement existent dans leur nudité, moins à la manière de Shakespeare qu’à celle de Strindberg.
© Wilfried Hösl
Et dans cette vérité quasi expressionniste, les grandes orgues vocales n’ont pas leur place. C’est ainsi que les deux monologues d’Otello sont chantés par Kaufmann avec une intensité, une concentration, un défi même à ce qui pourrait n’être que chant et qui devient récitation, que l’on n’est pas près d’oublier. Sans jamais perdre le souffle, ni la ligne, il livre une leçon d’expression, comme délitée, trouée de silence. C’est la mort même qui s’est, ce soir-là, invitée dans ce chant. A rebours, Anja Harteros en Desdémone n’est que dignité et tenue, et le pressentiment de la mort, à l’acte IV, prend alors cette couleur sublime qui n’est qu’aux âmes pures – se détachant comme une tache de lumière sur l’ombre noire des vices masculins. L’air du IV y trouve un relief inouÏ.
Il fallait à ce pari du resserrement extrême, outre des chanteurs hors pair guidés par une mise en scène implacable, la main d’un chef – Kirill Petrenko – qui pas un instant n’en relâche la tension. Les accords d’ouverture d’emblée coupent le souffle. On ne le reprendra plus. Ce n’est pas une fosse d’orchestre, c’est une lave ardente qui lentement nous dévore, mais qui aussi bien consume les personnages – et pas un instant cette brûlure ne se laisse oublier, comme si l’orchestre devenait l’incarnation invisible mais insinuante de ce fatum déployant sourdement son œuvre de mort.