En ce matin de Noël, ouvrons quelques chemins musicaux, sans nous soucier de chronologie ou de style, et écoutons ce que quelques pièces tirées de la liturgie peuvent nous faire comprendre de cette Nativité. Suivez le guide !
Noël n’est pas un évènement, à peine un épisode : un fait divers. Une femme accouche d’un enfant, au même moment que sans doute tant d’autres femmes dans l’empire romain accouchent du leur. Un témoin seulement, nous dit-on, son mari, Joseph. Et pourtant se joue là – et le fait d’y croire ou non ne joue plus finalement grand rôle dans l’affaire – le moment de bascule d’une civilisation. L’instant fondateur de l’incarnation est avant tout un instant caché aux yeux du monde. Une femme, un homme, une mangeoire.
Que peut alors la musique ? Que peut-elle signifier de ce que presque personne n’a vu ? Tout comme pour Pâques, cette résurrection sans témoins où la musique cherche dans le tombeau vide la preuve de l’invérifiable, la musique de Noël ne peut que commenter, épiloguer, gloser : en bref, tourner autour de la crèche pour regarder ce qui se donne mais ne s’énonce pas vraiment.
Si le seul témoin de l’accouchement semble être Joseph, d’autres personnages arrivent rapidement sur le lieu de la crèche : les bergers. Parce que les anges leur ont montré le chemin, ils rappliquent. Les bergers sont nos yeux, les premiers envoyés spéciaux de l’histoire. Sans eux, l’événement reste privé, insoupconné, invisible. Avec eux, la porte de l’imaginaire s’ouvre, et celle de nos questions. « Quem vidistis, pastores ? », « Qu’avez-vous vu, bergers ? ». Noël commence donc par la question des ignorants, de ceux qui n’étaient pas là, par notre question : dites, c’était comment ? racontez ! « In terris quis apparuit ? », « Qui sur terre est apparu ? ». De cette question initiale, tirée du premier nocturne des matines de Noël, voici la mise en musique de Tomás Luis de Victoria (1548–1611), élève de Palestrina et grand représentant du style musical hérité de la Contre-Réforme. Le chœur de la Chapelle Sixtine brille dans un enregistrement tout récemment paru sous la direction de Massimo Palombella chez Deutsche Grammophon.
Alors : « Qui sur terre est apparu ? » Le plain-chant grégorien répond simplement : un enfant. Puer natus est nobis. La réponse est aussi évidente que la situation difficile à concevoir : un nouveau-né à peine sorti du ventre est déjà le roi du monde, le prince de la paix. L’économie de moyens et d’expression de cet introït pour la messe du jour de Noël frappe ; une quinte montante sur puer : presque rien, et pourtant voilà que la possibilité d’un bouleversement éclot.
Plus tard, en revanche, ce que les bergers auront vu, ce qu’ils auront compris en s’approchant de la crèche, ce n’est plus seulement à la stricte liturgie de le dire, mais à la lente sédimentation des noëls populaires de le deviner. Les pastorales sur la Nativité se développent au XVIIe siècle, à mi-chemin entre l’oratorio et la cantate païenne, et détaillent tout ce sur quoi les évangiles sont muets : des frimats de la nuit à l’haleine réchauffante du bœuf. Que nous disent les bergers de Marc-Antoine Charpentier (1643–1704), dans l’interprétation de référence des Arts Florissants ? « Qu’il a de majesté ! Que d’éclat l’environne ! »
En Allemagne dans ce même XVIIe siècle, se dessine une autre possibilité d’approcher la crèche, par le chemin de l’allégorie. À la théâtralité naïve des pastorales françaises répond la retenue métaphorique des hymnes germaniques comme Es ist ein Ros’ entsprungen, longue variation sur la promesse du livre d’Isaïe : « Puis un rameau sortira du tronc de Jessé, et un rejeton naîtra de ses racines ». Fixée par Michael Praetorius (1571–1621), la mise en musique demeurera ancrée au plus profond de l’imaginaire nord-européen de la nativité. Le compositeur suédois Jan Sandström (1954–) en offre une vision contemporaine captivante en 1987.
Autre sentier qui mène à la crèche, celui que l’évangile de Matthieu seul évoque : les rois d’Orient. Le responsorium de l’Epiphanie contient ainsi des textes riches des plus grands contrastes. Comment rendre compte de la pauvreté de la crèche, si ce n’est par l’extrême pompe de ceux qui viennent adorer l’enfant ? « Reges Tharsis et insulae » : les rois de Tharsis et des îles paieront des tributs, et aussi ceux de Sheba, et d’Arabie, et puis tous les rois du monde ! Qui donc peut être cet enfant pour que de tels genoux royaux fléchissent devant lui ? Il faut écouter tout ce que cela peut évoquer dans la musique de William Byrd (1539–1623).
La liturgie de Noël – et donc sa musique – ne sait pas vraiment sur quoi fixer son regard. A l’instant où une lumière est projetée sur l’un des côtés de la crèche, le reste de la scène se floute. On ne sait qui de l’ange, ou de la Vierge, ou de l’enfant lui-même doit concentrer l’attention de l’auditoire. Ni même quoi de l’exultation, du silence, du recueillement, de l’adoration doit gouverner ses sentiments. La musique de Noël, si elle dit quelque chose, dit justement son incapacité à dire. L’événement est trop grand, l’abîme de sens qu’il provoque est trop profond pour risquer à s’y pencher. Ne reste qu’à contempler le mystère. « O Magnum Mysterium ».