Pour monter Pelléas et Mélisande, l’Opéra des Flandres n’a pas lésiné. A la mise en scène, un chorégraphe qui compte déjà plusieurs très belles réussites à son actif (Satyagraha à Bâle, Les Indes galantes à Munich). Pour l’identité visuelle du spectacle, on a attiré dans le monde de l’opéra l’illustre performeuse Marina Abramović, qui a notamment collaboré avec Bob Wilson. Ce n’est pas tout : les costumes étaient commandés à Iris van Herpen, créatrice de mode néerlandaise. Et comme si ça ne suffisait pas encore, l’aspect vidéo était confié au vidéaste italien Marco Brambilla. En plus du dramaturge désormais habituel, il y a même un responsable de la « dramaturgie musicale »… Embarras de richesse ou dispersion, le résultat n’atteint pourtant pas exactement les sommets espérés.
Comme on pouvait s’y attendre, Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet placent la danse au cœur de leur travail. Pourtant, ce qui fonctionnait à merveille pour Philip Glass ou pour Rameau s’impose ici avec moins d’évidence : la musique de Debussy appelle-t-elle un mouvement continu sur la scène, y compris lorsqu’on n’y chante pas ? La présence des sept danseurs en slip couleur chair crée pourtant des images stupéfiantes de beauté, qui rappellent tout le mouvement symboliste européen : les corps nus entassés d’un Delville, d’un Sartorio ou même d’un Rodin, la Fontaine des Aveugles qui devient la Fontaine des Agenouillés de George Minne, ou la pierre d’Yniold transformée en sphère dorée soutenue par des atlantes dignes de Xavier Mellery. Mais ce mouvement parfois un rien envahissant s’installe au détriment des personnages, presque rejetés au second plan dans un décor essentiellement composé de grandes stalactites ou stalagmites de glace, et d’un vaste écran rond où sont projetées des vidéos colorées évoquant le plus souvent un œil. La mise en scène résoud le problème de la chevelure de Mélisande d’une manière à la fois admirable et problématique : de longs fils élastiques lumineux la remplacent, le plus souvent manipulés par les danseurs comme des rets dont les protagonistes sont prisonniers, et même étirés d’un bout à l’autre de la scène. Cela permet certes d’éviter le ridicule des longs cheveux où l’on s’emmêle, mais introduit aussi une distance supplémentaire entre les personnages, qui ne se touchent pratiquement jamais, dans les moments de tendresse ou de violence (même Golaud tue son frère à distance, d’un geste). Le procédé éloigne encore un peu plus du spectateur des figures déjà cryptiques, alors que la tendance de la plupart des mises en scène récente – Bob Wilson excepté – allaient plutôt vers une humanisation accrue de la famille régnante d’Allemonde. Du coup, on admire un résultat souvent esthétiquement magnifique, mais assez froid.
© Rahi Rezvani
Hélas, cette froideur semble avoir aussi gagné la distribution. Avant d’en détailler les mérites, on s’étonnera quand même que, dans un pays où le français est l’une des deux langues nationales, aucun chanteur francophone n’ait été engagé. En matière de diction, Mari Eriksmoen domine de très haut ses collègues, avec une Mélisande quasi parfaite dès sa prise de rôle ; dommage seulement que celle dont nous avions salué la voix « souriante, chaleureuse, enjouée » dans son disque de mélodies scandinaves soit ici contrainte à une indifférence glaciale, même si l’on admire particulièrement sa fermeté dans le grave de la tessiture. Habitué de Pelléas, Jacques Imbrailo ne rencontre aucune difficulté vocale mais la mise en scène ne lui permet guère de donner du relief à son personnage, qui traverse l’œuvre pour ne s’animer vraiment qu’au quatrième acte, avec une diction qui effleure parfois les mots plus qu’elle ne les articule. Retrouvant le rôle qu’il tenait déjà pour la Ruhr Triennale en août dernier, Leigh Melrose est le plus investi scéniquement : le malaise de Golaud se traduit ici par des gestes saccadés et par d’étonnantes intonations sarcastiques, malgré un français qui peut encore devenir plus idiomatique. Matthew Best a le timbre de basse attendu en Arkel, la Geneviève de Susan Maclean s’acquitte proprement de la lecture de la lettre. Après avoir été Nannetta tout récemment à l’Opéra des Flandres, Anat Edri rajeunit encore un peu pour proposer un Yniold adolescent très élégant, mais là encore, la mise en scène désamorce terriblement l’affrontement entre l’enfant et son père.
En fosse, Alejo Pérez privilégie l’éclat au détriment du flou, la netteté des contours de préférence aux brumes, et l’on adhérerait volontiers à cette lecture si le spectacle la complétait de la dose de mystère et de sensualité sans laquelle Pelléas n’est pas tout à fait Pelléas.