Le public réuni ce soir à Dijon pour Pelléas et Mélisande est majoritairement neuf, découvrant l’ouvrage et ses codes, parfois même entrant pour la première fois dans un opéra. Cette méconnaissance dont on ne saurait lui faire grief se traduit par des applaudissements n’attendant pas la fin de la résonance des dernières notes de l’orchestre, après cette fin poignante, qui appelle le silence avant que chacun retrouve ses esprits . Beaucoup vont ainsi s’étonner de la noirceur de l’ouvrage, de son caractère désolé, morbide, après être certainement passés à côté des trésors qu’il recèle. Comment ne pas sortir ébloui par la force et la beauté de cette réalisation exceptionnelle ? Laurent Bury avait rendu compte de la création parisienne de cette production qui, après Klagenfurt, avant Toulouse, est présentée à Dijon, avec une distribution entièrement renouvelée. Si décors, costumes, lumières et direction d’acteur sont reproduits avec fidélité, tout le reste – essentiel – est réuni pour la première fois.
Maeterlinck nous décrit Pelléas et Mélisande comme une série de « phénomènes étranges qui restent tapis sous le seuil de la conscience, et ne sont ressentis que comme un gémissement sourd, qui sort du dernier abîme de la nature, là où l’esprit ne pénètre pas ». La mise en scène d’Eric Ruf, aussi elliptique que le livret, le sert avec fidélité : il appartient au spectateur, et à lui seul, de tenter de répondre aux questions que posent les personnages. Devenue rare sur nos scènes, une sorte d’humilité, de respect, qui n’exclut pas l’ambition de traduire au plus près la vérité de chacun, avec une direction d’acteur exemplaire, fine, nuancée, efficace. L’amour de Pelléas et de Mélisande, candide comme dans la pièce de 1893, est traduit avec naturel et pudeur. La jalousie meurtrière de Golaud n’en prend que plus de relief. Epuisé, incertain, décadent, mystérieux, ce royaume d’Allemonde avec ses ouvertures fugitives, ses passerelles, porte en lui l’étrangeté qui sous-tend le symbolisme du livret, et son odeur de mort. Seuls les éléments aquatiques et minéraux sont préservés, le végétal, la forêt, le saule sont évoqués plus que formellement exposés, comme les animaux. Le cadre, unique, pourrait être emprunté à un silo, nous dit Eric Ruf. Pourquoi pas la cour intérieure d’une tour, ou encore les vestiges d’une centrale nucléaire ruinée ? Peu importe. Lieu incertain, sur un fond qui laisse parfois entrevoir le jour, les lumières de Bertrand Couderc, les brouillards, vont le faire forêt, fontaine, grotte, tour, souterrain, chambre, au fil des scènes. Une pièce d’eau stagnante au centre, bien sûr, où Yniold verra passer un troupeau de moutons (traité avec beaucoup de poésie : des bateaux de papier). La présence discrète de trois silhouettes, servantes, mendiants (les Parques du drame ?), les costumes, ternes, gris, délavés participent à l’étrangeté du climat. Le temps se défait, tous les temps sont là et aucun d’entre eux. Seules les tenues lumineuses de Mélisande, et les brandebourgs d’un manteau distinguent clairement tel ou tel. L’obscurité, l’opacité, le clair-obscur voulus par Maeterlinck pour le drame initial sont préservés. Tout est suspendu, incertain, ambigu, équivoque. Seuls, le mystère, la douleur, les liens qui se nouent ou se rompent, la quête impossible d’une vérité sont bien présents tout au long du drame.
Siobhan Stagg (Mélisande) et Vincent le Texier (Arkel) © Gilles Abegg – Opéra de Dijon
« De pauvres marionnettes agitées par le destin » écrivait Antonin Artaud à propos des personnages. Ici, aucun archétype malgré le caractère symboliste de l’ouvrage. Tous nous sont proches, d’une humanité confondante. Malgré le poids du destin, de son acceptation par le vieil Arkel, ce sont des êtres de chair et de sang, attachants, pour lesquels nous éprouvons une forme de sympathie, quels que puissent être leurs actes. Les principaux protagonistes sont tous familiers de leur rôle, au point que l’on peut identifier tel ou tel à ce personnage, dont il a assimilé toutes les subtilités psychologiques et vocales. Ainsi, Vincent le Texier, excellent Arkel à Strasbourg, dans la mise en scène de Barrie Kosky, a-t-il trouvé une humanité plus touchante encore, à la faveur de cette production. Ni radoteur sénile, ni rude ou impérieux, c’est le sage, bienveillant, chargé de tendresse pour les siens. Quelles que soient les qualités de ses partenaires, c’est Laurent Alvaro qui rallie tous les suffrages. Comment taire notre affection pour son Golaud, plus que jamais notre frère ? Il possède la palette la plus riche pour camper cet être malheureux, tendre, attentionné, tourmenté et violent. Voix sonore, naturellement imposante, bien timbrée, ses accents les plus intimes comme les plus forts lui donnent une extraordinaire humanité. Mélisande trouve en Siobhan Stagg une merveilleuse interprète. La pureté de l’émission, un jeu dépourvu d’affection ou de mièvrerie lui permettent de traduire idéalement sa fragilité, et son mystère. Le Pelléas de Guillaume Andrieux est jeune, la voix est claire, puissante, aux aigus parfaitement maîtrisés, et sa vérité dramatique criante. Rien que du bonheur. Yael Raanan Vandor nous vaut une Geneviève très juste, mère affectueuse, chaleureuse. La voix est en parfaite adéquation, colorée, ronde, riche, aux graves sonores, toujours expressive, avec une élocution exemplaire. Yniold, fait rare, est toujours crédible à travers la voix fraîche, juvénile de Sara Gouzy. Rafael Galaz, tout à tour berger invisible, puis médecin, ne démérite pas dans cette distribution de haut vol, d’où toute faiblesse est bannie.
On attendait l’Orchestre Dijon Bourgogne, qui abordait l’ouvrage pour la première fois. Sous la direction habitée et claire de Nicolas Krüger, il se révèle sombre comme solaire, morbide comme rutilant, avec de remarquables solistes. Tout juste aurait-on souhaité des cordes – souvent divisées – plus homogènes. Si le prélude laissait perplexe, commencé dans une nuance qui allait conduire Golaud à forcer son émission, l’équilibre entre la fosse et le plateau s’installait très vite. Toujours, toutes les voix seront parfaitement intelligibles, le surtitrage s’avérant superflu. A son habitude, toujours attentif au chant, le chef excelle à réaliser un discours fluide, très retenu pour mieux faire valoir les bouffées d’exaltation, avec un constant souci des couleurs. Les interludes orchestraux – destinés à l’origine à permettre les changements de décor – prennent ici une valeur singulière, d’autant qu’ils se doublent d’un travail scénique où le jeu des acteurs leur donne le caractère d’une respiration naturelle. Le chœur, même s’il est sollicité avec discrétion, s’harmonise remarquablement au jeu instrumental comme à celui des solistes. On sort transporté, pour de nombreuses heures, conscient d’avoir assisté à un grand Pelléas.