Philippe Fénelon a publié fin 2017 un nouveau livre et, le 12 février 2018, a fait don de ses archives à la BnF, en attendant sa prochaine création lyrique, qui pourrait avoir lieu à Toulouse si tout va bien. Entretien sur le dur métier de compositeur d’opéra aujourd’hui.
Après Histoires d’opéras, paru en 2007 chez Actes Sud, vous revenez avec un nouveau livre, Déchiffrages. Une vie en musiques, chez Riveneuve/Archimbaud. Serait-il plus facile pour un compositeur vivant de publier ses écrits que de faire enregistrer sa musique ?
Les producteurs de disques ne s’intéressent pas à la musique contemporaine parce qu’elle ne leur rapporte rien. C’est devenu extrêmement compliqué, et Il y a quinze ans les choses étaient peut-être un peu plus faciles. Cela dit, le problème se pose même pour la musique classique : on ne produit plus que du baroque et des compilations avec des chanteurs vedettes, mais pour la musique contemporaine, c’est le néant. On se situe dans une relation de marketing, de profit, car ces entreprises cherchent exclusivement à gagner de l’argent. On peut à la rigueur enregistrer des œuvres pour un ou deux instruments, pour un quatuor à la rigueur, mais un opéra, n’y pensons même pas ! A l’époque où l’Opéra de Paris a créé Salammbô, nous disposions d’une somme très importante pour financer l’enregistrement, mais cela n’a pas suffi. Et on a beau avoir des sponsors, quand un disque ne trouve pas immédiatement son public, les éditeurs vous disent sans cesse que les disquaires leur renvoient d’énormes quantités d’invendus. Donc si vous voulez écouter ma musique, je vous invite plutôt à vous rendre sur mon site, philippefenelon.net, et à cliquer sur la rubrique « Ecouter » !
Dans votre livre, vous évoquez toute la diversité de votre activité, notamment en tant que réalisateur de documentaires.
En fait, cela remonte à il y a une douzaine d’années, quand j’ai reçu une proposition de la SACEM pour les Etats généraux du documentaire, où une journée était consacrée aux réalisateurs dont ce n’est pas le métier principal. Sachant qu’avec ma caméra Canon de l’époque j’avais déjà réalisé un film autour de l’artiste Anne-Marie Pécheur, je me suis pris au jeu. Le résultat a été très bien accueilli – sauf par les « vrais » réalisateurs. J’avais tourné ça avec un petit budget, et ils n’appréciaient pas que l’on fasse comprendre au public ce qu’on pouvait faire avec seulement 10 000 euros. J’ai aussi consacré un documentaire à Leni Alexander (1924-2007), personnalité que j’aimais beaucoup et donc j’avais joué la musique. Cette compositrice juive allemande installée au Chili vivait dans un double exil, je suis allée la filmer là-bas. Après cette première véritable expérience, j’ai décidé d’explorer autre chose que la musique, et j’ai réalisé plusieurs films, avec beaucoup plus de moyens grâce à l’aide de la SACEM et du Groupe de recherche et d’essai cinématographique (GREC). Le dernier est sorti en 2008 : La Vuelta al día, sur Aurora Bernárdez, grande traductrice et première femme de Julio Cortázar, l’écrivain qui m’avait inspiré le livret de mon deuxième opéra, Les Rois. Et il vient notamment d’etre programmé au festival de La Havane.
Vous parlez aussi dans votre livre de ces maquettes que vous inspirent certains opéras, vous parlez notamment du « décor d’une Bohème que personne ne verra jamais ». Auriez-vous envie que l’on vous commande la scénographie d’un spectacle ? ou même la mise en scène ?
Ce décor pour La Bohème, je l’ai détruit il n’y a pas longtemps, je l’ai piétiné ! J’ai la chance de ne pas avoir besoin de dormir huit heures par nuit, donc en ne faisant dans une journée que ce que j’ai décidé, j’ai beaucoup d’heures devant moi. Cela explique aussi la diversité de mes activités, car j’ai toujours cherché à ne pas me laisser enfermer dans une catégorie. Un compositeur peut aussi trouver d’autres moyens d’expression, et j’ai toujours dessiné, peint, réalisé des collages…. Les maquettes de décor, c’est en trois dimensions, donc c’est un peu plus compliqué. Ce désir date de mon enfance à Orléans, quand je me promenais seul au musée des beaux-arts. Quant à la mise en scène, j’y ai pensé à une époque, mais j’ai préféré ne pas trop me disperser. J’ai donc fait en sorte qu’on ne me le propose pas ! Par ailleurs, il me paraît difficile d’assurer à la fois tous les aspects d’un spectacle, mise en scène, décor, costumes et lumières.
Quel rapport entretenez-vous avec les metteurs en scène de vos œuvres ?
C’est très variable, selon les personnalités. Il y a ceux qui ne veulent pas vous parler, parce qu’ils estiment qu’ils vont produire leur vision de votre œuvre. Avec Pet Halmen, pour Faust, nous avons juste pris un café ensemble, debout, la première fois que je l’ai rencontré, et ensuite, nous ne nous sommes plus jamais parlé ! C’est dommage, car il me semble quand même qu’un compositeur peut avoir deux ou trois choses à dire au sujet de la partition qu’il a écrite.
On apprend dans Déchiffrages que la mise en scène de La Cerisaie avait initialement été confiée à Dmitri Tcherniakov, qui a renoncé faute de « pouvoir triturer le livret et la musique d’un opéra dont l’auteur est devant lui ».
Je regrette beaucoup que cela ne se soit pas fait, car nous avions entamé une très jolie relation sur le plan humain, mais il n’a pas compris que nous pouvions travailler ensemble, qu’il aurait pu y avoir un échange. Je suis persuadé qu’il aurait fait une mise en scène extraordinaire pour La Cerisaie, même si tout s’était déroulé dans une datcha délabrée de la période communiste ! On doit à Tcherniakov un des plus beaux Eugène Onéguine que j’aie vus.
Malheureusement, vous n’avez jamais eu l’occasion de voir deux productions différentes d’une de vos œuvres.
Mes opéras sont généralement des spectacles lourds, difficiles à faire tourner. Après sa création en mai 1998, Salammbô a été reprise une seule fois à l’Opéra de Paris, en mai 2000, et le spectacle ne reviendra plus, car il y a toujours la question du stockage des décors, qui ont été détruits, tandis que les costumes ont été vendus ou déposés au Centre du costume de scène, à Moulins. Mon premier opéra, Le Chevalier imaginaire, a été donné plusieurs fois après sa création scénique, mais seulement en version de concert. Enfin, le problème est plus large : cette année, en France, il n’y aura eu qu’une seule création d’opéra, Kein Licht, de Manoury. Et les théâtres n’aiment pas les reprises, ils préfèrent toujours commander des œuvres nouvelles.
Vous racontez aussi que la voix a toujours fait partie de votre vie, puisque vous avez été chanteur.
J’ai en effet travaillé ma voix pendant mes études au conservatoire d’Orléans : j’avais un timbre pas vilain, de baryton martin, donc Pelléas aurait été mon rôle ! Et c’est là qu’une amie qui habitait Paris m’a dit : « Tu sais, Maria Callas est quelqu’un de tout à fait accessible, j’ai même son numéro de téléphone ». Mais jamais je n’ai osé l’appeler pour lui demander de mes donner des cours particuliers… A part ça, il m’est arrivé de chanter en concert à la radio, pour des créations, ou en chœur lors des rencontres internationales de jeunes à Bayreuth. Et en tant que pianiste, j’ai beaucoup accompagné de chanteurs.
La découverte de la musique date de votre enfance.
Il n’y avait pas de musiciens dans ma famille, à part un grand-oncle mort pendant la Première Guerre mondiale. Quand j’ai commencé à étudier le piano, je me suis mis à déchiffrer tout ce qui me tombait sous la main, les partitions que je trouvais à droite et à gauche, ce que des amis me donnaient. Je préférais lire des choses comme le supplément musical de L’Illustration consacré à Augusta Holmès que de travailler ma technique avec des exercices rébarbatifs.
A cette époque, vous écoutiez aussi les disques de toute une génération de chanteurs français comme Mado Robin ou Camille Maurane. En quoi cela vous-a-t-il influencé ?
Vraisemblablement pour la prosodie, pour la compréhension du texte. Par rapport à la voix, il y a deux « voies », que j’ai pratiquées : on peut écrire des choses « contemporaines », en sachant qu’elles ne seront pas chantées par des artistes de premier plan, des choses plus « mélodiques », qui restent dans une certaine tradition. Mais je ne fais pas de différence entre Wozzeck et Così fan tutte : le traitement de la voix est du même ordre, c’est toujours du chant.
Vous dites que vous avez composé votre premier opéra afin de « montrer mon admiration d’un genre pour lequel les compositeurs de ma génération montraient le plus grand mépris ».
Dans les années 1970, lorsque l’on écrivait pour la voix, il s’agissait plutôt de théâtre musical, genre que j’ai pratiqué aussi, avec des pyrotechnies dont étaient spécialistes quelques chanteuses comme Nelle Froger et Irène Jarsky. Quand je suis devenu l’élève d’Olivier Messiaen, il y avait deux choses sinon interdites, du moins très mal vues : écrire pour le quatuor à cordes, jugé impossible depuis Bartok, et pour la voix, surtout dans le genre opéra. A l’époque, on était anti-opéra, les gens n’y allaient pas ; moi j’y allais parce que j’avais découvert Bayreuth à l’âge de 17 ans. Et j’ai voulu prendre le contrepied de tous mes camarades spectraux et autres électroacousticiens, un peu par amusement. Mon premier opéra, personne ne m’avait demandé de l’écrire. Grâce à l’éducation que j’ai reçue, j’ai toujours été très libre dans mes choix. Et au moment où je me suis lancé dans le genre lyrique, d’autres compositeurs se sont dit qu’être joué sur une scène d’opéra était un bon moyen de faire parler d’eux : en termes de marketing, cela touchait davantage de public que de faire interpréter un duo pour clarinettes à Garges-les-Gonesse…
Et puis il y a eu Salammbô à l’Opéra de Paris.
En fait, Hugues Gall aurait voulu reprendre le Saint François de Messiaen, mais Yvonne Loriod ne voulait pas entendre parler de la mise en scène de Peter Sellars. Donc la direction de l’Opéra de Paris a préféré chercher dans une génération plus jeune qui était en train de composer quoi. Mais vous en saurez plus en lisant mon prochain livre, qui ne parlera que d’opéra !
Vous évoquez aussi plusieurs projets d’opéra, notamment sur Giordano Bruno, ou sur Pauline Viardot.
Sur Giordano Bruno, ça remonte à il y a assez longtemps, mais j’avais conçu tout un argument ; les notes se trouvent dans mes archives, dont je viens de faire don à la BnF, avec tous mes manuscrits, sur la suggestion de Catherine Massip. Quant à Pauline Viardot, c’est un projet très concret pour la Russie, avec le même librettiste que pour La Cerisaie, Alexeï Parin. On nous a demandé un opéra sur cette grande dame, mais la chose a beaucoup de mal à se concrétiser pour le moment.
En tout cas, vous avez reçu une proposition de la part de Christophe Ghristi, pour le Capitole de Toulouse.
Même à Toulouse, cet opéra se fera si nous trouvons d’autres maisons prêtes à partager les frais : les budgets de la culture ont baissé un peu partout, et le Capitole ne pourra pas produire seul cette création. D’ailleurs nous recherchons des sponsors ! En réfléchissant au sujet de cet opéra, Christophe Ghristi a suggéré l’autobiographie, genre qui marche très bien en littérature ou au cinéma, mais qui n’a jamais été beaucoup abordé à l’opéra. J’y ai pensé : je ne veux pas me mettre en scène, mais j’ai peut-être trouvé un biais. Cependant, je ne suis pas sûr que ce soit la dernière idée, et le sujet sera peut-être complètement différent.
Quand vous annoncez cette nouvelle dans les toutes dernières pages de votre livre, vous dites que le défi sera de « Trouver les bons personnages et le ton juste, décaler le propos sans oublier une touche d’humour ». Comment envisagez-vous cette question du rire en musique ?
Christophe Ghristi m’a demandé d’y songer, et il faudra qu’il y ait au moins une scène comique. Reste à voir comment elle s’articulera dans la dramaturgie de l’œuvre. Nous vivons dans un monde très sérieux, et l’on a supprimé toute liberté en relation avec l’humour dans la musique contemporaine. Mauricio Kagel se l’est parfois autorisé, mais c’était il y a un demi-siècle. Et cela renvoie aussi à la question du livret : pour faire rire avec un opéra aujourd’hui, il faudrait un auteur qui ait l’habitude de cela, et un metteur en scène de théâtre. Cela dit, je prépare justement avec Marc Paquien (qui a mis en scène mon dernier opéra, Flaubert et Voltaire, en 2014 à Peralada), pour juin 2018, à Stuttgart, une œuvre d’une vingtaine de minutes sur l’Europe de demain. Vaste sujet ! La plupart des projets présentés sont très sérieux, voire dramatiques, mais nous allons proposer une pièce avec une comédienne et un bruiteur percussionniste. Cela s’appellera L’Hymne : tout commencera comme une conférence sur L’Esprit des lois, de Montesquieu, et tout à coup il y aura des bouffées de folie et la conférencière conclura en chantant un hymne européen qui ne sera évidemment pas « L’Hymne à la joie »…
Propos recueillis le 28 novembre 2017