Dans la galaxie des ténors d’aujourd’hui, il en est un que l’on n’attendait pas et qui pourtant de tous les Faust proposés cette saison était, à en croire la critique, le plus convaincant. Piotr Beczala présentera aux parisiens son Duc de Mantoue* du 27 janvier au 23 février, avant d’ajouter à un palmarès déjà glorieux Des Grieux en mars à New York. Et si le plus grand ténor de demain, c’était lui ?
Quand on demande à Piotr Beczala quels sont les cinq principaux jalons d’un parcours qui a pris ces dernières années une dimension internationale, le premier cité a pour nom Sena Jurinac. La soprano allemande disparue l’an passé sut à l’occasion d’une master classe à la fin des années 80 remettre l’apprenti ténor sur les bons rails : oublier Puccini, se concentrer sur Mozart. « Elle a sauvé ma vie de chanteur » explique sans biaiser Piotr Beczala. Né en 1966 dans un village de Pologne du Sud, il intègre par hasard à l’âge de 18 ans le chœur de Katowice, chef-lieu de la voïvodie de Silésie, sans intention de faire carrière, « pour changer des mathématiques et passer du bon temps avec mes camarades ». Le chef des chœurs – une femme – le remarque et lui conseille de devenir soliste. Pourquoi pas mais Piotr a grandi dans un milieu sans musique, ni opéra. Il lui faut tout apprendre : la technique, le solfège, les notes, l’harmonie. Est-il déjà ténor ? Dans sa tête assurément mais pas dans la voix. Il lui manque le sommet de la tessiture. A Weimar où il poursuit sa formation, il découvre l’art lyrique et entend pour la première fois au disque Pavarotti, Corelli et Wunderlich auquel il voue un culte définitif. Un film sur Gedda le renvoie à ses limites, ces fameuses notes aiguës qu’il ne possède pas encore.
Deuxième balise après Sena Jurinac : la rencontre en 1992 avec Dale Fundling qui aujourd’hui encore est son professeur de chant. « Mon libérateur », dit Piotr Bezala qui a le sens de la formule, « il a littéralement libéré ma voix, c’est grâce à lui que j’ai conquis le contre-ut », une note que suivant les principes de Luciano Pavarotti, Piotr Beczala s’interdit de dépasser : « Il y va purement et simplement de ma santé vocale ».
Troisième étape : Zurich en 1996 où il enchaine le même jour Belmonte (L’enlèvement au sérail) en matinée et Rinuccio (Gianni Schicchi) en soirée. Le lendemain il est convoqué dans le bureau du directeur et engagé sur le champ. Après avoir été pendant plusieurs années un membre permanent de la troupe, Piotr Becczala a conservé avec l’institution lyrique helvète des relations privilégiées. Il y chantera Gustavo (Riccardo) du Bal Masqué en mai puis Rodolfo (La Bohème) en juin. Riccardo, le rôle de son répertoire actuel qu’il trouve le plus difficile : « le plus long, le plus complexe, le plus tendu, le plus technique ». On a du mal à le croire à l’entendre balancer crânement « Di tu se fidele » d’une voix égale, les coudes sur la table, avec dans l’aigu ce rayonnement dont, depuis Pavarotti, on avait oublié l’éclat.
Si Piotr Beczala peut aujourd’hui se mesurer sans trop de coups férir au gouverneur de Boston, c’est grâce à Nello Santi, quatrième et avant-dernier repère de son odyssée lyrique. Avec le chef d’orchestre italien, le ténor perfectionne sa technique sur les bases de la meilleure tradition belcantiste. C’est d’ailleurs Nello Santi qui le dirigera en mai dans Le Bal Masqué zurichois. C’est également lui qui l’a aidé à dessiner ce Duc de Mantoue que découvrira Paris à la fin de la semaine, moins léger que séduisant. Beczala n’est pas le ténor gracieux que l’on entend parfois dans Rigoletto. Sans excès d’élégance, un rien plébéienne, la voix est suffisamment corsée pour faire du « Parmi veder le lagrime » autre chose qu’une bluette. On y entend la rage sourde du chasseur privé de sa proie. La ligne n’en pâtit pas pour autant. Chez Beczala, expression ne signifie pas relâchement ; le style prime sur l’effet. La cabalette ne s’embarrasse pas davantage de manières : simple, directe, efficace, sans aigu final (pas au-delà du contre-ut, on a dit). Voilà un duc avec du sex-appeal, viril sans être brutal, irrésistible.
En lui ouvrant les portes du MET en 2006, ce duc de Mantoue, plus Guillaume Canet que Gaspard Ulliel, marque le dernier jalon d’un parcours exemplaire à sa manière car prudent et mesuré. Laisser du temps au temps évidemment et aussi inscrire durablement chaque nouveau rôle à son répertoire. Un premier récital au disque, « Salut »**, chez Orfeo en 2007 apparaît comme un signe de reconnaissance internationale. Dans cet enregistrement d’extraits d’opéras italiens et français, Piotr Beczala évite intelligemment l’alignement des poncifs du genre. Le sempiternel « Ah ! Lève-toi soleil » de Roméo voisine avec la plus rare romance de Maître Pathelin et avec les encore moins connus Dragons de Villars. De Werther, « Pourquoi me réveiller » certes mais aussi « un autre est son époux »; des Contes d’Hoffmann, non pas la chanson de Kleinzach mais carrément « O Dieu de quelle ivresse » où le chant par son ardeur n’a jamais autant rappelé celui de Nicolai Gedda. Hoffmann est envisagé en 2014 comme la dernière épreuve d’un pentathlon qui doit auparavant comprendre dans le désordre Faust, Werther, Des Grieux et Romeo. C’est pour Romeo d’ailleurs, à Salzbourg en 2010, qu’il perd 13 kilos. Désormais; Piotr Beczala surveille sa silhouette, rejoignant en cela les préoccupations des chanteurs de son temps. L’image compte parfois autant que la voix.
Chez ces héros français qu’il affectionne, il faut souligner d’abord la prononciation, remarquable pour un artiste non francophone. Même le « Fuyez » de Des Grieux trop souvent hululé s’exprime avec l’acuité du son « u » préservé. Pourtant Beczala ne parle pas notre langue mais selon lui, il suffit de comprendre les mots et la mélodie. Faust fait figure de favori. « Pour un ténor, c’est l’idéal. Il a tout. Plus que les autres rôles parce qu’en Faust, il y a deux hommes, un homme âgé au prologue et un jeune homme ensuite. Toute la difficulté et l’intérêt consistent à faire ressortir la différence. » A Barcelone en début de saison, Jean-Marcel Humbert écrivait à propos de l’interprétation du héros de Gounod par Piotr Beczala : « La technique est impeccable, la projection égale dans tous les registres, l’articulation du français est exemplaire et la puissance de sa voix lumineuse n’empêche pas les nuances. Il est surtout confondant de naturel et d’aisance. […] Une prestation exceptionnelle » (voir recension).
Pour Beczala, être engagé par les plus grands théâtres du Monde dans des opéras français ou italien plutôt que dans le répertoire slave auquel ses origines semblaient le prédestiner représente une forme de consécration. Les preuves sont faites. Il peut à présent revenir aux sources, chanter sans crainte d’être marginalisé le russe, le tchèque et même le polonais. Voici à la scène les temps décomplexés de La fiancée vendue à Paris et de Rusalka à Salzbourg. Au disque en 2009, « Slavic opera arias »**, comme « Salut », ne se contente pas de parcourir des contrées familières – Eugène Onéguine, Sadko… – mais défriche aussi des terres vierges : Rafael d’Anton Stepanovich Arensky (1861-1906), un élève de Rimski-Korsakov, Flis, Halka et Straszny Dwor de Stanislaw Moniuszko (1819-1872), un compositeur polonais. Carton plein ! La critique louange tout autant la démarche que le résultat. « L’interprétation de Piotr Beczala se caractérise par des associations souvent antinomiques chez d’autres chanteurs : passion mais délicatesse, chaleur mais élégance, soin porté à la ligne de chant mais expression vibrante. » écrit ici même Yonel Buldrini (voir recension). Le lyrisme passionné qui habite l’air où Stefan, le héros de Straszny Dwor (le Manoir Hanté), se remémore son enfance est déjà celui de Lenski. Qui mieux que Piotr Beczala pour en souligner les liens de parenté.
Face à une telle énergie, une telle solidité et une réelle capacité de séduction, on se demande pourquoi l’Opéra de Paris l’affiche en Mantoue alors qu’au même moment notre première scène lyrique programmeLa dame de Pique. Hermann ne serait-il pas mieux convenu à ce chant d’acier ? « Trop tôt » répond le ténor. Passer de la catégorie lyrique à dramatique reviendrait à faire une croix sur des rôles auxquels Piotr Beczala ne veut pas encore renoncer, à commencer par Mantoue. Pourtant il avoue : « Evidemment, je rêve de finir ma carrière avec Otello ». Gageons qu’il y parviendra.
propos recueillis le 19 janvier 2011
* G. Verdi, Rigoletto, Opéra National de Paris, du 30 janvier au 23 février (plus d’informations)
** Salut!, Orfeo, 2007 ; Slavic Opera Arias, Orfeo, 2009
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