On ne présente pas Placido Domingo comme on le fait habituellement d’un artiste, en préambule d’une interview. On l’écoute, on boit ses paroles religieusement tant le chanteur est sacré et tant, de manière inversement proportionnelle, l’homme est simple et sincère. Au lendemain d’une traviata à l’Opéra Bastille qui marquait son retour en France, il enchaînait – en français – les entretiens, humble et infatigable serviteur d’un art qu’il sert passionnément. Un immense artiste et un grand monsieur.
Etes-vous content de revenir en France ?
Content, très content… Je dis toujours que le public parisien et moi vivons une romance. Je regrette que le destin ne m’ait pas laissé chanter ici davantage mais chaque fois que je suis en France, je constate combien le public est extraordinaire.
Vous trouvez le public français différent des autres publics ?
Oui, il y a une passion, une réaction comme un orage – Waaaaaa ! – : une explosion d’applaudissements et de clameurs, un peu comme si tout le monde voulait chanter avec moi…
Comment faites-vous pour relâcher la pression après une représentation comme celle d’hier (ndlr : La Traviata à l’Opéra Bastille le 17 juin) ?
Je reste longtemps éveillé sans pouvoir m’endormir. Hier, j’avais enregistré le match de football avec l’Espagne. J’ai regardé le match… Formidable… On a gagné… Puis j’ai dîné pour finalement me coucher à 5 heures du matin.
C’est le sommeil qui vous permet de reprendre de l’énergie pour les représentations suivantes ?
Oui, je dors bien. Aujourd’hui est un jour atypique. Normalement, je n’aime pas faire des interviews après une représentation mais j’avais une, deux, trois, quatre demandes pour La traviata à l’Opéra de Paris puis à Orange les 3 et 6 août*. J’ai répondu « avec plaisir, oui je le fais »
Vous paraissez infatigable, quel est votre secret ?
La passion. J’ai la passion de la musique depuis mon plus jeune âge. Mes parents étaient chanteurs de zarzuela. Avec eux, j’ai découvert la musique et cette passion m’a accompagné toute ma vie. Il m’est impossible de penser à un monde sans musique, un monde où je ne chanterais pas, où je ne dirigerais pas un orchestre, où je ne serais pas directeur de théâtre…
Vous êtes sans doute le seul chanteur de l’histoire de l’opéra à avoir interprété sur les plus grandes scènes Germont fils et père. Avoir chanté le premier vous aide-t-il à mieux interpréter le second ?
Certainement. Dans La traviata, j’ai d’abord commencé à chanter Gaston, puis Alfredo. J’ai ensuite dirigé l’ouvrage de nombreuses fois et maintenant Germont… C’est-à-dire que j’ai vécu avec la musique de La traviata toute ma vie. Je trouve le rôle du père plus intéressant que celui du fils. Il y a des opéras où le ténor l’emporte sur le baryton, dans Otello par exemple. Je ne chanterai d’ailleurs jamais Iago parce que, pour moi, ce serait trahir Otello. Mais, le duo entre Violetta et Germont dans Traviata est une des scènes les plus complètes et les plus longues que Verdi a écrite. En fonction du tempo, sa durée varie entre 18 et 20 minutes. Cela donne le temps de développer le personnage, d’abord méprisant, insultant jusqu’à ce qu’il réalise que Violetta a vendu ses biens pour Alfredo, qu’elle est malade et que, si elle n’était pas une courtisane, il la considérerait comme sa fille. Dans le duo, elle lui dit d’ailleurs : « embrassez-moi comme si j’étais votre fille ». Il l’aime vraiment mais la morale de ce temps-là l’oblige à lui demander de quitter Alfredo.
Et après cette scène d’une longueur et d’une intensité exceptionnelles, Germont doit encore chanter son grand air…
Verdi vous accorde tout de même un peu de repos avec « Amami Alfredo », la scène entre Violetta et Alfredo mais c’est vrai qu’enchainer un duo aussi dramatique avec la cantilène puis la cabalette de Germont, ce n’est pas facile…
Faut-il des qualités particulières pour bien chanter Verdi ?
Il faut avoir la technique car Verdi, très souvent, laisse peu de temps pour respirer. Nombreux sont les airs où vous ne trouvez pas une mesure, deux mesures pour reprendre votre souffle. Il faut aussi trouver la ligne de chant ; il ne faut pas crier. Dans Puccini, vous pouvez casser votre voix ; c’est dangereux mais vous pouvez le faire. Dans Verdi, impossible.
Les applaudissements du public, comme hier, au milieu du duo vous dérangent-ils ?
Pas du tout. Nous aimons les applaudissements ; nous chantons pour ça. Nous y puisons notre énergie…
C’est peut-être ce qui rend plus difficile l’interprétation des opéras de Wagner…
Oui, dans Wagner, il n’y a pas de temps pour les applaudissements. Ca continue, ça continue, ça continue…
Avec votre expérience de la scène, avez-vous encore le trac aujourd’hui ?
Toujours. Et, hélas, cela n’arrêtera jamais. Alors, je m’interroge « Placido, pourquoi as-tu tellement le trac ? Tu es un être humain, tu n’es pas infaillible, tu peux avoir un accident mais ce n’est pas la fin du monde ». Puis, vous entrez sur scène, vous ouvrez la bouche vous voyez que la voix « marche » alors c’est gagné !
Et quand la voix ne « marche » pas ?
Alors les problèmes commencent (rires)… Mais je crois qu’aujourd’hui, mes années d’expériences scéniques m’aident à savoir le soir-même si je vais pouvoir chanter ou non. Je crois qu’avec la technique et l’expérience, il n’est pas forcément nécessaire d’être à 100% de ses capacités, 80% peuvent suffire. Mais si on ne peut pas donner au public ces 80%, alors mieux vaut annuler.
Avec le concours Operalia notamment, vous encouragez l’émergence de jeunes chanteurs. Constatez-vous, au fil des éditions, un déficit de grandes voix ?
Non, nous avons beaucoup de très bons chanteurs. Il me semble qu’il était plus difficile d’être engagé par des grands théâtres lorsque j’ai débuté, parce qu’aujourd’hui, il y a beaucoup plus de productions, de concours, de festivals, de galas et donc, on a besoin de plus de chanteurs. L’offre est plus large mais le niveau reste élevé.
Si vous étiez un jeune chanteur débutant aujourd’hui, comment géreriez-vous votre carrière ?
Exactement de la même manière. Je pense ne pas m’être trompé. Tous les pas que j’ai faits me semblent avoir été les bons.
Vous détenez sans doute le record du nombre de rôles interprétés par un même chanteur. Comment apprenez-vous ces rôles et, une fois appris, les retenez-vous ?
Les rôles que j’ai chantés à mes débuts, il y a une quarantaine d’années, sont dans ma tête. Si je devais chanter Rodolfo dans La Bohème aujourd’hui, je n’aurais pas à réviser la partition. Mais il me faut étudier de nouveau les rôles que j’ai appris il y a sept ou huit ans, chaque fois que je les reprends. C’est ainsi… J’ai interprété à ce jour près de 150 rôles…
… et vous envisagez encore d’élargir votre répertoire, à des rôles de baryton wagnérien par exemple ?
J’espère… Je voudrais chanter Amfortas. Je vais examiner Mandryka dans Arabella de Strauss. Peut-être d’autres rôles d’autres compositeurs… Surtout, il me reste des rôles verdiens à interpréter : Posa dans Don Carlo, Miller dans Luisa Miller, Renato dans Le Bal masqué… Trois ou quatre opéras de Verdi… Je ne peux pas répondre exactement car je ne sais pas combien de temps encore je vais chanter. Quand je me sens comme hier soir, je me dis « continuons ». Si je peux encore chanter deux ou trois saisons, je serai très heureux. J’ai des projets mais je ne sais pas si j’arriverai à les réaliser.
Propos recueillis à Paris, le 18 juin 2016
*La traviata filmé sur la scène des Chorégies d’Orange sera rediffusée sur France 3 le mercredi 3 août lors d’une soirée musicale présentée par Natalie Dessay, avec auparavant, à 20h55, un film documentaire inédit sur Plácido Domingo.