Depuis sa création, l’histoire de l’opéra est liée à celle du pouvoir. Dijon n’y aura pas échappé. Après avoir hissé l’opéra de Dijon à son plus haut niveau. Laurent Joyeux, son directeur général et artistique, a été remercié par le maire dans les circonstances que l’on sait au terme de treize saisons plus riches les unes que les autres. Nous l’avons interrogé sur son bilan, sur les lignes de force qui ont guidé ses choix, sur ses conceptions et sur ce qu’il laisse en héritage à son successeur.
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Il y a un an, l’Orchestre Dijon Bourgogne, ensemble associé à l’Opéra, a perdu son chef permanent, Gergely Madaras (non remplacé à ce jour), recruté par l’Orchestre philharmonique royal de Liège. Une page a été tournée en mai dernier, lorsque le conseil municipal a été informé du nom de votre successeur. Ces deux signaux, auxquels il faut ajouter les conséquences de la pandémie actuelle, conduisent à nous interroger sur l’avenir de la musique et de l’opéra dans la métropole et dans sa région. Treize saisons ? Faut-il se montrer superstitieux ? Il est vrai que nous sommes le 2 décembre, qui renvoie à Austerlitz… « Mélancolie », écriviez-vous à propos du sentiment qui vous animait lors de la présentation de votre bilan. Quelques heures avant la générale du Palazzo incantato, l’ultime production dont vous aurez assumé toutes les responsabilités, qu’éprouvez-vous au terme d’une année particulièrement… éprouvante ?
La mélancolie est toujours là, parce que, justement, l’année a été très difficile. Je ne parle pas de ma situation personnelle, mais je parle de la pandémie, de ce qu’ont traversé et continuent de traverser les artistes. Comme des conséquences que l’on peut appréhender. Les collectivités vont disposer de moins de moyens. Il va bien falloir rembourser toutes les mesures qui – heureusement d’ailleurs – ont été prises. Ça veut dire qu’il y en aura moins pour la culture et c’est là où l’on peut nourrir des inquiétudes.
L’opéra de Dijon est en très bonne santé financière puisque l’on terminera l’année 2020 sans le moindre déficit. Il n’y aura donc ni déficit cumulé des autres années, ni dette fiscale, la maison est en parfaite santé, tout est en ordre de marche. La personne qui va me succéder héritera d’un outil dans le meilleur état possible. En revanche, je disais « mélancolie » parce que c’est un peu comme un capitaine qui n’a pas amené le navire jusqu’au port. Cela fait partie de la vie d’un directeur que d’être remercié par le pouvoir politique, quelle qu’en soit la raison, et c’est normal dans une démocratie où les élus décident. Simplement, j’aurais aimé traverser cette période difficile auprès de mes équipes. Être avec eux jusqu’à la certitude d’être sortis de cette mauvaise passe, qui va toucher toutes les maisons. Voilà donc la raison de cette espèce de mélancolie.
Le spectacle de ce soir [Il Palazzo incantato] est très prophétique, avec le fait qu’on soit enfermé dans ce labyrinthe, confinés en quelque sorte, et que ça se termine bien. Il y a toutes ces interrogations des personnages sur l’amour, sur la vie, sur la recherche de l’être aimé, la recherche d’une amitié. C’est une œuvre absolument géniale et qui répond parfaitement à l’actualité la plus brûlante. Musicalement, c’est un chef-d’œuvre et Leonardo [GarcÍa Alarcón] fait le travail comme on sait qu’il aime le faire. Fabrice Murgia trouve un langage et une inventivité de chaque instant, ça donne forcément des envies et des idées pour la suite. Donc, oui, il y a un peu cette mélancolie parce que, en janvier, ça va s’arrêter, mélancolie de se dire que je pourrais servir aux artistes, à une structure, servir à un territoire, à mon pays. En ce qui me concerne, dans tous les cas, dans l’immédiat, je ne vais pas avoir de fonction de directeur d’opéra. Il n’y a rien aujourd’hui. Les calendriers ont été bouleversés dans cette période bizarre. Je me rendrai utile autrement.
Avec mes équipes, on a réussi à faire ce grand voyage de treize années, presque quatorze, deux septennats. Mais, encore une fois, il faut des cycles aussi, et ça change, c’est nécessaire. Les structures culturelles traversent une période très difficile. Les artistes sont en difficulté partout, les musiciens comme les chanteurs. Je vais essayer de donner autrement cent cinquante pour cent de mes moyens.
Quand je suis arrivé à la tête de l’Opéra de Dijon, j’étais évidemment beaucoup plus jeune puisque j’avais 34 ans. Aujourd’hui, j’en ai bientôt 48. La maturité, comme le savoir-faire, ont progressé. je me suis nourri de tout un tas de choses et je peux donner, rendre et partager tout ce qu’on m’a donné aussi. Cette mélancolie est toujours là, pour cette raison-là, de ne pas pouvoir donner comme on voudrait pouvoir le faire. Mon objectif était d’aller jusqu’au bout de la première convention de labellisation. On a signé en 2019 une convention de labellisation « Théâtre lyrique d’intérêt national » pour cinq ans. Je pensais aller au terme de ce contrat, basé sur mon projet, puis passer la main. Il restait deux saisons…Il est tout à fait normal de bouger. C’est même plutôt sain, effectivement. Simplement là, je trouve que c’était le mauvais moment. La mélancolie, comme cela l’était au XVIIe siècle, c’est aussi un questionnement sur la vanité des choses, leur caractère éphémère, singulier. Et le travail d’un directeur n’y échappe pas.
Quel avenir pour l’opéra, art hybride, synthétique et particulièrement meurtri par la crise sanitaire ? Le streaming, précieux en cette période de disette, peut-il se substituer au spectacle vivant ? La gratuité fréquente des retransmissions vous paraît-elle compatible avec la vie d’artistes professionnels ?
Rien ne remplacera un spectacle vivant en salle. Le streaming n’est aujourd’hui qu’un moyen de faire savoir ce qu’on fait et de montrer qu’on existe. Ainsi, le Palazzo sera retransmis en streaming, mais depuis notre site Internet et non pas sur les plates formes des GAFA, parce que ça génère du trafic et des revenus que ces entreprises ne reversent pas aux artistes. Donc, volontairement, malgré leur audience, je boycotte ces plates formes en parfaite connaissance de cause. On y fera de la publicité, et on utilisera ces réseaux pour ce qu’ils sont. Mais en revanche, par respect pour les artistes, la captation elle-même, sera diffusée sur le site de l’Opéra. Une captation, si réussie soit elle, c’est une vision à part. C’est la promotion d’une certaine manière de ce qu’on fait. Ce ne sera jamais un moyen de faire vivre les artistes, ça ne remplacera jamais, jamais, jamais un spectacle en salle. C’est sur lui qu’il faut concentrer tous nos efforts, quels que soient les problèmes, les difficultés, les contraintes. Y renoncer, c’est renoncer à l’art lyrique tout court. D’aucuns aujourd’hui voudraient les voir disparaître et s’interrogent sur la recréation des troupes, propre à assurer qualité et sécurité, sans déplacements anti-écologiques, en vantant un modèle d’outre-Rhin.
Les limites du système de troupe sont connues : les rôles titre sont le plus souvent recrutés ailleurs, et, d’autre part, les plus talentueux trouvent rapidement les moyens de se produire sur d’autres scènes et quittent plus ou moins rapidement leur « maison mère ». Ainsi, deux de nos plus talentueux chanteurs français ont quitté très vite la troupe de l’Opéra de Lyon, et c’est normal. Le modèle n’est pas sans défaut. Notre modèle latin de logique festivalière fonctionne parfaitement, pour peu qu’on sache faire preuve de mesure et de cohérence dans les distributions, dans le fonctionnement même d’une maison. Il est souple, réactif et peut donner toute la sécurité aux artistes pour peu qu’on s’en donne la peine, et qu’on s’intéresse à eux. A Dijon comme ailleurs, on a réussi à mener au bout malgré la Covid des productions ambitieuses. Ce soir, il y a 17 solistes. On a un triple chœur et un orchestre nombreux. On a appris de la première vague qu’on peut travailler autrement, c’est à dire par exemple avec des systèmes de bulle qui font que ne se croisent que les chanteurs qui se croisent dans la réalité. Les solistes sont confinés entre leur hébergement et l’opéra. Les tests quasi systématiques, la discipline individuelle rigoureuse, y compris sur les temps de pause, ont permis de limiter au maximum la diffusion du virus. En appliquant ces méthodes très rationnelles et de bon sens, on peut affirmer que l’épidémie n’interdit pas la réalisation de projets ambitieux avec un effectif significatif.
Ensuite se pose la question des coûts de cet art total. Plutôt que de coût, et hors considération des cachets du star-système qu’il faudrait pourtant bien réinterroger en ce moment, tant les écarts de rémunération sont abyssaux, hérités du passé et aujourd’hui devenus injustifiables j’ai envie de parler de ceux qui en vivent, et des métiers que l’on a envie de faire vivre. Grâce à l’opéra, Dijon dispose d’un chœur permanent, qui n’a cessé de progresser. On fait vivre pour une large part un orchestre semi-permanent, on fait vivre des ateliers de décors…Tous ces savoir-faire, décors, costumes, tous les techniciens, qu’ils soient permanents ou intermittents, ou qu’ils travaillent dans des ateliers ou entreprises de la région Bourgogne Franche-Comté. Donc, en fait, on fait vivre tout un écosystème. L’opéra entretient des savoir-faire et des compétences complexes.
La question, fondamentale, est alors : notre société veut -elle continuer à jouir de ces savoir-faire et de les partager avec le plus grand nombre, et que chacun puisse y participer et y contribuer, dans la mesure de ses compétences ? Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est bien pour ça. Si la réponse est oui, alors la question du coût n’est pas perçue de la même manière puisque, encore une fois, ces personnes vivent sur le territoire, qu’ils travaillent à La Poste, chez Seb ou à l’opéra, ils sont tous autant indispensables. Je ne vois aucune différence.
Laurent Joyeux © Gilles Abegg
L’action culturelle, le rayonnement, parler à tous, en quoi les missions de l’opéra évoluent-elles ?
Aujourd’hui, avec les tragédies que l’on traverse, convaincre du caractère indispensable de l’action culturelle, en direction de tous les publics, n’est pas le problème. Toutes les maisons d’opéra le font, convaincues de l’absolue nécessité de la démarche. Ce qui manque, c’est plutôt un relais.
Dans notre société, la valorisation véritable de la culture va diminuant. On la limite très souvent à un divertissement, la musique est devenue un objet, marketing ou non, et n’est plus le sujet. Notre enseignement y a sa responsabilité, éminente. L’histoire de tous les arts et la culture littéraire s’appauvrissent énormément. Malgré les dispositifs marginaux, on n’est toujours qu’un complément, c’est le fameux supplément d’âme, la cerise sur le gâteau, plus décorative qu’essentielle. On nous dit que la culture a un rôle à jouer pour le vivre ensemble. Ce qui est vrai, bien entendu, mais, tant qu’il n’y aura pas fondamentalement un socle humaniste intangible qui soit enseigné, quelles que soient les réformes, on restera dans l’annonce. L’humanisme républicain n’a cessé de s’effilocher depuis la IIIe République. Il n’est maintenu vivant que par des professeurs exemplaires qui savent transmettre, au-delà du contenu d’un enseignement, la passion, la curiosité, la générosité et le formidable pouvoir d’émancipation et de liberté de la culture, tout comme la tolérance et l’acceptation totale de l’autre qu’elle seule permet. Si je suis ici aujourd’hui, c’est grâce à eux tous.
L’engagement qu’on doit avoir structure. Il faut continuer à être audacieux, à provoquer, à remettre en cause, à bouleverser, à interroger. Pas dans la provocation gratuite, d’une mise en scène, ce genre de choses, pour moi, n’a aucun intérêt. Mais dans la recherche d’une pluridisciplinarité éclairée. Par exemple si on prend l’opéra de ce soir, c’est l’Arioste. Trop peu de gens connaissent l’Arioste, encore moins l’ont lu. L’Arioste pose bien des questions fondamentales. C’est quand même Charlemagne, les Sarrasins, les errances de l’amour… Et aujourd’hui, rares sont ceux qui ont ces références, c’est ce qui me fait peur. Il faut susciter la curiosité, renseigner à travers tous les moyens dont nous disposons, s’ouvrir aux autres arts, à l’histoire. Le fait de programmer un opéra romain, après avoir fait de l’opéra vénitien après la naissance du genre à Florence, Mantoue etc. invite à approfondir, à resituer, par-delà le plaisir des sens comme de l’esprit. On ouvre progressivement les choses et c’est là qu’il faut continuer à oser et qu’on nous attend. Sinon, nous allons rester dans notre environnement douillet, on va s’enfermer petit à petit dans des habitudes, ce sera toujours la même chose, plus ou moins les mêmes oeuvres, avec les mêmes artistes à la mode, plus ou moins les mêmes esthétiques, le même regard sur le monde d’une même classe dominante. Là, on a des opportunités énormes d’attirer d’autres personnes, dans la diversité. Chacun est alors à égalité, face à l’inconnu, on livre simplement à tous les clés pour comprendre. C’est comme avec les créations contemporaines. Ça permet d’ouvrir le champ des connaissances au bénéfice de chacun.
Régulièrement, on assiste à une mise en cause de tout ce que nous partageons par certain personnel politique qui va idéologiquement considérer que ce sont les attributs du conservatisme, l’apanage d’une bourgeoisie installée, comme il était d’usage que les jeunes filles de bonne famille jouent du piano au XIXe S.
On revient encore à ça. Et moi, ça me révolte. C’est au contraire le partage qui doit être notre règle : les chefs d’oeuvre de l’art et de l’esprit humain doivent être accessibles au plus grand nombre, dans le vrai sens du terme. Tout ce qui fonde l’opéra appartient autant aux fils d’ouvriers qu’à la jeune fille de bonne famille qui prend ses cours de piano au Conservatoire tous les mercredis après-midi. Contrairement à l’Italie, avec la figure emblématique de Verdi par exemple, l’opéra en France au XIXe siècle n’a pas été un un art populaire. C’est plutôt la littérature (Dumas, Hugo, Zola) qui a joué ce rôle de pénétration par la culture des classes populaires, qui se sont complétement approprié ces oeuvres de l’esprit, comme l’a souligné Gramsci en son temps. Le rôle de l’école est essentiel. C’est à dire qu’aujourd’hui, si on a la chance d’avoir des parents qui vous emmènent au spectacle, si on a la chance d’aller au Conservatoire, alors peut-être a-t-on une chance d’avoir accès à un certain nombre de choses. Sinon, le risque c’est l’enfermement dans un monde borné par ce qu’en font les médias et les réseaux sociaux.
L’absence de volonté de transmettre la culture européenne vécue comme une unité me choque. Or, l’opéra est notre patrimoine commun, c’est une porte d’entrée formidable sur la culture européenne et je trouve que cette porte d’entrée n’est pas suffisamment reconnue par nos institutions. Modestement, à Dijon, on a voulu partager cette culture européenne et qui ne s’est pas limitée à la musique, c’est ça qui m’intéresse, mais aussi à l’histoire, la littérature, la photographie. C’est pour ça qu’il y a ces cycles tchèques, pour l’opéra, par exemple. C’est pour ça qu’il y a cette histoire sur la naissance de l’opéra en Italie et sa diffusion en Europe, etc. Or, on en est presque à revenir à une préférence nationale. C’est à dire qu’à la limite, il faudrait que je programme un quota d’œuvres françaises avec un quota de chanteurs français, voire pire encore dans une logique territoriale, s’enfermer dans la programmation quasi exclusive d’artistes locaux. Ça n’a jamais été le cas de la musique. Quand on fait venir Mozart à Paris, on le fait venir parce qu’il est génial et qu’il faut l’entendre. Quand Haendel, Haydn ou Mendelssohn s’installent à Londres, quand Berlioz va chercher la reconnaissance en Allemagne, en Russie, en Grande-Bretagne… jamais la musique n’a été contenue par les frontières. Il faut sortir de ces conceptions mortifères. Andreas Staier illustre autant la musique germanique que Byrd, Rameau, Couperin, les musiques ibériques ou italiennes. Les résidences d’artistes, qui font partie de l’ADN de l’opéra, ont participé à cette dimension européenne. Nous ne sommes plus une pièce du puzzle éclaté, tout est rassemblé pour une image harmonieuse, gratifiante, qui éclaire notre patrimoine.
La labellisation de l’Opéra de Dijon (Théâtre lyrique d’intérêt national) en 2017, le Prix de la meilleure co-production européenne pour Les Boréades (avec Emmanuelle Haïm et Barrie Kosky) en 2019, puis la nomination aux International Opera Awards en février dernier, avec La Finta pazza (Leonardo García Alarcón et Jean-Yves Ruf) ont récompensé le travail accompli sous votre mandat. Quelles ont été les grandes lignes de votre projet ?
Avant 2008-2009, le répertoire comprenait principalement les opéras italiens célèbres de la seconde moitié du XIXe S et l’opérette française. Aujourd’hui, il s’est considérablement élargi. Les nouvelles productions ont été nombreuses, du premier baroque au XXe S, encore trop négligé en France. La liste est longue. Les résidences, de Leonardo García Alarcón à Brice Pauset, nous ont permis de recréer El Prometeo, La finta pazza, les commandes, de créer Les Châtiments en attendant Point d’orgue de Thierry Escaich, et bien d’autres œuvres de notre temps. L’interprétation sur instruments historiques, la recherche de l’excellence et de l’authenticité, servies par les interprètes et les ensembles les plus recherchés constitue une autre ligne de force. Nombre de metteurs en scène de stature internationale (Philippe Himmelmann, Nicola Raab, Robyn Orlin, Barrie Kosky… ) ou issus du théâtre et faisant leurs premiers pas dans le domaine lyrique (Jean-Yves Ruf, Jean-François Sivadier, Guillaume Vincent, Benoît Lambert, et tant d’autres), ont trouvé à Dijon le moyen de réaliser leurs ambitions. L’Opéra de Dijon a pu contribuer à faire émerger de futures stars de la scène lyrique mondiale (Sonya Yoncheva dès 2010, Sabine Hogrefe, à partir de 2011, Daniel Brenna deux ans après, Thomas Bauer, Lea Desandre, Eva Zaïcik …) chantant maintenant sur les grandes scènes internationales. Que ce soit en lien avec l’Académie Européenne de Musique du festival d’Aix-en-Provence, ou au cours de stages de professionnalisation, l’Opéra a participé à l’insertion professionnelle de jeunes chanteurs. Le réseau européen et français de co-producteurs s’est tissé au fil des ans avec les maisons les plus prestigieuses comme avec de plus modestes, toutes animées du désir d’avancer dans l’excellence. Nous avons eu aussi le privilège d’accueillir les plus grands orchestres, sous la directions de chefs emblématiques. La liste des solistes prendrait une page. Des saisons thématiques ont permis de donner une cohérence à la programmation, alliant découverte et approfondissement de répertoires comme de cultures particulièrement riches. Pour autant, les acteurs locaux et les institutions ont été associés à cette démarche. La collaboration prévilègiée avec l’O.D.B., avec les Traversées baroques, le chœur Arsys, l’ensemble Aedes… les partenariats avec l’ESM de Bourgogne Franche-Comté, avec les scènes régionales sont des composantes essentielles à l’activité de l’opéra.
Toutes ces actions ont permis d’accroître, de fidéliser un public plus jeune (27 % de moins de 26 ans), avec un prix moyen du billet parmi les moins chers de France, tout en assainissant les finances. Les déficits cumulés, hérités de la gestion passée ont été comblés. Les recettes propres atteignaient 26 % en 2018, alors que les charges de structure étaient ramenées à 45 % du budget total. Un travail profond de réformes institutionnelles a été conduit, aboutissant à la réunion dans une même structure de l’Auditorium et du Grand-Théâtre. La refonte des statuts a été réalisée, adaptée aux exigences d’un opéra moderne. Une gestion dynamique des personnels a contribué à une situation sociale apaisée, assortie, aujourd’hui, d’un dialogue de qualité.
Longue serait la liste des jeunes chanteurs qui ont commencé à Dijon et qui, maintenant, se trouvent au sommet de l’affiche. Comment fait-on pour déceler leur potentiel, avant qu’ils s’épanouissent dans des productions de plus en plus ambitieuses ?
Il n’y pas de règle, ce serait trop facile. Evidemment les capacités techniques comptent, ensuite, j’accorde beaucoup d’importance à l’oreille du chanteur, c’est à dire sa capacité à entendre ce qui se passe autour de lui, sa capacité à connaître le rôle des autres, mais pas seulement parce que ça, c’est encore le B.A.BA, mais c’est aussi connaître ce qui se passe à l’orchestre. C’est un point de départ indispensable. Enfin, ce sont ses capacités humaines qui feront la différence. Quand on va passer six semaines ensemble à travailler des choses difficiles, tous les jours, sur le plateau, on verra si c’est quelqu’un qui va travailler en groupe qui écoute le chef, le metteur en scène, les assistants, les chefs de chant, qui ont souvent beaucoup de choses à dire. Est-ce qu’ils écoutent les conseils de tout le monde et sont capables de retravailler ? Je pense, par exemple, à Daniel Brenna, qui est pour moi une force de travail hallucinante. On l’avait pris au départ pour auditionner dans le rôle de Siegfried. J’avais déjà des idées d’autres chanteurs. Lui est venu et il a voulu me dire « Voilà moi ce dont je suis capable ». Formidable. On a beaucoup travaillé. Or notre Siegmund nous a lâchés à un moment où il était là. Daniel Brenna nous a spontanément dit : « je ne connais pas du tout le rôle. Laissez-moi jusqu’à demain, je pense que je suis capable de le faire »… Son agent nous a confirmé qu’il ne l’avait jamais chanté, et a trouvé que ça lui paraissait beaucoup… Le Siegmund de Daniel était parfait : par cœur, sans la moindre faute musicale ou de texte. Incroyable ! il a cette capacité de rebondir tout de suite sur quelque chose, en travaillant énormément, toutes les nuits. C’est typiquement le genre de parcours intéressant où cette capacité exceptionnelle se combine à une modestie extrême, tout en étant un partenaire attentif à chacun, y compris dans les emplois les plus modestes. A ce propos, la capacité à épauler, à encadrer de jeunes chanteurs est une qualité essentielle à la réussite d’un projet. Sabine Hogrefe, par exemple, ne laissera jamais un jeune sur le côté. Elle a toujours à donner, à mettre en confiance, à transmettre des choses dont on n’a pas conscience, de façon informelle, et cette attention participe à la réussite collective. Cette espèce de remise en question permanente, sans trop en faire, mais toujours avec une attention rigoureuse au texte musical est essentielle. Le texte, souvent, ils le connaissent. Ils ont une idée du rôle. Mais ceux qui percent vraiment sont ceux qui connaissent parfaitement musicalement les choses, ont étudié et réfléchi au style. Si on prend la musique ancienne, par exemple, on voit tout de suite ceux qui reproduisent des recettes transmises par le maître, et puis ceux qui vont vraiment cherché à réinterroger les textes, qui vont aller travailler avec le chef ou la cheffe à ce propos et qui acceptent de refaire complètement ce qu’ils avaient prévu.
Quels sont les meilleurs souvenirs que vous conserverez de ce mandat ?
D’abord, il y en a énormément et ils sont extrêmement personnels. Par exemple quelque chose d’ énorme quand Emilio Pomarico a dirigé le Wozzeck avec le SWR Orchester Baden-Baden Freiburg. La résonance de la salle, avec laquelle il a joué notamment pour la fameuse pédale de si. Après, dans un rapport un peu plus mystique, la Messe en si, spatialisée, par Leonardo García Alarcón : le temps suspendu. Les Boréades restent pour moi l’aboutissement de ce qu’on a voulu faire avec Emmanuelle Haïm. La maturité de son art et sa connaissance intime de cette musique sont exceptionnelles. Arriver à faire coïncider exactement, par exemple, tous les ornements du continuo du chanteur et de l’orchestre en même temps, avec le même état d’esprit, tout en donnant une impression de naturel et de liberté absolue de chacun. Ça restera un moment inoubliable, incroyable. Après, je garde aussi, malgré le vif débat parmi les critiques qu’il a pu y avoir (Télérama et Forumopera versus le Figaro, par exemple), une émotion énorme avec le Ring évidemment, et l’orchestre couvert en fosse, comme à Bayreuth. Mais surtout, ce sont toutes les rencontres avec les artistes, bien sûr. Certains sont devenus évidemment des amis, mais ce n’est pas le sujet. Ce que je veux dire, c’est que ces résidences ont permis, au-delà des artistes concernés, de fidéliser à Dijon d’autres solistes. Je pense à Isabelle Faust, Alexander Melnikov, par exemple, qui viennent régulièrement. Ce sont tous ces échanges avec cette communauté d’artistes qui resteront un souvenir extrêmement fort. Je l’ai vécu comme une espèce d’utopie d’artistes européens qui se rencontrent, certains se voyant indépendamment de Dijon, d’ailleurs, et puis se retrouvant à Dijon ou pas, mais échangeant sur des sujets où Dijon était finalement un peu au cœur, à la croisée des chemins des uns et des autres dans leur parcours individuel. S’il y a une réussite dont je suis fier, c’est peut être d’avoir permis que chacun poursuive son chemin et son parcours individuel, mais en s’enrichissant de celui des autres, sans exclusive. Par exemple, Dijon n’est pas devenu un centre des ayatollahs de la musique ancienne qui ne supportent pas qu’on joue les Sonates et Partitas sur un violon moderne. Pas du tout. Ce n’est pas la question. Le sujet principal, c’était la musique, qu’elle soit lyrique, instrumentale, de chambre, ce qu’on veut. Et tout en laissant cette liberté aux artistes d’échanger entre eux et qu’on ait permis ces échanges, ces parcours et ces découvertes mutuelles. Là, on a l’impression d’avoir été utile à son territoire – on en a déjà parlé – comme d’avoir été utile aux artistes. Un opéra, c’est d’abord une maison d’artistes. Ce n’est pas une structure qui est au service d’un directeur qui va imprimer sa marque de telle et telle manière parce qu’il sait. Ça, je n’y crois pas une seconde. Moi, ce qui m’intéresse, c’est qu’on essaie de révéler les choses, d’accompagner les artistes, de les aider, de les épauler pour qu’ils s’épanouissent. Les artistes d’abord.
Orphelins, quelque peu désemparés depuis l’annonce de votre départ, nombre de familiers, publics, artistes, personnels de l’opéra appréhendent l’ère qui s’ouvre. Quel message souhaitez- vous leur communiquer ?
Déjà, merci pour la confiance qu’ils m’ont faite en acceptant d’être bousculés, parfois involontairement. La remise en cause fait partie du jeu. Bien sûr, il y a des lignes de force, il y a des repères. Mais, malgré tout, il faut accepter de toujours remettre sur le métier les certitudes.
Je ne connais pas du tout, pour le moment, le projet de mon successeur donc je serais bien en peine de dire ceci ou cela. Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, l’opéra de Dijon a une place singulière dans le paysage lyrique, qui est liée aussi à son modèle original entre ensembles associés en résidence et ensembles permanents, qui se complètent et se renforcent les uns les autres. Les ensembles permanents et les ensembles indépendants. Pas les uns contre les autres. Avec la musique et l’opéra, on est dans un même cadre : salles de concert et maison de production d’opéra. Aujourd’hui, c’est cette expérience-là, originale, qui a été labellisée par le ministère. Donc, je ne crois pas qu’on puisse remettre cette reconnaissance en cause. Ce sera poursuivi d’une manière ou d’une autre par mon successeur. Sous quelle forme ? Ce sera à lui de l’annoncer. Mais en tout cas, le chemin est déjà tracé. L’histoire de cette maison va se poursuivre. Il y aura forcément des changements importants dans la politique artistique puisque chaque directeur porte un peu ses idéaux, mais il est sain que ça change. Ça permettra de renouveler une approche pour chaque spectateur et ne pas s’endormir là aussi dans des certitudes. Il n’y a pas que les artistes qui sont venus. Il y a aussi d’autres esthétiques qui ne sont pas les miennes, mais qui ont tout à fait droit d’être représentées et défendues. Je crois que ça fait partie du parcours de chacun que de vivre une histoire différente. Ce sera forcément autre chose, mais ce sera toujours intéressant. Soit parce que ça confortera la conviction que ce qui a été présenté avec les artistes qui nous ont fait confiance était juste, soit au contraire par une remise en cause également justifiée. Donc, ce qui m’importe, c’est que mes successeurs restent curieux et qu’ils restent ouverts à des propositions différentes. Mais encore une fois, je n’ai pas d’inquiétude sur la trajectoire de la maison, dans le sens où c’est une maison bien gérée, solide, reconnue, qui coproduit avec de grandes scènes européennes, qui a la confiance d’artistes européens de renom, pour être un lieu d’émergence de jeunes talents. Il appartient au nouveau directeur de capitaliser là-dessus et d’utiliser tous ces atouts pour poursuivre avec une esthétique qui sera forcément autre. Toutes les pierres sont là. Il faut continuer de les polir, tranquillement.