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Pour que l’Art survive à l’homme

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18 octobre 2021
Pour que l’Art survive à l’homme

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Les récentes affaires d’agressions sexuelles dans le domaine de la musique classique ayant été portées à la connaissance du public participent d’un mouvement de fond porteur à la fois d’une demande de réparation et de revendications légitimes.

Un nombre important de victimes apportent leurs expériences sur la place publique pour deux raisons principales. La première est que l’appareil judiciaire a longtemps été mal exploité ou grippé (et ce, de la plainte jusqu’au jugement) quant à la reconnaissance des agressions faites aux femmes. La seconde est que nous faisons désormais face à l’accumulation d’une souffrance historiquement constatée, qui est trop souvent le lot de toute femme dépendant d’une hiérarchie décisionnaire masculine.

Quelque chose a changé

C’est dans ce contexte que les femmes ont pris conscience qu’elles pouvaient prendre la parole. L’effet actuellement produit est celui d’un déferlement, d’un embouteillage de dénonciations, chacune renvoyant à un cas particulier qu’il nous semble impossible d’évaluer dans la masse et hors d’un tribunal. Les médias s’en emparent avec voracité, nourrissant de fait une inquiétante surenchère. Au cours de ces dernières années, nous avons pu prendre connaissance de cas de musiciens soupçonnés dans des affaires d’agressions, autour desquels la pression de l’opinion publique était si forte que des sanctions étaient prises avant même qu’un jugement ne soit rendu (mise à pied immédiate par exemple).

Il existe donc une dérive possible de cet extraordinaire mouvement. Ainsi, le témoignage de la souffrance intime d’une victime peut suffire à déclencher la condamnation publique d’un agresseur qui, normalement, dans un État de droit, reste présumé innocent jusqu’à son jugement. Nous sommes passés à une reconnaissance systématique voire systémique de toute prise de parole, quelle que soit la manière de faire ou d’agir.

Il n’est pas question dans cette réflexion d’établir le procès de quiconque. Ces agissements existent indubitablement, et on doit évidemment se féliciter que la parole des victimes d’agressions sexuelles dans le milieu artistique (gardons d’ailleurs à l’esprit qu’il ne s’agit pas uniquement de femmes), à qui l’histoire avait jusque-là très peu accordé de crédit, soit pour la première fois reconnue. Il était temps que ces souffrances aux conséquences dramatiques sur les plans physique et psychologique soient entendues. Mais, parallèlement à cela, il est important de se montrer à la hauteur d’un tournant historique dont la puissance est renforcée par la mise en exergue essentielle de la production féminine et la réhabilitation de femmes exceptionnelles dont les travaux ont été volés (comme en témoigne la prise en compte de « l’effet Matilda » dans le domaine des sciences par exemple).

Respecter une hauteur de vue

Les combats nés de souffrances doivent néanmoins rester déontologiques, et s’inscrire avant tout dans le cadre d’une réflexion : initialement, qu’est-ce qu’une agression sexuelle sinon une prise de pouvoir d’une personne sur une autre ? L’absence d’assentiment a minima est une négation de l’identité de l’autre, et donc une forme de fascisme si l’on circonscrit l’acte au plan intellectuel. Et il se trouve que, statistiquement, la majeure partie des postes à responsabilités est occupée par des hommes, ce qui rend inéluctable la supériorité numérique des exactions des hommes à l’encontre des femmes.

Revenons à cette lame de fond bien contemporaine : que demande la femme – cet homme politique comme les autres? Que dit-elle actuellement dans l’agora ? En grande partie qu’elle reprend le pouvoir sur elle-même, et ce notamment par son corps, par le plaisir, et par l’affranchissement d’un certain regard de l’homme : le « male gaze ». Celui-ci, étant considéré comme « dominant », a été analysé et disséqué artistiquement et politiquement avant que des femmes puissent investir l’espace public d’autres regards, tout à fait différents, sur le corps de la femme comme sur celui de l’homme. Il en découle une pluralité de visions artistiques et de phénomènes politiques, dont le lesbianisme militant est actuellement un des exemples les plus marquants.

Être toujours en capacité de décider avec qui on se lie sexuellement est politique, puissant : il s’agit d’une forme d’affranchissement. Par extension, on assiste à la naissance d’un rapport plus vaste avec le pouvoir pensé de manière générale, car c’est ainsi que la conquête d’un espace nécessaire au développement du potentiel de création féminine naît, s’inscrit et grandit. Le fait d’être formée au développement de soi à travers la création et le pouvoir (le « faire » et le « dire ») est lié à la corporéité et à l’inscription des corps dans l’espace public (investissement physique réalisé sans crainte et sans entrave) – et conséquemment dans les strates hiérarchiques des milieux socio-professionnels.

De l’invisibilisation comme impasse

À l’aune de ce constat, annuler la valeur et la transmission de la production artistique d’un homme ou d’une femme parce qu’on l’a jugé sur des critères comportementaux déviants, témoigne d’un danger significatif pour la démocratie. Si une personne doit être jugée, qu’elle purge sa peine en bonne et due forme, mais l’art devrait être en mesure de se débarrasser des enjeux de pouvoir et des jugements ad hominem. C’est ce que l’on doit à cette forme suprême d’expression humaine dans toute la richesse de ses visages, aussi douloureux soient-ils à regarder.

Si l’on suit cette ligne de conduite, il est moralement possible d’organiser une production incluant une personne ayant été jugée. Il incombe simplement à chacun de ne pas verser dans l’hagiographie ou la complaisance vis-à-vis de cet artiste. Si l’on exige de soi-même et des autres cette rigueur morale et intellectuelle, n’importe quel artiste doit pouvoir survivre au « scandale ». En réalité, ce que l’humain porte de sa potentielle prise de conscience, de son évolution, agrandit la réflexion de l’ensemble de l’humanité. Le phénomène actuel de « volonté d’annulation », ce mouvement qui souhaite tout bonnement « supprimer » un individu, nous ôte le souvenir de l’exemple à ne pas suivre. « Un homme, ça s’empêche », disait Camus. Il est possible de prendre de la hauteur et d’être noble dans cette opportunité actuelle que nous offre l’histoire de se regarder enfin, face-à- face. Et l’art a cette portée.

 

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