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Questionnaire de Proust – Carl Ghazarossian : « Je serais une gentille sorcière, qui guiderait « les âmes en perdition, en mal de tout », plutôt que de les frire comme des supions ! »

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Interview
22 septembre 2023
Carl Ghazarossian sort un disque, « Le cœur en forme de fraise » avec le pianiste Emmanuel Olivier. Il sera bientôt dans Lakmé à l’Opéra de Nice dans une mise en scène de Laurent Pelly.

Infos sur l’œuvre

Détails

Mon meilleur souvenir dans une salle d’opéra ?
La première fois que je suis allé au Festival de Bayreuth en 1990. C’était le cadeau qu’on m’avait promis pour le bac. Mais les places sont arrivées un an plus tôt et j’ai dû signer une promesse de réussite pour l’année suivante. J’ai assisté au Ring mis en scène par Harry Kupfer et au Vaisseau fantôme de Dieter Dorn. C’était un rêve d’enfant qui se réalisait (c’est avec Wagner que j’ai découvert l’opéra) et, comme promis, j’ai eu le bac l’année suivante.

Mon pire souvenir dans une salle d’opéra (ou « mon pire souvenir sur scène ») ?
Lors d’une répétition, je me suis disputé avec un autre soliste et nous avons failli en venir aux mains. Le choc était tellement violent que j’ai été aphone pendant trois jours. Bien entendu, trois jours plus tard, nous nous sommes excusés et tout est rentré dans l’ordre. Je ne peux même pas expliquer comment on a pu en arriver là. La scène est un lieu sacré, un lieu de jeu et de plaisir, d’où les querelles, les rancœurs et la violence doivent être bannies.

Le livre qui a changé ma vie ?
Sans hésitation, À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. J’ai attendu longtemps avant de m’y plonger. J’avais peur de ne pas y arriver, avec toutes les bêtises que j’entendais sur cette oeuvre : les phrases sont trop longues, il n’y a pas d’histoire, c’est ennuyeux… En réalité, c’est tout le contraire. Il y a même des passages hilarants. Et la façon dont l’auteur décortique minutieusement le sentiment amoureux est bouleversante et tellement actuelle.

Le chanteur du passé avec lequel j’aurais aimé me produire.
Il y en a tant ! Felicity Lott, Régine Crespin, Léonie Rysanek, Astrid Varnay…
Leur technique, leur timbre, leur musicalité et même leurs défauts les rendent immédiatement reconnaissables. Mon précédent enregistrement avec Emmanuel Olivier « J’aurais voulu être une chanteuse » est un hommage à ces grandes chanteuses du passé.

Mon plus grand moment de grâce face à une œuvre d’art.
À chaque fois que j’écoute « Tristan und Isolde », au disque ou en live.
Wagner a composé, sur un poème d’amour métaphysique, qu’il a lui-même écrit, une musique extrêmement physique, érotique et sensuelle. C’est pour moi la plus grande oeuvre d’art.

La ville où je me sens chez moi ?
Toutes les belles grandes villes, qui ont du tempérament, du désordre et de la saleté, symboles de vie, d’énergie et de désirs : Paris (où j’habite), Madrid, Rome. Et s’il y a en plus le soleil et la mer dans la ville, comme à Marseille (où je suis né), Naples, Venise ou New-York, je me sens encore plus chez moi.

La ville qui m’angoisse ?
L’inverse. Toutes les villes lisses, propres et ordonnées : Münich, Zürich, Genève, Luxembourg.

Ce qui, dans mon pays, me rend le plus fier ?
La liberté.

Le metteur-en-scène dont je me sens le plus proche ?
Jean-François Sivadier, Olivier Py et Émeline Bayart.

Mon pire souvenir avec un chef ?
Un chef insupportable, qui ne connaissait rien à la voix et qui venait dans ma loge me faire des notes – c’est à dire des remarques musicales et vocales, sur ma technique, ma diction et mon interprétation – pendant l’entracte, alors que le spectacle n’était pas encore terminé et qu’il fallait que je reste concentré. C’était avant de travailler avec un deuxième, pire que le premier : lui notait sur sa partition ce qui ne lui convenait pas, pendant le spectacle, depuis son pupitre, comme si on était à l’école, tout en manifestant son mécontentement avec ostentation !

Le chef ou la cheffe qui m’a le plus appris ?
C’est Jean-Claude Malgoire, qui m’a fait découvrir la musique baroque, alors que je ne chantais que de l’opérette et de l’opéra comique et que je n’écoutais que du Wagner. Il m’a ouvert les portes d’un monde esthétique et sonore envoutant. Il me manque beaucoup.

À part chanter, ce que j’ai dû faire de plus compliqué sur scène ?
Chanter et danser en même temps. C’est quasiment impossible de gainer comme les danseurs lorsque l’on chante. C’est même l’inverse du geste respiratoire du chanteur.

Si je pouvais apprendre un instrument du jour au lendemain, lequel serait-il ?
Ce serait la danse. Comme dans le chant, le corps est l’instrument, mais sans aucun son. J’adore la musique, mais j’aime encore plus le silence. J’écoute très peu de musique chez moi, sauf quand j’ai envie de danser et là, je mets du disco ! Tout ce que les danseurs arrivent à exprimer avec leur corps est prodigieux. Et quand je vois la grâce de mes amis danseurs dans leurs mouvements quotidiens, je suis fasciné. Même si je sous-estime certainement les douleurs qu’ils endurent, la brièveté de leur carrière et la minceur de leurs salaires, comparés à celui des chanteurs.

Un opéra dont j’aurais voulu être le créateur du rôle-titre ?
L’Orfeo de Claudio Monteverdi. C’est le rôle que j’ai le plus aimé chanter. La tessiture est idéale pour ma voix et le sujet me bouleverse : la vanité du chantre, qui, avec orgueil, pense vaincre la mort par la beauté de son chant. J’aurais adoré travailler avec le compositeur et le librettiste dans un lieu aussi somptueux que le Pallazzo ducale de Mantoue, où l’œuvre a été créée.

Le chanteur du passé dont l’écoute m’a le plus appris ?
Il y en a trop.
Rysanek pour son intensité dramatique
Varnay pour la beauté du timbre et la longueur de la tessiture
Nilsson pour la fulgurance des aigus
Crespin pour son art de la déclamation
Lott pour les pianissimi, la diction et la sensibilité, dans le répertoire du Lied et de la Mélodie, que j’affectionne tant
Callas pour l’interprétation absolue sans aucune concession
Gedda pour la technique au service de la musique
Simoneau pour le naturel et la clarté des voyelles
Wunderlich pour toutes ces qualités

Le chanteur du présent que je trouve d’une générosité rare ?
C’est la générosité qui se fait de plus en plus rare et pas seulement dans le monde de l’art lyrique. Je parle de la générosité du cœur, celle que l’on va chercher au fond de son âme et que l’on offre gratuitement. Et la profusion et la multiplication des réseaux sociaux et des moyens de communication alimentent l’égocentrisme et le narcissisme des humains et des artistes en particulier. Bien entendu, le chanteur d’opéra, de par son mode d’expression est en représentation. D’ailleurs, je succombe moi-même régulièrement à la tentation du narcissisme sur mon compte Instagram. Mais je suis toujours déçu de voir qu’une story partageant la découverte, dans un musée, d’une œuvre d’art, qui m’a ébloui, est moins appréciée qu’un selfie, où je me mets en scène dans un lieu et une tenue extravagants. Si le chanteur est costumé, maquillé, qu’il joue un rôle éloigné de sa personnalité, il n’en offre pas moins une part de lui-même, un autre moi, au public. C’est cette part intime de l’artiste, mise en lumière, qui va toucher l’auditeur et non pas un selfie ou une publication d’annonce de concert. Je suis profondément attaché à la culture de l’effort de notre art exigeant et je crains que le faire savoir prenne le pas sur le savoir-faire. Heureusement, il y a des artistes comme Sabine Devieilhe, qui sont profondément généreux, parce que naturels et sincères, à la scène comme à la ville.

Si j’étais un personnage de Disney ?
Ursula, la sorcière des mers de « La petite Sirène », pour sa coiffure, qui ressemble à la mienne (j’ai en ce moment une coiffure différente de la photo que je vous ai envoyée : mes cheveux sont plus longs et frisés) et qui devient de plus en plus indisciplinée, comme lorsque je nage dans la Mer Méditerranée, mon occupation estivale principale, avec le bronzage, dans les Calanques de Marseille. Elle est doublée, dans la version française, par Micheline Dax, que j’adore depuis que je suis gamin. Mais je serais une gentille sorcière, qui guiderait « les âmes en perdition, en mal de tout », comme elle le chante, plutôt que de les frire comme des supions !

Mon plus grand moment d’embarras ?
Dans la Flûte enchantée, avec les Opéras en plein air, je chantais Monostatos. Nous étions sonorisés avec des micros dans nos costumes et nos coiffures et l’orchestre n’était pas devant nous, mais dans une salle du château devant lequel nous nous produisions. Pour garder le contact avec le chef, il y avait des prompteurs et des retours sonores sur le plateau. Donc, des difficultés techniques supplémentaires en plus de chanter en plein air. Un soir, je me suis décalé et de rage, j’ai juré (un « putaaaain » bien marseillais) et tous les spectateurs ont pu l’entendre grâce à la sonorisation ! 

Le compositeur auquel j’ai envie de dire “mon cher, ta musique n’est pas pour moi” ?
Rossini. J’aime écouter ses opéras, surtout en live. Mais ils demandent une pyrotechnie vocale dont je ne suis pas capable. J’ai cependant pris beaucoup de plaisir à incarner Rosine, dans le duo Rosine-Figaro du Barbier de Séville, lors un workshop organisé par Jean-François Sivadier à l’Opéra de Lille, avec Emmanuel Olivier au piano ! C’est cette première collaboration, qui nous a donné envie d’enregistrer le programme de « J’aurais voulu être une chanteuse », puis cet hommage à Francis Poulenc. Nous travaillons en ce moment sur notre troisième album en duo.

Ma personnalité historique préférée.
Louis II de Bavière. Sans son soutien financier, politique et amical, Wagner n’aurait jamais pu faire jouer ses oeuvres, construire son théâtre et créer son festival. J’aime particulièrement l’image de cette figure romantique, qu’en a donnée Lucchino Visconti dans son film Ludwig, ainsi que l’interprétation sombre et émouvante d’Helmut Berger, récemment disparu.

Si l’étais un Lied ou une Mélodie.
Les Chemins de l’amour de Francis Poulenc, ces « chemins qui vont à la mer » et la mélancolie liée à la fin de l’été, ma saison préférée, comme un amour qui se termine. Et puis le jour où l’on arrête de chercher les chemins de l’amour ou l’amour en général, lorsqu’on n’est plus capable d’aimer, c’est qu’on est mort.

Mon pire souvenir historique des 40 dernières années.
Les attentats de novembre 2015.

Le rôle que je ne chanterai plus jamais.
Je dirai plutôt les rôles que je ne chanterai jamais, car ils ne sont pas pour ma voix, mais que je rêverais de chanter : Brünnhilde et Wotan dans le troisième acte de La Walkyrie et dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Je pleure à chaque fois que je regarde ce troisième acte.

Ma devise
« Toujours voir le verre à moitié plein ». Mes amis me trouvent toujours positif, débordant d’énergie, solaire. Est-ce à cause du soleil que je stocke l’été pendant mes journées dans les calanques et que je redistribue aux gens que j’aime ?

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