Mon meilleur souvenir dans une salle d’opéra
Comme spectateur : le Boris Godounov mis en scène par Willy Decker à l’Opéra Amsterdam en 2008. Comme metteur en scène : les applaudissements du public pour La Beauté du Monde de Julien Bilodeau et Michel Marc Bouchard à l’Opéra de Montréal en novembre dernier. Voir une salle comble et chaleureuse pour un opéra contemporain racontant l’invasion du Louvre par les Nazis en 1940 et défendant la beauté de l’art dans le chaos, ça m’a bouleversé.
Mon pire souvenir dans une salle d’opéra ?
Le 28 octobre 2020. Nous répétons Pelléas et Mélisande pour l’Opéra de Bordeaux. Emmanuel Macron annonce un reconfinement à partir du 29 octobre à minuit. Tous les détails de mise en scène rajoutés par rapport à la création et à la tournée du spectacle au Japon en 2018 ne seront jamais présentés aux spectateurs. En catastrophe, la répétition du lendemain devient une générale publique. Heureusement, les micros d’Alpha Classics sont là pour en tirer un enregistrement.
Le livre /film qui a changé ma vie ?
Amadeus, de Miloš Forman. C’est diffusé le 5 décembre 1991 sur « Antenne 2 », pour le bicentenaire de la mort de Mozart. Je suis petit, je reçois un électrochoc qui change ma vie. Du jour au lendemain, je me mets à collectionner tout Mozart, à dessiner des décors pour Don Giovanni, à esquisser des costumes pour Les Noces de Figaro ! Mais mes proches savent que je n’arrive pas à cacher longtemps mes penchants occultes pour Le père Noël est une ordure, Les Visiteurs et Jurassic Park.
L’artiste du passé que j’aurais aimé mettre-en-scène.
Lorraine Hunt. Sa Médée de Charpentier, sa Theodorade Haendel, son Octavie de Monteverdi et surtout sa Phèdre de Rameau comptent parmi les plus grands uppercuts tragiques que j’aies reçus en pleine figure.
Mon plus grand moment de grâce face à une œuvre d’art.
Je pleure à chaque fois que j’écoute Les Vêpres à la Vierge de Monteverdi, qu’elles soient interprétées par le Monteverdi Choir, le Bach Collegium Japan ou Pygmalion etc. J’avais monté Le Combat de Tancrède et Clorinde, je rêve de ses opéras. Dans un autre ordre d’idée, La pie de Claude Monet, pour l’effet de calme qu’elle produit sur moi.
La ville où je me sens chez moi ?
Montréal : j’ai besoin de marcher dans ses rues pleines de briques rouges et de plantes, d’y retrouver mes amis artistes, mes complices interprètes (l’école de jeu québécoise est une de plus belle du monde pour moi). Paris, aussi, où se croisent tant d’histoires, d’influences artistiques, de moments de vie personnelle inoubliables. Mes Alpes natales, évidemment, où habite ma famille chérie.
La ville qui m’angoisse ?
Je n’en ai pas encore rencontré. Si de l’angoisse monte, je cours à la piscine (rires) et je nage. Ça m’apaise.
Mon pire souvenir de mise-en-scène ?
Non mais ça se dit pas, ça !.
Le metteur-en-scène qui m’a le plus appris ?
J’ai appris des artistes que j’ai assistés. Je garde aussi un souvenir fort des archives manuscrites de Patrice Chéreau, que j’ai consultées en Normandie pour ma thèse. Chéreau n’était pas seulement le fabuleux conteur d’histoire que l’on sait. C’était un chercheur infatigable, une érudition considérable, un instinct qui devraient nous inspirer encore longtemps. Son propos était puissant, limpide. Il était amoureux des œuvres tout en les éclairant d’une dimension inédite : à méditer, aujourd’hui, non ?
La question qui m’énerve le plus.
« Tu mets en scène du théâtre et de l’opéra. Tu vas choisir quoi finalement ? » Je ne sais pas d’où vient ce besoin de classer, découper. C’est comme si on me demandait de choisir entre l’inspiration et l’expiration quand je respire, ou entre l’huile et le vinaigre dans masauce de salade.
L’œuvre la plus complexe qu’il m’ait été donné de mettre en scène.
Il y en a plusieurs, au théâtre surtout. Dans Britannicus de Racine, trouver comment faire surgir la vie à fleur de peau des alexandrins m’a demandé énormément de travail en 2019. Je m’appuie sur cette expérience marquante pour répéter, en ce moment, Le Misanthrope de Molière, qui va partir en tournée dans tout le Québec.
Si je pouvais apprendre un instrument du jour au lendemain, lequel serait-il ?
Du hautbois d’amour. Comme ça, je pourrais beaucoup jouer plein de cantates de Bach. Et puis, juste le nom de cet instrument : c’est trop beau !
Un opéra dont j’aurais voulu être le créateur ?
Written on skin. J’ai été bouleversé par la perfection de cet opéra de Georges Benjamin et Martin Crimp mis en scène par Katie Mitchell au Festival d’Aix-en-Provence en 2012. Deux ans plus tard, j’ai suivi le workshop de Martin Crimp dans le cadre de l’Académie du Festivald’Aix. Ça m’a marqué au fer rouge.
Le chanteur du passé dont l’écoute m’a le plus appris ?
Tant mezzos wagneriennes ! Sans être exclusif, LeonieRysanek, Martha Mödl, Christa Ludwig, plus récemment Waltraud Meier. Je me sens hanté par ces torches vives, alors que je planche en ce moment sur la mise en scène de Lohengrin pour l’Opéra national du Rhin, afin d’accompagner la prise de rôle de Michael Spyres.
Le chanteur du présent que je trouve d’une générosité rare ?
Stéphane Degout. Quand on a commencé à répéter Eugène Onéguine au Capitole de Toulouse, en décembre 2020, j’ai admiré sa générosité humaine, sa splendeur vocale, mais aussi l’homme de lettres qui avait parfaitement lu son Pouchkine. Au printemps 2024, nous allons pouvoir reprendre ce que le reconfinement de l’époque avait interrompu.
Mon plus grand moment d’embarras ?
En décembre 2014, je suis assistant à la mise en scène à l’Opéra–Comique sur La Chauve-souris de Strauss. Sabine Devieilhe tombe malade pendant l’une des représentations. Avec Ivan, on doit faire répéter le rôle d’Adèle à Jodie Devos, qui relève le défi triomphalement. Je me souviens que, pour sa première représentation sur scène dans ce rôle, je reste caché, coincé à côté de la machine à laver installée au fond du décor, pour lui souffler les futures entrées ou lui rappeler les accessoires à prendre. Il y avait bien de l’adrénaline dans cette buanderie en fond de scène (rires).
Si j’étais un personnage de Disney ?
Un aristochat ! En bon chat, je crois sincèrement à la puissance de la douceur mais j’apprécie qu’on respecte mon indépendance d’esprit.
Le compositeur auquel j’ai envie de dire “mon cher, ta musique n’est pas pour moi” ?
J’ai essayé plusieurs fois mais, je l’avoue, j’ai du mal avec Rossini. Pardon aux mélomanes !
Ma personnalité historique préférée.
Goethe. À une époque où on range tout le monde dans des cases, il représente pour moi une leçon : c’est un inclassable. Il a été dramaturge, poète, homme de science, spécialiste des couleurs, botaniste, homme de gouvernement. C’est ce qui m’a incité à demander à 12 auteurs et autrices du monde entier de réécrire le son Faust. Après Montréal, Luxembourg, Compiègne, nous présentons notre réécriture du 5 au 17 octobre 2023 au Théâtre de la Cité Internationale de Paris.
Si je voulais être une pièce ou un livret d’opéra ?
Je citerai une pièce qui est devenue un opéra : Ariane et Barbe-Bleue de Maeterlinck et Dukas. J’admire Ariane, ce personnage puissant qui affiche sa détermination et ses convictions, sans les imposer au monde par la force. Quelle leçon étrange, complexe !
Mon pire souvenir historique des 40 dernières années.
Les attentats de novembre 2015 à Paris. J’apprenais la nouvelle en sortant d’une représentation de La Dispute de Marivaux à Montréal. J’étais terrorisé pour mes proches à Paris. Le hasard a fait que ma grand-mère décédait quelques heures plus tard, dans sa maison de retraite. Je débutais en même temps les répétitions de 4.48 Psychose de Sarah Kane, un texte bouleversant sur la mort auquel je me sens obligé de revenir régulièrement avec la comédienne Sophie Cadieux, et auquel je reviendrai encore dans un an.
L’œuvre que je ne mettrai plus jamais en scène ou que je voudrais remettre en scène.
Je voudrais remettre en scène Pelléas et Mélisande tous les dix ans. L’œuvre m’habite, son sens est inépuisable.J‘ai l’impression de vivre avec elle depuis toujours.
Ma devise
Dans Armide de Lully et Quinault, que je vais mettre en scène à l’Opéra Royal de Drottningholm l’été prochain, il y a cette phrase simple qui n’est pas une devise mais qui m’interpelle : « Les beaux jours que l’on perd sont pour jamais perdus ! » Dans notre monde qui donne l’impression de s’effondrer (et il faut lutter contre cet effondrement), je suis aussi sensible à l’idée de ne pas laisser passer des joies vraiment simples, de ne pas négliger l’instant présent.