Être invité à se produire en récital au Festival de Beaune pourrait monter à la tête d’un jeune contre-ténor (28 ans) et une consécration aussi précoce n’est pas nécessairement un cadeau. Elle s’apparente même à un véritable challenge. L’exercice le surexpose et lui met la pression : décevoir les attentes est tout simplement impensable. Certains auraient probablement cherché à nous en mettre plein les oreilles et auraient privilégié les numéros spectaculaires, en espérant flatter ainsi le goût d’une frange non négligeable du public pour les cabrioles et la haute voltige – un goût entretenu par des marchands d’illusions qui annoncent régulièrement la résurrection des castrats. Paul-Antoine Bénos-Djian nous propose, avec la complicité féconde de Stéphane Fuget et de ses Épopées, le plus intelligent des programmes : celui qui exalte la beauté rare de l’instrument et permet à l’interprète de trouver la voie du cœur. Séduire et toucher en même temps l’auditeur, en alternant des pages chargées d’affects et qui prennent à la gorge et d’autres plus légères, sinon rêveuses qui relâchent l’étreinte. Du sublime et de la grâce, les chefs-d’œuvre de Haendel et Vivaldi voisinant avec les joyaux moins familiers de Stradella et Albinoni. L’assistance sera comblée et lui réservera un triomphe. Retour sur une soirée bénie des dieux.
Philippe Jaroussky, qui vient de diriger Paul-Antoine Bénos-Djian dans Il Primo Omicidio de Scarlatti après l’avoir accueilli dans son Académie, s’enflamme pour « un des talents les plus naturels de la nouvelle génération avec sa somptueuse voix d’alto » (Seule compte la musique, conversations avec Vincent Agrech, Papiers Musique, Collection Via Appia). Le naturel, précisément, est bien ce qui frappe dans son émission vocale, car une telle franchise n’est guère courante chez les contre-ténors. Cette voix si charnelle nous confronte ensuite au mystère du timbre : vecteur des émotions suggérées par la musique, mais également porteur d’une émotion intrinsèque qui, elle aussi, trouvera directement le chemin du cœur, du moins de certains. Affaire de sensibilité, d’idiosyncrasie : irréductible, insondable. Décrire la voix de Paul-Antoine Bénos-Djian nous amène à employer des adjectifs auxquels nous n’aurions jamais cru un jour recourir pour parler d’un alto masculin : chaleureuse et enveloppante, ronde et mordorée.
Richesse du timbre, mais également richesse des intentions. Et ici encore, c’est le naturel qui prévaut : le discours jaillit avec une immédiateté et une spontanéité qui abolissent instantanément la distance qui nous sépare. La soirée débute avec Mi palpita il cor, une des cantates arcadiennes les plus prisées des chanteurs et singulièrement des contre-ténors qui ont popularisé sa variante avec flûte, nettement plus jouée que celles pour soprano et hautbois. Cependant, aucun n’avait encore rendu aussi palpable l’inquiétude qui taraude le berger éconduit dans l’arioso liminaire. D’ordinaire, dans la sicilienne « Ho tanti affanni », les entrelacs des solistes et les aigus caressants du falsettiste nous plongent dans un ravissement qui tend à reléguer le texte au second plan. Or, les inflexions de Paul-Antoine Bénos-Djian nous rappellent la souffrance de l’infortuné et la pièce recouvre son ambiguïté troublante, à la fois charmeuse et doloriste. Avec le San Giovanni Battista de Stradella, l’interprète retrouve cette fois un rôle qu’il a marqué de son empreinte et qu’il incarne à nouveau, au plein sens du terme, même si ce n’est que le temps d’un air, mais quel air ! « Io per me non cangerei » n’est pas seulement chanté de mémoire, mais vécu avec une intensité qui, pour peu que nous fermions les yeux, nous transporte en la Chapelle Notre-Dame de l’Immaculée Conception de Nantes, un pluvieux soir de novembre. C’était en 2018 ; c’était hier. Damien Guillon y dirigeait une version de concert de l’oratorio et la profession de foi du Baptiste nous submergeait. Inoubliable.
Le concerto ripieno pour cordes (en l’occurrence un quatuor) et basse continue en ré mineur de Vivaldi (RV 128) ménage une heureuse et riante diversion après cet épisode poignant. La lecture très enlevée et en même temps raffinée (le climat irréel du trop bref Largo !) des Épopées augure le meilleur pour ce jeune ensemble à la cohésion déjà remarquable. Il faut dire que si la formation a vu le jour il y a trois ans, son directeur, Stéphane Fuget, n’a rien d’un nouveau venu sur la planète baroque. En résidence à Beaune, il y dirigera Il Ritorno d’Ulisse in Patria le 24 juillet prochain (diffusion en direct sur France Musique), mais pour l’heure, son expérience d’assistant et chef de chant aux côtés de Christophe Rousset, Marc Minkowski ou Jean-Christophe Spinosi, nourrit les miracles qu’il réalise à la tête d’une phalange réduite à sept instrumentistes. Si, à plusieurs reprises, le concert nous propulse au théâtre, c’est grâce au charisme exceptionnel de Paul-Antoine Bénos-Djian, mais également à l’acuité dramatique du chef et de ses musiciens. Les Épopées plantent si bien le décor qu’elles nous font oublier l’absence du hautbois dans les premières mesures de la plainte d’Ottone (« Voi che udite il mio lamento », Agrippina). Alors que l’accompagnato nous montrait d’emblée, sous le dépit, la grandeur intacte du Romain, le lamento affiche une puissance expressive inouïe et sa noblesse affleure à nouveau dans la déploration. La concentration de l’artiste, son engagement trahissent la fréquentation du rôle qu’il a déjà endossé à Halle et Dortmund.
A contrario, Paul-Antoine Bénos-Djian ne s’est pas encore glissé dans le costume d’Orlando. Taillé sur mesure pour le contralto profond de Senesino, il devrait lui aller comme un gant. Son approche directe et sans apprêts – viscérale même – de la scène de la folie pourrait dérouter les spectateurs habitués à des interprétations plus inventives, sinon fascinés par les sophistications d’un Mehta. Sa vision se développera probablement à la faveur du travail scénique. En revanche, nous rendons les armes devant la manière dont il s’approprie et conduit jusqu’à son terme l’agonie de Tolomeo (« Stille amare »). Bien plus que les coloratures (« Venti turbini » de Rinaldo, livrées en bouquet final), énergiques et grisantes, la gestion du souffle dans cette page extraordinaire, le dosage de l’émission, les demi-teintes et nuances révèlent l’impeccable maîtrise du technicien.
Partenaire de luxe chez Haendel (« Mi palpita il cor »), la flûtiste Anna Besson participe derechef à notre ensorcèlement et rivalise d’élégance avec Paul-Antoine Bénos-Djian dans le fameux « Sol da te mio dolce amore » de Ruggiero (Orlando furioso). La très contemplative aria d’Apollo « Pianta bella », extraite de la sérénade pastorale d’Albinoni Il Nascimento dell’Aurora, évolue dans un registre poétique assez proche et où la sensibilité du contre-ténor fait mouche. L’allant joyeux et irrésistible de l’Andante Allegro du concerto pour orgue opus 4 n°6 de Haendel, joué ici dans sa transcription pour clavecin, nous arrache à la douce torpeur où nous commencions de sombrer. Un murmure d’étonnement mêlé de satisfaction parcourt l’auditoire à l’annonce du premier bis : « Music for a while ». L’énergie déclamatoire déployée par le contre-ténor français et le relief qu’il donne à certains mots nous rappellent les origines théâtrales, souvent oubliées, du plus célèbre tube de Purcell, destiné à l’Oedipus de Dryden et Lee et renouvellent l’interprétation qu’il en donnait l’automne dernier à Royaumont avec le Consort de Justin Taylor. Offert en second bis, la reprise de « Voi che udite il mio lamento » (Agrippina) se pare d’accents encore plus déchirants, plus désespérés. Le don de soi, jusqu’au bout, d’une irrépressible sincérité.
Impossible de conclure sans évoquer l’agenda des prochains mois. Paul-Antoine Bénos-Djian reprendra tout d’abord en début de saison le rôle-titre de Rinaldo à l’Opéra de Renne, dans la production de Claire Dancoisne, mais cette fois sous la direction de Damien Guillon. Son lyrisme intense devrait ensuite faire merveille dans Theodora de Haendel – l’oratorio préféré du compositeur et on comprend pourquoi ! – au sein d’un casting qui donne le vertige : Lisette Oropesa, Michael Spyres et Joyce DiDonato. Cette version de concert accompagnée par Il Pomo d’Oro et Maxim Emelyanychev sera donnée à Vienne, Milan, Paris (TCE) et Essen. Nous retrouverons également notre alto au disque, notamment à l’affiche d’une nouvelle intégrale du Mitridate de Mozart gravée par Marc Minkowski (Farnace), dans la distribution d’Il Primo Omicidio de Scarlatti dirigé par Philippe Jaroussky et dans le splendide Stabat Mater de Scarlatti mis en boîte par Bertrand Cuiller.