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Regina Resnik, l’inclassable

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Nécrologie
14 août 2013

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Chère Regina Resnik,

Au moment de vous rendre hommage, alors que vous venez de rejoindre le Grand Conservatoire, j’avoue ne pas trop savoir par où commencer. Par quel bout prendre vos plus de 40 ans de carrière ? C’est que, contrairement à nombre de vos congénères, on a le sentiment que vous avez mis un point d’honneur à ne pas vous laisser enfermer dans une catégorie aux contours bien arrêtés. Inclassable, voilà le mot qui vous définit le mieux. Combien, comme vous, ont eu une carrière de soprano, vite suivie par une carrière de mezzo, et ont à la fois les honneurs de Bayreuth et de Broadway ? Bien peu, assurément.

Fille d’immigrés ukrainiens installés aux Etats-Unis, née dans le Bronx, vous étudiez la musique à l’université. A 20 ans, vous remportez un concours de chant radiophonique, et débutez dans la foulée à New York (au New Opera Company) en… Lady Macbeth, qui n’est pas précisément le rôle que l’on imagine pour des débuts, sous la baguette de Fritz Busch, qui plus est ! Très vite, vous vous retrouvez à Mexico City, où vous vous produisez en Leonore et en Micaëla, sous la direction d’Erich Kleiber. Décidément, vos premiers pas furent placés sous de bien augustes auspices ! Vous ne tardez du reste pas à trouver la route du Met, où vous êtes engagée dès 1944, à 22 ans, pour remplacer au pied levé Zinka Milanov souffrante en Leonora du Trouvère. Leonore, Aïda, Tosca, Butterfly, Donna Anna et Donna Elvira, Ellen Orford dans Peter Grimes, Rosalinde, Musette, Venus suivent et rien ne semble devoir entamer cette trajectoire fulgurante. Vous resterez au Met 30 saisons, y incarnerez 38 rôles dans plus de 300 représentations. D’où vient pourtant, que l’on arrive pas complètement à vous assimiler à l’âge d’or du Met de l’ère Bing ? En vérité, Bing, autocrate tout puissant, ne vous a jamais complètement adoptée. Pour commencer, vous aviez été recrutée sous l’ère Johnson, et ne lui étiez donc pas redevable d’avoir été admise dans le saint des saints de la scène lyrique américaine. Et puis, avouons-le : Bing n’a jamais accepté la courageuse décision que vous avez prise en 1954. Vous remarquez cette année là que votre timbre s’assombrit inexorablement. Vous le remarquez, et on vous le fait remarquer… Vous décidez alors d’interrompre temporairement votre carrière pour retravailler votre voix avec le baryton Giuseppe Danise, celui-même qui fut votre premier professeur, et vous migrez définitivement vers le registre de mezzo. Une fois la métamorphose achevée, vous vous sentez mieux dans votre voix : pas de doute, vous êtes bien une mezzo, orientée par erreur – ou par facilité – vers le registre de soprano. Vous pouvez alors entamer sereinement, en 1956, votre deuxième carrière. Mezzo, vous l’êtes devenue par choix et non par défaut, comme tant d’autres, sous l’effet du poids des ans. Cela, Rudolf Bing n’a pas su ou voulu le comprendre. Dès lors, il vous a toujours considéré comme une mezzo « de caractère ». Oh certes, à ses yeux, vous faites toujours partie de la famille du MET, votre présence aux galas de 1966 et 1972 en témoigne, mais vous vous retrouvez abonnée aux marges du grand répertoire, bonne à distribuer en Quickly, Marcellina, Comtesse de La Dame de Pique et autres , ou à créer la vieille Baronne dans Vanessa de Barber, mais certainement pas en Amnéris, Eboli ou Azucena, il vous préfère quasi-systématiquement les pourtant discutables Blanche Thebom, Irene Dalis, Nell Rankin ou Rosalind Elias. Mezzo de caractère, disions-nous… Du caractère, il est vrai que vous en avez à revendre. Sans doute ce caractère bien trempé a t-il également compliqué vos relations avec Bing, qui n’aimait pas qu’on lui résiste… Au passage, on rappellera que, pas rancunière pour deux sous, vous figurez à l’affiche de la soirée de gala donnée au Met en avril 1972 à l’occasion du départ de ce cher Rudolf. Vous y interprétez une version légèrement remaniée de l’air d’Orlofsky, avec des paroles désopilantes. Un moment absolument savoureux, qui regorge de délicieux sous-entendus.

 



Votre caractère vous a, à l’évidence, permis d’assumer une réorientation vocale qui n’allait pas de soi. C’est ce même fichu caractère qui vous a permis à Marseille, un soir de 1963, de dompter un public affreusement indiscipliné. Un gigantesque chahut, de ceux dont le public marseillais s’est fait une spécialité, menaçait de faire sombrer la représentation de Carmen. Des légumes commençaient même à pleuvoir sur scène. Vous vous êtes alors avancée, bravant le danger, et en fixant crânement les balcons d’où provenait le chahut, vous avez, dans un français impeccable, de votre voix de cuivre, lancé à pleine puissance un « Silence » péremptoire et définitif, dont les murs résonnent encore. Le silence instantanément se fit dans la salle, la représentation put continuer.

Qu’importe finalement si vous n’avez pas eu au Met la carrière de mezzo que vous auriez dû y avoir. D’autres en ont profité, et non des moindres : Londres, Vienne, Paris, Salzbourg, et même Bayreuth (en 1953, pour une Sieglinde où l’on vous sent déjà à l’étroit, puis en 1961, pour une Fricka sculpturale et marmoréenne, heureusement préservée par le disque). Sur les plus grandes scènes, on peut alors admirer pendant deux décennies votre Carmen, atypique mais certainement pas indifférente ou votre impayable Quickly que Bernstein eut le bon goût de retenir pour son enregistrement déjanté, mais aussi votre Clytemnestre, une des plus saisissantes et grandioses de ces années, dont vous laissez un portrait complexe, mêlant la déchéance, le grotesque et le pathétique, et n’oubliant jamais qu’elle est une reine (una regina…). Dans cet extrait d’une représentation viennoise, vous réussissez même à en remontrer à Birgit Nilsson. 

 

Fort heureusement, votre carrière de mezzo est assez bien documentée : les studios de Decca et de CBS vous ont régulièrement accueillie et permis de léguer à la postérité votre Carmen, votre Clytemnestre, votre Hérodiade, mais aussi un Orlofsky savoureux sous la baguette de Karajan à Vienne en 1960. Vous nous permettrez de ne pas mettre sur le même plan votre Ulrica de 1972, qui vous trouve mal dirigée, et imparfaitement entourée. Les éditeurs de témoignages live ont fait le reste, et ont notamment sauvé une Didon londonienne de 1959 qui mérite assurément d’être connue. Partout, on retrouve avec bonheur votre timbre cuivré inimitable, immédiatement reconnaissable, cette voix chaude et rauque, « smoky » dirait-on dans votre langue maternelle, mise au service d’une prononciation remarquable quelle que soit la langue chantée. Partout, on est frappé par l’impact de votre chant, reflet d’une puissance dramatique en scène hors du commun, relevée par tous les critiques.

D’un tempérament actif, vous n’avez pas hésité, lorsque l’opéra fit moins appel à vous, à prendre le chemin de la comédie musicale, avec un succès certain. L’extrait qui suit montre qu’à près de 80 ans, vous n’aviez rien perdu de votre force dramatique et de votre présence scénique fascinante.


 
Jusque très tard, vous avez continué à être active sur scène, dans des représentations mêlant théâtre et musique, ou à la télévision, dans des programmes consacrés au patrimoine culturel de la communauté juive à laquelle vous ne manquez jamais de marquer votre attachement. Et toujours cette même force magnétique qui se dégage de vous : une vraie vamp, une bête de scène de la même trempe que Varnay ou Mödl. Vous les avez désormais retrouvées, ainsi que vos glorieux équipiers du MET : Merrill, Tucker, Hines, et quelques autres: belles soirées en perspective !

Chère Régina Resnik, à vous la chanteuse inclassable peut-être, inoubliable sûrement, un seul mot en guise d’au revoir: Reverenza ! 

 
 

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