Il existe des êtres que l’on aimerait couvrir d’éloges, seulement les mots ne viennent pas. Étrange ? Non, car ces êtres, dont l’intelligence et l’exception se racontent plus subtilement, dégagent une telle simplicité qu’il serait inopportun d’abuser de louanges. Renée Auphan fait partie de ces gens doués, avec modestie. Pourtant… Un parcours sans faille : de la création de l’Opéra Lausanne à celui du BFM de Genève, de la direction du Grand Théâtre de Genève à celle de l’Opéra de Marseille, du chant à la mise en scène… Bref, rares sont les domaines du monde lyrique qui lui ont échappé. Aujourd’hui elle nous livre son regard, à la fois sévère et empli d’humanité, sur un univers qu’elle a juste aimé…
Après toutes ces années passées à l’Opéra, est-ce que, selon vous, ce milieu a évolué ?
Dès l’âge de 20 ans, j’apprenais par des amis metteurs en scène et décorateurs, Louis Ducreux, Jean-Denis Malclès ou Raymond Rouleau, que tout avait déjà été fait dans l’opéra et que celui-ci n’était qu’un éternel recommencement. Lorsque nous parlons de renouveau, de réadaptation, il ne faut pas se leurrer, tout a déjà été envisagé il y a plus de 50 ans. Seulement à toute époque, chacun s’imagine être précurseur.
Pour moi, ce qui a changé, c’est la manière d’envisager l’opéra. Une évolution qui s’est d’ailleurs faîte dans le bon sens. L’opéra est devenu ce qu’il aurait toujours du être, du théâtre lyrique. Depuis de nombreuses années nous sommes davantage axés sur le théâtre. Dans les maisons d’opéra françaises, italiennes ou espagnoles, il existe désormais une qualité de travail, meilleure que celle que nous avions lorsque j’ai débuté dans les années 60. À l’époque, nous allions trop vite, un peu comme dans les théâtres allemands, à l’heure actuelle. Un opéra se montait en 3 jours avec des chanteurs qui n’avaient quasiment jamais chanté leur rôle et qui se retrouvaient tout à coup lâchés sur scène. Cela peut être formidable comme catastrophique. Mais le milieu de l’Opéra a aussi changé dans le sens où on se fie davantage à la notoriété qu’aux réelles compétences ou au talent des chanteurs.
Le parfait existe t-il dans l’art lyrique ?
L’art lyrique comporte deux aspects : l’aspect purement vocal puis l’aspect global qui est à la fois théâtral et vocal. La quintessence de l’art lyrique est d’allier les deux choses. C’est là que vous allez être transporté et que tout à coup l’art lyrique devient quelque chose d’absolument unique. Ce qui est extraordinaire c’est de vivre l’émotion théâtrale et l’émotion musicale. Il faut sans cesse ambitionner cette perfection en tant que directeur. Je pense qu’en France comme en Angleterre nous arrivons à l’obtenir même si cela est difficile. Voilà pourquoi le métier de directeur d’opéra est beaucoup plus complexe qu’on ne le croît. Il faut être à la fois théâtral et musical. Si nous n’avons pas ces deux visions-là nous ne sommes pas de bons directeurs.
Votre passage par le chant a-t-il été un atout pour votre métier de directeur et de metteur en scène ?
Il est vrai que cela a été un plus. En tant que metteur en scène parce j’ai appris où étaient les limites afin d’éviter de mettre les chanteurs en danger. Mais cela m’a surtout été utile en tant que directrice principalement sur le plan humain. Quand un chanteur était en difficulté, je l’entendais immédiatement. Je partais en coulisses pour lui parler, tenter de comprendre. Lorsque j’étais chanteuse et que je me sentais mal vocalement, je ne supportais pas que l’on me dise que j’allais bien. L’expérience du chant m’a finalement permis de trouver les mots avec les chanteurs par la suite. Cela m’a permis de leur donner de vrais conseils. J’ai surtout appris à ne pas dire que tout va bien lorsque rien ne va. Avec de mauvais conseils, le chanteur va peut-être pousser sa voix et il lui sera probablement impossible de chanter le lendemain. Il faut savoir réconforter le chanteur sur le moment comme il est important de lui faire remarquer son erreur. Il est important de savoir que nous sommes sur la même longueur d’onde, qu’il existe quelqu’un dans la salle qui entend ce qu’il entend, qui sait pourquoi il a fait cela et pourquoi il a intérêt à faire autre chose.
Aujourd’hui on attend beaucoup du chanteur. Jusqu’où peut-on aller ? N’y a-t-il pas de limite dans l’exercice de cette théâtralité et de cette musicalité parfaite qu’on lui demande ?
Il existe évidemment des limites à ne pas dépasser. Cela doit venir du metteur en scène mais aussi du chanteur. À notre époque, le chanteur veut être tellement évolué et parfait sur le plan théâtral, que souvent il va au-delà de ce qu’il devrait accepter. Un exemple : du temps où j’étais en troupe à l’Opéra de Paris, je vois la Cenerentola avec Teresa Berganza qui chantait le rôle principal. Le metteur en scène lui avait visiblement demandé de descendre et de monter sans arrêt et à toute vitesse un escalier en colimaçon, juste avant son grand air. J’étais dans la salle et je me disais : comment peut-elle accepter cela ? Automatiquement elle va arriver essoufflée et ce n’est pas possible. Il est vrai que parfois nous demandons aux chanteurs des choses qu’ils ne devraient pas accepter. La raison de leur obéissance est souvent liée à la peur du reproche, peur qu’on les imagine dépassés par les événements, plus dans le coup. Le problème vient à la fois du metteur en scène et du chanteur. On ne peut pas dissocier les deux.
Autrefois le chanteur était le roi sur un plateau. Quand j’ai démarré c’était encore le cas. Et puis en vingt ans tout s’est totalement inversé. Le chanteur, aussi excellent soit-il, est désormais à la merci du metteur en scène qui, s’il s’entend bien avec le directeur, peut le congédier du jour au lendemain. Voilà le vrai problème du chanteur actuellement. Les règnes ont changé, la hiérarchie a changé. Aujourd’hui le chanteur est minoritaire. Vous n’avez qu’à regarder les affiches. Lorsqu’on lit des affiches ou des annonces d’opéra, on voit le nom du metteur en scène écrit en gros, comme celui de l’éclairagiste, du décorateur et du chef d’orchestre. Souvent on ne voit pas le nom des chanteurs. C’était impensable dans les années 60. On venait à l’opéra avant tout pour les chanteurs. Maintenant on vient pour la mise en scène. J’ai toujours pris parti pour les chanteurs. Je leur dis souvent qu’ils ne doivent pas tout accepter.
Que faîtes vous de la pression sociale qui semble peser sur les chanteurs ? Ils doivent aujourd’hui être beaux et bons en tout.
Il est vrai que le métier de chanteur est devenu une performance absolue puisqu’on leur demande l’excellence en tout. Ils doivent savoir jouer, avoir une ligne de chant parfaite, une voix impeccable, savoir vocaliser selon les ouvrages. Il est évident que nous exigeons d’eux le maximum de ce qu’il est permis de demander à un être humain. On leur réclame mille fois plus qu’à un comédien, cela est certain. Mais il ne faut pas confondre accepter l’inacceptable et être exigeant. Prenons le physique par exemple. Il n’existe aucune raison de se laisser grossir sous prétexte que cela va soutenir la voix. Le métier de chanteur a toujours demandé une discipline de sportif. Quand j’ai commencé le chant, on me disait : tu ne dois pas boire ni fumer, ni veiller… Cette discipline de vie n’est pas inintéressante. Elle vous sort du lot. Vous vous trouvez en quelque sorte au-dessus de la mêlée lorsque vous êtes dans cette situation-là. Je me suis aperçue au fil des années que la voix est tellement fragile, un don si exceptionnel qu’elle vaut tous les sacrifices du monde.
Le chef d’orchestre ? Voilà quelqu’un qui devrait être plus souvent sous les feux de la rampe.
Le chef d’orchestre est évidemment primordial. Si par malheur il n’est pas bon, il vous déstabilise une mise en scène, un plateau. Mais cela est très difficile à stigmatiser. Même la presse, la critique, le public détermine rarement si une instabilité sur le plateau vient du chef d’orchestre. Il est finalement à part, dans son monde. Curieusement durant ma carrière de chanteuse, j’ai eu plus d’affinité avec les chefs d’orchestre qu’avec les metteurs en scène, alors qu’ils ont toujours été pour moi assez énigmatiques. Paradoxalement ce que je pourrais reprocher à la nouvelle génération c’est de ne pas s’intéresser suffisamment au livret. Ils sont uniquement dans le lyrique. Je me suis aperçu que lorsqu’ils abordent une partition d’opéra neuf fois sur dix ils ne connaissent pas le texte. C’est un phénomène récent. Autrefois les grands chefs du répertoire connaissaient les opéras par cœur. Au moindre trou de mémoire, ils pouvaient vous lancer toutes les répliques. Aujourd’hui cela est très rare et dommage car qu’est ce qui détermine la musique dans un opéra ? Le texte. Vous avez une ponctuation dans le texte. Voilà une problématique à laquelle nous avons affaire au moment de la mise en scène. Je ne me considère pas spécialement comme un metteur en scène mais ce sont des problèmes que j’ai pu rencontrer. Parfois le chanteur n’a pas le temps de s’attarder sur un mot sublime, simplement parce que le chef n’a pas vu passer le mot.
Comment fait-on passer le message à un chef ?
Cela n’est pas toujours évident et ce avec presque tous les chefs que j’ai pu rencontrer. Leur tort est vraiment de ne pas suffisamment s’attarder sur l’aspect littéraire de l’Opéra. Il existe évidemment des exceptions. Prenez par exemple les très grands chefs comme Antonio Pappano à Coven Garden, ou Claudio Abbado… Lorsqu’on les écoute, on comprend immédiatement qu’ils connaissent le texte parce que tout est fluide, facile. Voilà le génie du chef lyrique.
Votre première mise en scène Manon avec Louis Ducreux vous a apporté tous les ingrédients qui ne vous ont jamais quittés tout au long de votre carrière. Quels étaient-ils ?
Louis Ducreux était un acteur et un auteur qui avait écrit plusieurs pièces de théâtres. Il était aussi musicien, pianiste. Ces trois qualités ont fait de lui un metteur en scène d’opéra hors pair. Quand il a mis en scène Manon (il venait de m’engager sur une petite annonce) il m’a demandé de noter tout ce qu’il disait. Je l’ai suivi partout, je l’ai écouté parler au chanteur. Le soir dans un petit bureau de l’Opéra de Marseille je retranscrivais tout ce qu’il avait pu dire dans la journée. « À tel moment, Manon va pour prendre le verre dans tel état d’esprit… » Louis Ducreux donnait une intention pour chaque geste. Il apprenait au chanteur la manière de faire ce geste et il lui expliquait dans quel état d’esprit il devait le faire. C’était un travail tellement précis et plein d’intelligence, que ses mots, ses conseils, m’ont suivi et mon servi tout au long de ma carrière. Je me suis aperçu que non seulement il était nécessaire de donner aux chanteurs des intentions mais que nombre de metteurs en scène ne le faisaient pas. Souvent, ils indiquent au chanteur l’action à faire, sans aller plus loin. Une pratique à laquelle les Américains ne sont pas habitués. Eux demandent systématiquement pourquoi. En une seule mise en scène, Louis Ducreux m’a appris le B-a Ba de ce qu’était la direction d’acteurs. Chaque rôle exige d’adopter une attitude différente et cela se travaille aussi dans la mise en scène, afin que tout devienne naturel. Malheureusement les metteurs en scène ne savent plus l’enseigner, or il le faut parce qu’au conservatoire on ne l’apprend plus.
Cela n’a pas toujours été le cas ?
Autrefois au Conservatoire nous apprenions toutes les époques, les attitudes, les gestes à faire… Aujourd’hui on ne vous apprend plus que la période baroque. Résultat, les baroqueux ne savent faire que du baroqueux avec des gestes sophistiqués, artificiels et les autres ne savent pas faire grand chose. Pour les uns il faut leur désapprendre et pour les autres il faut tout leur enseigner. Louis Ducreux m’a révélé qu’il fallait tout apprendre aux chanteurs car il est très rare de tomber sur quelqu’un qui fait les choses spontanément. De plus en plus les chanteurs sont pris dans un carcan. L’enseignement actuel est stéréotypé. On ne leur laisse pas le temps de dégager leur personnalité. Ils sont un peu brimés, surtout sur le plan physique et ils manquent de spontanéité.
Vous n’aimez pas vraiment les mises en scène contemporaines ? Pourquoi ?
Il est vrai que je n’aime pas particulièrement l’art contemporain en général, peinture, musique, architecture. Concernant la mise en scène, je suis assez partagée car certains ouvrages ont parfois gagné à être bousculés. Je pense par exemple à Rigoletto. La version mafia sicilienne dans un salon de coiffure de Jean-Claude Auvray m’a beaucoup plu. Cela fonctionnait très bien voire cela transcendait l’ouvrage. Il m’a été difficile de le revoir plus tard dans un contexte d’époque. Évidemment la musique s’y prête bien avec son côté canaille. Et puis Rigoletto n’a aucune référence historique, voilà pourquoi ça marche. Tosca en revanche est une œuvre que j’ai beaucoup de mal à voir actualisée. Lorsqu’on parle d’une bataille de Napoléon, la référence historique est incontournable. Je suis plutôt littéraire que musicale en réalité. Je lis énormément depuis l’âge de 12 ans. Voilà pourquoi, j’aime un livret bien fait, une belle langue. Ce qui m’a séduite dans l’opéra c’est la beauté du langage accompagnée de la musique. Cela me dérange lorsque tout à coup le livret n’est pas respecté. En revanche les créations laissent plus de liberté. Un garçon que j’aime beaucoup, Olivier Py, a fait une Damnation de Faust extraordinaire sauf qu’on y voyait des gens nus et dans des scènes un peu pornographiques. Je ne vois pas l’intérêt. Je trouve cela dégradant pour une femme comme pour un homme d’être nu sur scène, sans raison. Cela vient sans doute de ma pudeur naturelle, je ne sais pas.
N’est-ce pas une façon d’attirer un nouveau public, le fait de faire un peu comme au cinéma ?
Dans ce cas, je trouve l’idée encore plus dégradante que de mettre les chanteurs nus sur scène. Quelle est l’utilité, d’autant que le public se renouvelle automatiquement. Nous n’avons jamais manqué de public à l’opéra. Quand les spectacles sont bons, le public vient. Ce n’est pas en affichant la nudité que nous ferons venir les spectateurs. Il existe des night-clubs où le nu intégral n’est pas autorisé et nous le trouverions à l’opéra ? Vous avez parfois des scènes très osées de masturbation, de copulation… Pourquoi, alors que la question ne se pose pas dans le spectacle ? Les choses doivent avoir un sens, une justification. Nous n’allons pas à l’opéra pour cela. Nous y allons pour rêver ! Je ne supporte pas non plus les atteintes à la religion sur scène. Je l’ai toujours interdit. Je refuse de voir un symbole religieux moqué. Et pourtant je ne suis pas religieuse. Il s’agit seulement d’une question de respect pour les croyants. J’ai vu des mises en scènes très contemporaines, magnifiques, parce qu’elles avaient du sens. Par exemple, le Ring actualisé de Patrice Chéreau. Je crois que nous pouvons tout accepter à condition qu’il y ait une intelligence phénoménale derrière et qu’au fond rien ne soir déformé.
La voix a t-elle évolué durant toutes ces années ?
Les voix sont toujours les mêmes. En revanche les comportements ont changé, celui des chanteurs mais aussi des directeurs, des agents. Vous avez par exemple une chanteuse qui est prête à chanter Suzanne des Noces de Figaro, Chérubin… Cette femme a un très joli timbre et elle est très jolie. Rapidement elle va se voir confier le rôle de la comtesse des Noces. Parce qu’on le lui propose, cette jeune femme va le faire. Sauf qu’elle sera moyenne. Après la comtesse, un autre directeur va se dire qu’elle pourrait chanter Marguerite de Faust. La chanteuse va croire qu’elle en est capable puisqu’on le lui propose. Et c’est là qu’elle se trompe. Elle va réussir à chanter certes, mais elle y laissera des plumes. Les chanteurs ne se rendent pas compte à quel point un seul rôle peut décaler leur voix. Même si vous ne le chantez que deux fois. Cela peut décaler une note, sur une voyelle par exemple le « a ». Le « a » va partir légèrement en arrière. La chanteuse ne s’en apercevra pas. Et personne ne s’en apercevra, excepté une oreille exercée. Le problème est qu’à partir de ce « a » décalé, tout va se décaler même si elle revient plus tard vers des rôles qui lui correspondent. Ce phénomène je l’ai vu et expérimenté sur des gens très proches, des barytons, des basses, des sopranos ou des ténors. À l’heure actuelle, beaucoup brûlent les étapes car ils n’ont pas le courage de dire non. J’ai moi-même vécu moi le phénomène. À l’époque j’avais une voix assez extensible avec un médium assez rond, résultat on m’a très vite demandé de chanter des rôles trop graves. Je les ai chantés, mais j’ai payé. D’une manière générale, les chanteurs ont du mal à écouter les conseils. C’est désespérant parfois parce qu’on s’intéresse à eux. Je m’intéresse à beaucoup de jeunes chanteurs et chaque fois je dis, attention retiens ta voix, n’appuie pas… Ils n’en font qu’à leur tête parce qu’il y en a d’autres derrière qui les poussent à le faire.
Et autrefois c’était différent ?
Autrefois nous avions les troupes. La grande troupe de l’Opéra de Paris, par exemple, comptait environ 60 chanteurs, ce qui est énorme. Actuellement nous n’avons pas 60 chanteurs en France. À l’époque nous avions quatre ou cinq personnes pour chaque rôle du répertoire. Comme à la Comédie Française on chantait en alternance les petits rôles et les grands rôles. C’était formidable car les artistes étaient protégés. Aujourd’hui les chanteurs sont lancés dans la nature sans aucune protection. Souvent les professeurs les poussent parce qu’ils croient en eux mais en agissant ainsi, ils leur font faire parfois beaucoup de bêtises. Certains chanteurs se brûlent les ailes à vouloir aller toujours plus loin, plus vite. Ceux qui résistent sont les grands. Cette situation peut être dramatique surtout quand cela se passe à 25 ou 30 ans. De grands chanteurs que je connais ont vu leur technique voler en éclats. Heureusement ils ont su s’arrêter à temps. Un an de pause durant lequel ils ont refait leur technique. Ils s’y sont pris à temps, personne n’a jamais rien su. Mais quand cela arrive au bout de plusieurs années, il est très difficile de revenir en arrière.
Le premier professeur est important?
J’ai commencé à étudier le chant parce que j’étais déjà dans le métier mais côté assistante metteur en scène. Ce n’est qu’après que je me suis orientée vers la direction d’Opéra à Monte-Carlo. J’étais curieuse, j’avais envie de comprendre ce qui se passait, comment il était possible de faire des sons pareils. Après plusieurs essais, je suis tombée sur un très bon professeur. Il m’a formé la voix, l’a posée… Malheureusement mon professeur était très âgé et il est décédé peu de temps après. À sa mort je me suis sentie orpheline car lorsqu’on perd son professeur, celui qui vous construit, on est totalement désemparé. Ma voix était certes fabriquée, mais elle n’était pas rôdée. Cela a été très dur. Le rodage s’est déroulé plus ou moins bien. Ma voix s’était abîmée. J’ai cherché un mécanicien pour arranger ce que j’avais détraqué sauf que celui-ci n’était pas bon et ainsi de suite. J’étais en danger. Voilà pourquoi je n’ai chanté que pendant 12 ans. J’ai vécu beaucoup de souffrance car justement je n’avais pas cette technique aboutie qui fait que nous sommes sûrs de ce que nous faisons.
Existe-t-il des chanteurs vraiment sûrs d’eux ?
Je pense que les chanteurs qui ont eu la chance d’avoir un bon professeur, oui. Vous avez un timbre naturel plus ou moins rond, plus ou moins aigu, c’est la base de la voix, c’est le médium. L’aigu, sauf pour les coloratures, est ensuite monté sur le médium. Il est en quelque sorte fabriqué. Si vous trouvez un professeur qui le construit bien, il ne faut jamais le quitter. Il suffit parfois d’un rôle pour vous déstabiliser. Lorsque je vois des chanteurs en difficulté, je leur conseille vivement de retourner voir leur premier professeur, celui qui a finalement conçu l’instrument. Pas les autres, ceux qui donnent des « Master class ». Une voix, c’est comme un stradivarius. Seule la personne qui l’a construite sait ce qui est abîmé à l’intérieur.
Comme chanteuse, vous avez toujours préféré jouer les travestis. Vous avez d’ailleurs dit qu’une femme se réalise mieux dans le rôle d’un homme que dans celui d’une femme. Pourquoi ?
Lorsqu’on joue le rôle d’une femme cela est rarement un rôle naturel. Par exemple Manon, elle est un peu maniérée, c’est une gamine charmante qui doit jouer son rôle de femme. Il n’y a je crois que dans Carmen qu’une femme peut être naturelle comme à notre époque. En étant travesties nous pouvons finalement être simple. Lorsque nous sommes seules, voire entre amis proches, nos attitudes spontanées en tant que femme manquent parfois de féminité. En revanche en société nous devons faire plus attention à croiser les jambes, se tenir droite… Faire finalement ce que nous attendons d’une femme. Un rôle d’homme permet de vous libérer complètement. Il est essentiel de se sentir libre sur scène, de faire ce dont nous avons envie. Un rôle de travesti permet cette liberté et offre à la femme le plaisir d’être elle-même. Celles qui osent vraiment le faire deviennent d’excellentes travesties. Il n’existe rien de pire que de jouer l’homme. Un travers dans lequel tombe régulièrement les chanteuses simplement parce qu’elles n’osent pas être libres. Je m’y suis risquée. Voilà pourquoi je suis devenue un excellent travesti et que j’étais régulièrement sollicitée pour ce rôle. Mon modèle à l’époque était Gabriel Bacquier. Je n’ai jamais connu de ma vie un chanteur et un acteur aussi formidable. Il se permettait tout sur scène et il était toujours élégant, jamais vulgaire, faisant exactement ce qu’il voulait. Avant de faire mon premier rôle de travesti je suis allée le voir et je me suis dit si Bacquier le fait, je le ferai aussi.
Est-ce important d’observer les autres ?
J’ai toujours été une des rares à assister aux répétitions lorsque j’étais à l’Opéra de Paris. J’allais observer Bacquier, Domingo, Freni… J’assistais également aux spectacles. C’est là que nous pouvons nous imprégner de leur talent. Les jeunes aujourd’hui, une fois sortis des cours, n’assistent pas souvent aux spectacles, ni aux répétitions même lorsqu’ils en ont l’occasion. Pourquoi ? Parce ce qu’ils s’entendent très souvent dire qu’ils sont les meilleurs. À l’heure actuelle, nous assistons à un désastre ! J’ai été énormément perroquet à mes débuts. Nous sommes tous perroquets nous les acteurs, les chanteurs. Il s’agit d’un passage obligatoire. Nous sommes plus ou moins influencés par ce que nous voyons et entendons. Le fait d’aller écouter les grands nous enseigne énormément. Même chose pour les mauvais. On s’est toujours battu pour que les élèves du conservatoire viennent voir. Alors oui ils viendront si tout à coup, il y a un nom phénoménal mais ce n’est pas forcément le nom phénoménal qui va leur apprendre quelque chose. Ce sont tous les très grands artistes qu’il faut aller voir.
Selon vous le milieu de l’opéra est-il ouvert ou fermé ?
L’opéra est un milieu un peu fermé, mais qui ne demanderait qu’à s’ouvrir. Je pense quand même que cet univers est plus abordable qu’il n’y paraît. J’ai connu un certain nombre de personnes à Genève qui ne faisaient pas partie du milieu mais qui ont fait de belles rencontres en allant régulièrement à l’opéra. Dans une ville, un lieu comme l’opéra peut créer un lien social très fort, différent de celui du théâtre. Tout le monde peut se rendre à l’opéra en ne parlant pas la langue. On entend de la musique, on regarde un spectacle. On se retrouve très vite en communion avec le reste de la salle. Si je prends Genève qui est une ville internationale, c’est d’une certaine manière grâce à l’opéra que tout ce monde se côtoie, se rencontre et finit par y adhérer. Je pense que le jour où il n’y aura plus d’opéra dans une grande ville, on sentira un vide énorme car une partie des gens ne sauront plus où se retrouver. Prenez une ville comme Marseille, où se rassemblent les gens ? À l’opéra ! Il n’existe plus vraiment de lieu de rendez-vous. Là-bas se croisent finalement les politiques, les commerçants, les bourgeois, les salariés… Toutes les catégories sociales se fréquentent. La musique touche tellement qu’elle transcende les classes ! C’est la force de l’opéra !
Propos recueillis par Raphaëlle Duroselle