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Richard Tucker, sa foi l’a sauvé

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8 juillet 2013

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Deux coffrets de 24 albums originaux dont plus de la moitié – 14 – n’avait jamais été éditée en CD : Sony Classical n’a pas lésiné sur les moyens pour célébrer le centenaire de la naissance de Richard Tucker (1913-1975). L’écoute de ces enregistrements, réalisés entre 1949 et 1969, dessine le portrait trapu d’un ténor auquel les élans de la foi ouvrirent les portes du Met.

 

Troupier. Par ce terme, on désigne souvent les chanteurs capables d’interpréter la plupart des rôles du répertoire, sans génie mais avec suffisamment de moyens pour tenir leur partie. L’adjectif a une connotation péjorative. A tort. Reconnaissons qu’il faut tout de même un sacré talent pour pouvoir interpréter sans faillir Riccardo, Manrico, Turiddu et autres cadors de l’art lyrique. A écouter Richard Tucker, dans Aida en 1947, parer un par un, mécaniquement presque, les coups que lui assène le soprano acéré de Daniza Ilitsch, ou la même année en Otello, exhaler le fameux « bacio » sans percevoir dans le chant le frémissement qui devrait rendre le mot troublant, on se dit qu’on tient là un ténor à tout chanter, un de ces blocs de pierre, solide mais brut, sur lequel une maison d’opéra peut asseoir sans crainte une représentation, un troupier. Et l’on n’a pas tort.
 

Né de parents d’origine juive roumaine à Brooklyn le 28 août 1913, Richard Tucker montra jeune des aptitudes musicales qu’il développa à la synagogue en chantant pour les mariages et les bar mitzvahs. Parallèlement, l’adolescent, sportif, se forgeait des muscles et un souffle d’acier qui le moment venu, se révèleront utiles. Son mariage avec Sara Perelmuth, le 11 février 1936, fait du ténor Jan Peerce son beau-frère. L’entente entre les deux hommes ne fut apparemment pas toujours cordiale mais Richard doit à Jan d’être présenté à Paul Althouse qui devient son professeur de chant. De fil en aiguille, d’une première audition au Metropolitan Opera qui se solde par un échec, à son entrée par la grande porte dans la prestigieuse institution lyrique, quatre années s’écoulent durant lesquelles l’apprenti ténor discipline ses ambitions et affermit sa technique en chantant Mozart plutôt que Verdi. En parallèle, il trouve au Brooklyn Jewish Center dans les prières hébraïques matière à satisfaire sa foi et son goût pour la musique.
 

C’est là que le directeur du Met, Edward Johnson, vient le dénicher : « Mon garçon, si vous pouvez satisfaire les oreilles critiques de deux mille personnes dans cette synagogue prestigieuse, vous pouvez séduire n’importe quel public au Metropolitan Opera ». Richard Tucker, qui n’a pas froid aux yeux, accepte à condition de débuter dans un premier rôle. Ce sera Enzo de La Gioconda, le 25 janvier 1945, un des débuts, parait-il, les plus applaudis de l’histoire du Met. Une écoute de « Cielo e mar », enregistré deux ans plus tard dans les studios de la Colombia, donne une idée de l’effet que put faire ce débutant sur la scène du Met. On l’imagine délivrer, massif mais inébranlable, une interprétation dont l’impact réside d’abord dans l’impression de force qui se dégage d’un chant porté par le souffle. L’enregistrement n’aide pas à le réaliser mais les témoignages l’affirment : le volume aussi était exceptionnel. La poésie, le désir, l’exaspération sensuelle de l’amant qui attend sa maîtresse, d’autres l’exprimeront davantage mais jamais avec autant de puissance. Cette même année 1947, Richard Tucker reprend le rôle d’Enzo à Vérone, aux côtés d’une soprano, elle aussi débutante : Maria Callas. Son succès aurait éclipsé celui de sa jeune partenaire.

Ce même air, « Cielo e mar », enregistré live à New York presque trente ans plus tard en 1974, circule sur le Web. Malgré un tempo extrêmement lent, on peut vérifier, stupéfait, que la voix a peu bougé. Le souffle demeure remarquablement contrôlé, les registres équilibrés, la ligne à peine moins assurée, l’aigu aminci mais encore vainqueur.
 

Le disque confirme cette longévité hors du commun. Quinze ans séparent les albums Great Tenor Aria (1949) et Richard Tucker Sings Arias from ten Verdi Operas (1964) sans que l’on puisse noter la moindre altération d’un « Celeste Aida » à l’autre. La prise de son est évidemment plus favorable dans le deuxième enregistrement mais le chant reste d’une solidité à toute épreuve. Certaines consonnes sont exagérément mordues ; le si bémol indiqué pianissimo par la partition est envoyé à pleine voix, comme un boulet de canon (dans la première version, le ténor reprend les mots « vicino al sol » une octave plus bas selon la version écrite par Verdi pour le ténor Giuseppe Capponi en 1880 à Parme). C’est que Richard Tucker ne s’embarrasse pas de raffinements. Il lui faut remplir la salle du Met dont il est devenu le ténor favori et dont la taille n’incite pas à la demi-mesure. Il lui faut aussi, en des années où la concurrence est rude, sonner plus latin que ses congénères italiens : Giuseppe di Stefano, Carlo Bergonzi, Franco Corelli… D’où une tendance à l’emphase, au sanglot et autres effets qui aujourd’hui paraissent abusifs.

Radamès, précisément, marque l’entrée de Richard Tucker dans la cour des grands lorsqu’en 1949, Arturo Toscanini lui demande d’interpréter le général égyptien à l’occasion de la première diffusion télévisée d’Aida jamais réalisée aux Etats-Unis. C’est également Radamès qui réunira de nouveau Richard Tucker à Maria Callas dans l’enregistrement studio intégral de l’opéra de Verdi dirigé par Tullio Serafin en 1955.
 

L’album Great duets from Verdi Opera, enregistré en 1962, offre avec « Pur ti riveggo » une autre occasion d’apprécier ce Radamès aux pectoraux développés. L’assurance demeure incontestable mais l’on du mal à trouver la voix « brillante, argentée », telle que la décrit Jürgen Kesting dans l’excellent texte qui accompagne les coffrets Sony Classical. Au contraire, le timbre parait mat, privé d’éclat, comme élimé, passé à une toile émeri qui en aurait éteint les reflets. Malgré les artifices qu’employait Richard Tucker pour ensoleiller son chant, cette absence de lumière joue en sa défaveur. Que l’héroïsme ne soit plus la priorité et notre ténor fait grise mine par rapport à certains de ses congénères, moins solides peut-être mais autrement séduisants. Prenons Mantoue (Rigoletto), Oronte (I Lombardi), Rodolfo (Luisa Miller) : du muscle oui, mais dépourvu de grâce sans que l’on ne puisse jamais incriminer la technique, la souplesse, le style même. Richard Tucker se montre à plusieurs reprises capables de figures belcantistes du meilleur effet, mais la silhouette des héros qu’il dessine est naturellement râblée. Les Verdi de la maturité – Alvaro (La Forza del destino), Arrigo (I vespri siciliani), Gabriele Adorno (Simon Boccanegra) – supportent mieux le buste court et le geste brusque. Puccini, si vaillamment balancé soit-il, pâtit également du manque d’élégance. Rodolfo et Cavaradossi sont des artistes, dont le lyrisme doit autant s’épancher que la force. Même Calaf ne peut se résumer à « Nessun dorma » ; « Non piangere Liu » auparavant veut du sex-appeal. Les mélodies italiennes – « Torna a Surriento », « Non ti scordar di me », « Core ’ngrato »… – dont Richard Tucker fit son fonds de commerce dans les années 50 sont encore plus impitoyables, elles qui exigent d’abord une voix baignée de soleil. Dans le genre, on préfère les chansons américaines où la précision de la diction et la légèreté du ton brillantent l’interprétation. Pour le coup, le charme opère au point de rendre irrésistible la plupart des titres qui composent l’album intitulé The fabulous voice of Richard Tucker. Notre ténor s’y présente sous son jour le plus flatteur, l’accent enjôleur et l’aigu ravageur.
 

 

Dans les années 60, en effet, Richard Tucker a atteint une popularité suffisante pour sacrifier aux joies du crossover. Malgré la profusion de chanteurs légendaires dans sa catégorie, il demeure un des piliers du Met, totalisant en près de 30 ans de carrière 700 apparitions dans 30 rôles différents. Sa participation à des concerts en plein air, à des programmes télévisés ainsi que la signature d’un contrat avec le label Colombia Records, qui ne l’empêche pas d’enregistrer des disques pour RCA, contribuent à établir sa réputation au-delà du cercle des amateurs d’opéra. Le ténor n’a pas que les épaules larges, il a aussi un appétit féroce qui le pousse à oser tous les répertoires. L’opérette viennoise qu’il interprète en anglais, les airs baroques qu’il enregistre en 1964 sont hors de propos stylistiquement parlant. La conduite du chant, l’aplomb du legato, l’égalité des registres méritent cependant considération. L’opéra français s’avère victime, paradoxalement, de la qualité de la diction, pourtant indispensable dans ce répertoire, qui met à nu la prononciation souvent exotique des voyelles. N’était ce défaut, Richard Tucker s’y révélerait magistral, la séduction du timbre étant moins essentielle chez Meyerbeer que chez Puccini. Un souffle épique traverse et anime « Pays merveilleux » (L’Africaine), « Ô souverain, ô juge, ô père » (Le Cid), « Ne pouvant réprimer les élans de la foi » (Hérodiade) ou encore « Vainement Pharaon… » (Joseph), tous quatre dirigés en 1964 par Pierre Devaux.

Grandeur et noblesse deviennent incomparables lorsque les préoccupations de l’artiste rejoignent celles de l’homme. Le rôle d’Eleazar dans La Juive ne pouvait laisser indifférent celui qui toute sa vie durant chanta à la synagogue. New York lui refusant d’interpréter scéniquement une partition qui le touchait intimement, c’est à La Nouvelle-Orléans qu’il put réaliser son projet en 1973. Barcelone et Londres applaudirent ensuite avec frénésie cet Eléazar d’exception dont subsistent plusieurs traces. Parmi elles, il faut avoir écouté l’air « Rachel, quand du seigneur », capté à Londres en 1973. Quelques effets inédits, dont le « moi » final chuchoté par deux fois avant d’être violemment asséné, renouvelle l’interprétation. A 60 ans, Richard Tucker ne possède plus le souffle de ces trente ans, mais ce qui ailleurs serait faiblesse ajoute à l’émotion. Déchiré et déchirant, terrible et brisé conformément au livret, le ténor offre la preuve de cet investissement dramatique qui valut au critique Irving Kolodin de lui écrire : » J’ai assisté à votre Pagliacci il y a quelques jours et j’ai été très impressionné par l’énorme énergie que vous y mettez… ».
 

Au tout début de l’année 1975, Richard Tucker apprend que le Met envisage enfin de mettre en scène La Juive à l’occasion du 30e anniversaire de ses débuts dans la première institution lyrique new-yorkaise. Beverly Sills, Nicolai Gedda et Paul Plishka sont pressentis dans les rôles d’Eudoxie, de Léopold et de Brogni. Leonard Bernstein est chargé de la direction musicale. Le ténor doit rencontrer à ce sujet la direction du Met le 9 janvier, le lendemain d’un récital aux côtés de son ami le baryton Robert Merrill, à Kalamazoo dans le Michigan. Mais le 8 janvier, durant l’après-midi, il est terrassé par une crise cardiaque. La cérémonie funéraire a lieu sur la scène du Met. Tel Moïse, Richard Tucker ne verra pas sa Terre promise.

 

Richard Tucker: The Opera Recital Album Collection (Sony Classical 88765432832)

DISC 1 Verdi Duets
DISC 2 Great Tenor Arias
DISC 3 Celebrated Tenor Arias
DISC 4 Great Love Duets
DISC 5 Starring Richard Tucker’
DISC 6 Richard Tucker sings Puccini
DISC 7 Great Duets from Verdi Operas
DISC 8 Richard Tucker Sings Arias from Ten Verdi operas
DISC 9 A Treasury of French Opera Arias
DISC 10 Celeste Aida – The world’s favorite tenor Arias

Richard Tucker: The Song and Cantorial Album Collection (Sony Classical 88765444742)

DISC 1 Songs from Sunny Italy
DISC 2 Sorrento
DISC 3 The fabulous voice of Richard Tucker
DISC 4 Vienna, City of my dreams
DISC 5 The Art of Bel Canto
DISC 6 The Soul of Italy
DISC 7 What now my love
DISC 8 Cantorial Jewels
DISC 9 Israel Sings / Goldfaden Songs
DISC 10 Welcoming the Sabbath – A Friday Evening Service
DISC 11 Kol Nidre Service
DISC 12 Passover Seder Festival
DISC 13 Hatikvah! Richard Tucker Sings Great Jewish Favorites
DISC 14 First Performance – Lincoln Center Sept 23, 1962

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