Les références d’un chef-d’œuvre rabâché sont si nombreuses qu’on s’interroge sur le moyen d’en renouveler l’approche. John Turturro, brillant acteur et réalisateur américain d’ascendance sicilienne, signe ici sa première mise en scène d’opéra. Aucune surprise, aucune provocation, le familier de l’ouvrage comme celui qui le découvre y trouveront leur compte. La salle du palais ducal, le bouge de Sparafucile et de sa sœur, la maison où est recluse Gilda, tout est planté, y compris les troncs de trois arbres magnifiés durant l’orage. Les costumes, bien dessinés et caractérisés, relèvent de la même volonté de fidélité humble. Nul doute que la riche carrière d’acteur de John Turturro l’ait conduit à focaliser l’attention sur le jeu des chanteurs. Le travail de direction d’acteurs, des solistes, des danseurs, des choristes et figurants est particulièrement abouti. Chaque mouvement, chaque geste paraissent justes, naturels, bien que porteurs de sens. Les ensembles sont soignés, tableaux vivants qui renvoient à la peinture du XVIIe S. La participation du corps de ballet est bienvenue, naturelle, avec des figures qui ne sentent jamais l’artifice ou l’exercice d’école. Il fait le choix d’approfondir le drame plus que de rechercher la nouveauté. La sobriété, le dépouillement, le refus du baroque, un déroulé sans rupture, voilà qui nous rappelle le réalisateur de films. Avec chacun des tableaux enchaîné au précédent, en jouant sur les espaces et les éclairages, un seul changement à vue, la continuité et le rythme sont soutenus, avec pour seule concession les applaudissements saluant tel air ou tel ensemble.
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Huit représentations en neuf jours (avec deux, voire trois distributions différentes), dans le plus vaste théâtre à l’italienne…d’Italie, traduisent bien la passion que les Palermitains éprouvent pour l’opéra. Un public fervent et bruyant se presse pour ce Rigoletto dont on retiendra avant tout la distribution, valeureuse. Les trois premiers rôles ont en commun la jeunesse, la familiarité de leur rôle, l’engagement, les moyens et le style, mais aussi leur origine étrangère, même si rien ne le trahit dans leur chant. Amartuvshin Enkhbat est un splendide baryton verdien. Le jeune chanteur mongol, prix Sutherland, prix Placido Domingo, chante en alternance avec George Petean et l’inoxydable Leo Nucci. Familier du rôle sur les grandes scènes italiennes, il impose son personnage, avec toutes sa richesse psychologique, servi par une voix puissante, colorée, dont les accès de colère comme de tendresse sont remarquablement rendus. Une maîtrise constante, des récitatifs exemplaires, des ensembles équilibrés pour culminer au dernier acte, l’émotion est là. Un mois après l’avoir chanté à Florence, le Péruvien Ivan Ayon Rivas campe un Duc de Mantoue pleinement convaincant. La voix est puissante, jeune, lumineuse, aux aigus insolents et ronds, mais sait aussi déployer toute la panoplie du séducteur désinvolte. En dehors des attributs du pouvoir, son physique de jeune premier suffirait à tourner les têtes de toute la gent féminine. De « Questa o quella » au quatuor du dernier acte, c’est un constant régal. Ruth Iniesta, après son prix au concours Monserrat Caballé en 2014, a entamé une belle carrière internationale. « Figlia, mio padre » surprend par ses couleurs métalliques. Mais le chant va s’épanouir ensuite dans un médium frais et tendre et des aigus aériens. Dès le « Caro nome », elle trouve les accents juvéniles et ardents, ses variations sont exemplaires de précision, de légèreté et de naturel. Le duo final est bouleversant. Le spadassin bourguignon, Sparafucile, et sa sœur, Maddalena, sont remarquables en exécuteurs des basses œuvres. Luca Tittoto a la voix ample, profonde, tranchante et agile, sa large tessiture lui permet une aisance constante dans tous les registres. Beau contralto, Martina Belli, a le timbre chaud , corsé, de la séductrice vénale dont elle a le physique, dépourvue de scrupules, sans une once de vulgarité. Le trio de la tempête, puis le quatuor du troisième acte nous en révèlent les graves, puissants sans être appuyés. Les qualités du chant de Sergio Bologna, Monterone, sont manifestes. Mais le rôle souffre de la comparaison avec celui de Rigoletto. Les autres solistes, Borsa, Marullo, les Ceprano ne déparent pas une remarquable distribution. Le choeur, nombreux et puissant, sollicité aux deux premiers actes, tant vocalement qu’au plan dramatique, est réactif, précis, coloré. Son aisance et son naturel méritent d’être soulignés.
Stefano Ranzani impose une direction attentive à chacun, fouillée, précise et avant tout dynamique, avec des tempi généralement rapides, des contrastes accusés. Puissance, brillant sans clinquant, élégance et sens dramatique, c’est un grand chef verdien qui s’est imposé chez lui, mais aussi du Met au Staatsoper de Berlin. Familier de l’orchestre, dont il obtient le meilleur, il construit les progressions, maintient la tension, joue dans les nuances les plus ténues, fait chanter la flûte ou le hautbois. Le bal, avec le menuet et la périgourdine, pastiche de Don Giovanni, est merveilleusement conduit, clair, raffiné à souhait. Le chef ne fait qu’un avec le plateau : il articule toutes les parties, ostensiblement, tout en modelant les lignes, d’une attention constante au chant. Egalement soucieux de donner tout son souffle à l’oeuvre, de dépasser les découpages, il résistera ainsi à la reprise du « Vendetta, si trema vendetta », malgré les « bis » sonores venant de partout, attendant que ceux-ci s’amenuisent pour poursuivre.
Travail d’une équipe cohérente, soudée, engagée, ce Rigoletto traditionnel, visible sur Opera Vision (avec George Petean, Stefan Pop et Maria Grazia Schiavo) n’appelle que des éloges.