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Robert Schumann, anatomie d’une folie

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Actualité
12 août 2019
Robert Schumann, anatomie d’une folie

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Détails

« Et toi mon cœur pourquoi bats-tu /Comme un guetteur mélancolique/J’observe la nuit et la mort » Apollinaire

Il est pour le moins paradoxal de trouver au cœur de ce dossier intitulé « L’Opera rend-il fou ? », Robert Schumann, auteur d’une seule œuvre lyrique, qui plus est sorte d’apothéose de la fidélité conjugale. Pas de quoi a priori perdre la raison même si c’est dans la douleur qu’il accouchera d’une œuvre musicalement belle mais à la dramaturgie complexe. Si le genre opératique a mis Schumann en déroute, il n’a pas pour autant chamboulé un esprit qui au demeurant était déjà en proie aux césures de l’âme. Compositeur mais aussi poète, il est l’incarnation du musicien romantique, attiré par les ténèbres, continuellement en équilibre précaire sur l’arrête de l’abîme vertigineux qui le sépare de lui-même. L’expérience du romantisme poussé à son paroxysme peut-il conduire à la folie ? Une personnalité duale enfermée dans ses obsessions d’unir ses deux moi, le poète et le musicien, peut-elle mener à la dérive de l’être ? Autant de questionnements suscités par la trajectoire de ce génie complexe en quête d’infini et d’absolu dans l’encre des ombres.

 

Dualité de l’être, césures de l’âme

Fasciné dans son enfance par l’univers nocturne et visionnaire de Theodor Amadeus Hoffmann, Robert Schumann est d’emblée capté par la figure singulière du Kappelmeister fou, Kreisler, qui servira d’effigie à l’un des sommets du romantisme musical du compositeur, un cycle de huit fantaisies audacieuses et débridées baptisées Kreisleriana. Cette chevauchée nocturne et oppressante révèle déjà tout de l’âme tourmentée de Schumann à travers une esquisse de danse macabre qui s’accroche à des parenthèses de répit avant de s’abandonner plus encore à l’écume bouillonnant d’une nouvelle chevauchée qui s’enfonce dans la nuit. Une œuvre accidentée, contrastée, qui annonce d’ores et déjà ce que sera la vie du compositeur, un flux et reflux entre crises et accalmies.


Robert Schumann©DR

Robert Schumann se cherche très tôt désespérément entre deux faces de son être, deux personnages esquissés dans son Carnaval opus 9. D’un côté, Eusebius, un rêveur sentimental qui s’enivre de clair de lune, un poète qui se laisse emporter par ses fantasmagories et la mélancolie. De l’autre, Florestan, le conquérant aux élans passionnés et à la fougue presque chevaleresque. Schumann est au confluent de ses deux tempéraments, faisant ainsi écho à Baudelaire, nourri lui aussi de romantisme allemand, et aux yeux duquel « l’artiste n’est artiste qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature ». A cette première dualité, s’ajoute un autre déchirement, celui de se sentir à la fois poète et musicien. Le jeune Schumann sent d’emblée que cette dualité ne pourra trouver sa pleine dimension que dans le romantisme qu’il découvre dès l’enfance sur les rayons de la librairie de son père, également éditeur et auteur, passionné de Byron et Schelley dont il a d’ailleurs publié la traduction des poèmes en langue allemande. La littérature, héritage paternelle, le capture, très jeune,  tout entier, au point d’écrire essais et poésies. Il espère un temps combler cette double facette de poète et musicien par l’aventure de la critique musicale, une passerelle idéale entre ses deux rives intérieures. Il fonde sa revue, Neue Zeitschrift für Musik, en 1834, après une première crise qui lui fait effleurer les rives de la folie. Cette urgence de lier mots et notes est chez lui une obsession que semble d’ailleurs porter chacun de ses lieder où le texte et la musique sont en intime résonnance mais dans des vies distinctes et autonomes, comme ses voix intérieures qui l’agitent. Une lutte, de plus de vingt années, entre la poésie et la musique s’installe très tôt dans les tréfonds de l’âme du compositeur et ne fera qu’ajouter à son désordre intérieur.

Ce terreau favorable à cet enfoncement de l’être dans les ténèbres se met en place dès l’adolescence, et la mort en est un des facteurs déclenchants. Robert Schumann est un être foncièrement et perpétuellement en deuil, les décès des êtres chers ayant laissé en lui une trace indélébile. D’abord, la disparition tragique de sa sœur qui se jette à 19 ans dans les eaux de la Mulde. Il trouve dans ce drame une fascination pour ce fleuve, chanté par les poètes qu’il lit avec une passion dévorante, et qui sera toute sa vie synonyme  de sombres abîmes et de mort. Quelques mois après, ce père tant admiré meurt à son tour. Ce guide, ce mentor, qui lui seul comprenait sa nature complexe, lui manque cruellement. Un voile noir vient alors obscurcir tous ses horizons, il s’enferme dans la mélancolie et cultive alors le goût de l’ombre qui ne le quittera plus. Tout ce qui fait le terreau de l’imaginaire romantique avec la mort en filigrane fait irruption dans son réel.  Il n’a que vingt-neuf ans et tous les siens, les uns après les autres, s’en sont allés. Habité par une tristesse pesante, une autre tombe se creuse petit à petit dans son esprit à côté de celles de ses proches ; la sienne. C’est ce voyage inexorable vers cette autre rive qu’il narrera dans sa musique. La nuit et la mort deviennent sa destination, presque le sens de sa vie, comme l’illustrent de manière éclatante ces Nachtstücke (Pièces Nocturnes), des « fantaisies cadavériques », comme il dit, dont on entend qu’elles sont déjà l’écho de troubles inquiétants, siège de visions de processions funèbres. Peu à peu, un être étrange apparaît et s’impose à l’intérieur de lui, un être qui a le goût exacerbé de la mélancolie et confère au malheur, à travers son art, une certaine volupté. Il est et se veut l’incarnation du romantisme, et pour ce faire, il va mener cette quête jusqu’à la folie et la mort…

https://youtu.be/ICuRyf1Z8hI

Folie ou expérience du romantisme poussée à son paroxysme ?

« Une idée fixe, celle de devenir fou m’avait envahi », écrit-il après sa première crise, en 1833, dont il restera des séquelles, la phobie des étages élevés et des objets contondants. Robert Schumann était empreint à la fois de la peur et de la fascination d’une folie en embuscade, qui se terre dans l’ombre en attendant de surgir en pleine lumière. Et c’est véritablement en 1852 qu’il commence à perdre pied, où les moments de dérive l’emportent sur les accalmies et se révèlent désormais sur la scène publique. A la tête de l’orchestre de Düsseldorf, il tombe dans de profondes rêveries au pupitre, ne donnant aucune indication aux musiciens et les regardant fixement sans un mot. S’enfonçant dans les ténèbres, il s’adonne à l’occultisme, fait tourner les tables, et croit entendre le rythme initial de la 5e symphonie de Beethoven, le fameux « pompompompom », et se voit lui-même frapper à la porte des enfers. Enfers dans lequel il plongera définitivement au cours de cette crise terrible de quatre semaines entière en février 1854, où il crie, hurle jour et nuit, et s’effondre dans de courts moments de répit.  Puis, il se jette dans le Rhin ou il est sauvé in extremis pour finalement finir dans cette prison sans barreau, cette cage sans grillage qu’est l’hôpital psychiatrique d’Endenich où égaré dans son labyrinthe mental, il finira par ne plus rien voir ni attendre, si ce n’est la nuit et la mort. Au fil du temps et des progrès médicaux, sa maladie a donné lieu à divers diagnostics : syphilis, démence précoce, psychose maniaco-dépressive, schizophrénie, névrose phobique. L’alcoolisme, la tuberculose, la malaria et la tendance à la mélancolie ont été assurément des facteurs aggravants. Mais il est impossible d’enfermer le cas Schumann dans un quelconque schéma, dont on ne capte a posteriori que « fragment et misère itinérante », pour paraphraser Nietzsche.

Mais tout ici semble indiquer que la folie est la terminaison d’un parcours et non la cause de celui-ci, comme l’ultime phase d’un voyage dans les tréfonds du romantisme entretenus par les idées délirantes que les poèmes nourrissent. Emporté souvent par ses enthousiasmes, électrisé par des coups de foudre soudains pour les œuvres et les personnalités (Brahms, Joachim, Wagner), Robert Schumann s’est perdu à chercher, jusqu’à l’épuisement, les formules qui lui ont fait transmuer, par l’alchimie des notes, la musique en poésie, dans l’écrin d’une forêt obscure pétrie de sonorités et de symboles. Son univers musical constitue les noces de l’aurore et du crépuscule puisées dans la souffrance des poètes romantiques dans laquelle il plonge mentalement pour créer. C’est d’ailleurs dans les troubles les plus profonds qu’il arrive à extirper la splendeur, comme ce premier trio pour piano opus 63, en ré mineur, qui nous emporte au plus près du romantisme, dans ses élans sombres et passionnés, en s’ouvrant dans un décor de tempête et en s’achevant dans un feu ardent et rédempteur. Finalement, n’a-t il pas pris goût au fil du temps à cet état limite qui lui permettait de glisser dans ses enfers intérieurs car il savait qu’il en extirperait la quintessence de sa création ? C’est en plongeant au plus profond de son être dans ses noirs basfonds qu’il atteint l’état extrême du romantisme, un état de conscience poétique absolu dont les limites à force de les effleurer, de les tutoyer, ont été franchies, un jour, sans espoir de retour. Il n’a cessé de poursuivre un absolu et un infini. C’est sans doute pourquoi il s’est échiné à composer un opéra avec cette folle obsession de faire à tout prix partie du romantisme allemand alors qu’il n’avait guère l’âme d’un dramaturge. Un opéra qui est aussi un hymne à son couple qui le tient par un fil à la vie mais qui ne suffira pas à le ramener sur des rives apaisées.

https://youtu.be/0bidWkKmBy8

L’amour, sublimé dans l’opéra, antidote inefficient à la douleur de l’être

Des vertiges de l’âme aux accès dépressifs de l’être, des excitations soudaines aux postures de totale prostration, aucun traitement ne pourra faire sortir durablement Robert Schumann de cette forêt d’ombres, ni l’hydrothérapie, ni les séances d’hypnose qui lui font peur. Si aucun des traitements n’a donné de résultat probant, on aurait pu espérer que de l’amour jaillisse la lumière. Clara, arrachée de haute lutte à un beau-père jaloux de cet inconnu prompt à lui ravir sa fille. Clara qu’il attend, qu’il appelle des heures, des jours, des années assis au piano et, dans cette parenthèse douloureuse, pour qui il compose ce chef d’œuvre qu’est sa Fantaisie opus 17 qualifiée par le compositeur de « long cri d’amour vers elle ». Clara, qui deviendra ensuite sa femme et à qui il offrira, en guise de cadeau de mariage, les Myrthen (Myrtes) qu’il a composées sur les vers des poètes, et qui s’ouvrent sur une délicieuse dédicace «Par cet amour tu me fais me dépasser, mon bon génie, toi le meilleur de moi-même ». Il va sans le dire lui dédier cet opéra, Genoveva, hymne à l’amour inconditionnel, apothéose de la fidélité, qui renvoie à son propre couple. Clara et Robert, un duo improbable devenu réalité. Un duo voulu passionnément qui avait tout d’un antidote efficace contre le déracinement de l’être et qui pourtant ne le sera pas.

En effet, si cet amour lui offre des accalmies entre deux violentes crises qui vont en se resserrant dans le temps, il ne suffira manifestement pas. Bien qu’inconditionnel, il ne semblait pas être le lien dont rêvait inconsciemment Schumann. Clara dévouée certes, mais aussi indépendante. Elle s’inquiète d’ailleurs de ce qu’on lui a dit sur le mariage, sans doute puisé dans les mots de son père, qu’ « il tue l’esprit d’invention et la fraicheur juvénile ». Elle ressent d’emblée une frustration de ne plus un jour être sur scène et ce d’autant que Robert dans un premier temps ne souhaite pas qu’elle se produise parce qu’il redoute plus que tout qu’elle s’éloigne de lui. Et pourtant virtuose elle est, et entend le rester. Il va devoir faire l’effort de l’accompagner. En outre, n’y a t-il pas une ombre de jalousie envers Clara, que l’on peut deviner en filigrane dans cet aveu de ne pas savoir ou pouvoir composer « en vue d’un virtuose », qu’il écrit à propos de sa fantaisie pour piano que Clara a interprété avec enthousiasme mais que pourtant aucun éditeur ne publiera. Dans cet aveu, n’a-t-il pas nourri une désespérance, celle de ne jamais atteindre la perfection du talent de son épouse ? Il semble y avoir eu quelque chose d’inachevé dans ce tableau de l’amour idéal, une fêlure qui a également nourri les césures et déséquilibres du compositeur.

Et c’est peut-être pour sublimer cet amour, dans ce qu’il est et aussi dans ce qu’il ne peut être, qu’il compose son seul opéra, Genoveva. Sur le thème d’une épouse vertueuse injustement soupçonnée d’infidélité et inspiré de la légende médiévale de Gennevieve de Brabant, Schumann tente d’ériger la fidélité conjugale en apothéose, le duo Siegfried/Genoveva étant une transposition du couple qu’il forme avec Clara. En écoutant en 1846, la partition de Lohengrin de Wagner, Schumann déclare avoir eu l’idée de traiter musicalement le même sujet même s’il ne sera guère à l’aise dans l’opéra parce qu’il est avant tout un mélodiste et qu’il n’a pas le talent narratif d’un grand dramaturge comme Wagner. Mais force est de constater que si les deux œuvres puisent leur essence dans la légende médiévale et le rapport entre les sexes, l’esthétisme musical et le traitement sont diamétralement opposées. A l’impossibilité du couple Lohengrin/Elsa dans la vision wagnérienne, Schumann soutient l’inverse, en faisant triompher le mariage et la vertu de l’épouse dans Genoveva dont le souffle dramatique qui lui manque est sans nul doute l’éclatante illustration de cette  impuissance de l’amour de Clara à triompher des ombres de Robert. Mais aussi l’impuissance de Robert à combler musicalement sa virtuose d’épouse.

https://youtu.be/-HCFVGJ2SoQ

En repoussant les limites du romantisme, en usant de cette expérience jusqu’à son paroxysme, Robert Schumann ne pouvait vivre que sur le fil du rasoir. En tentant de réconcilier ses césures, le vertige l’a gagné et a amplifié sa part sombre. Il savait qu’en flirtant avec la nuit il ne pourrait qu’épouser la folie et la mort. De cette valse dans l’ombre, il en a accepté l’étourdissement pour accomplir son œuvre, celle d’un poète musicien, qui n’a jamais cessé de se questionner dans sa musique, sur lui-même et sur le monde sans pour autant trouver de réponse. Le mystère des causes de sa mort reste entier, mais il n’est pas aussi fascinant que l’énigme de sa vie faite d’incessantes interrogations qui résonnent dans sa musique comme un éternel écho.

 

Repères bibliographiques :

Robert et Clara Schumann, Journal intime et Lettres d’amour, Buchet-Chatel,  2008/2009

Alain Duault, Robert Schumann, le goût de l’ombre, collection Classica, Actes Sud, 2010

Peter Härtling, l’ombre de Schumann, Editions Jacqueline Chambon, 1996 (roman)

Michel Schneider, Schumann les voix intérieures, Gallimard, 2005

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