Car depuis le temps qu’il est dans la place, on n’a eu de cesse de lui vouloir, et de lui inventer, des ténors qui soutiendraient la compétition avec lui. Le voici aux abords de la soixantaine, et il faut bien l’avouer : tous ne furent que des feux de paille, parfois agréables ou intéressants, mais peu durables. Aucun n’aura finalement tenu les promesses de ses fleurs. On en aura entendu des « nouveaux Alagna », jolis de timbre ou de frimousse, vaillants sur scène, lyriques en diable, capables de tenir une saison, ou deux, ou cinq. Mais dix, vingt, trente ? Et, pendant toutes ces années, endosser des rôles nouveaux, surprendre, découvrir, s’imposer dans des répertoires réputés contre-nature (de Canio à Lohengrin), frayer avec le cross-over, accepter quelques scandales, tomber malade, revenir en grande forme, tenter la chanson, oser le contemporain : quel concurrent aurait sérieusement pu tenir la comparaison, qui n’est pas seulement de durée, mais de curiosité, d’énergie, d’audace, de renouvellement, de surprise, de dépassement de soi ? En fait, aucun.
Mais il y a plus. C’est qu’à l’âge où n’importe quel ténor semble aborder les rives d’un prudent repli de voilure, et songe à animer dans les casinos de la Riviera des thés dansants bien rémunérés, ou à donner des Master Class à des étudiants venus du monde entier dans le secret d’une académie en Toscane, Alagna a décidé que l’âge ni le temps n’ont de prise sur lui. Le voici bondissant vers d’autres projets, imaginant ce qu’il peut encore faire d’une voix qu’il a su épargner sans pour autant jamais s’économiser, et courant d’une idée à l’autre, comme si, ayant enterré ses rivaux contemporains, il allait encore mener la vie dure aux jeunes ambitieux qui chaque saison émergent. De fait, qu’avec toute cette carrière, ou plutôt toutes ses carrières, il puisse encore faire événement lorsqu’il remplace un collègue malade dans Manon ou se fait fort de chanter en allemand à Berlin, voilà qui fait plus qu’étonner : osons le mot, ça ne cesse de nous épater. A ce compte-là, il n’y a même pas lieu de lui pardonner ses foucades, ses erreurs, ses coups de gueule, car sans l’excès, sans la rodomontade, sans le défi, il n’y aurait pas de Roberto Alagna.
Une chose n’a pas été remarquée chez Alagna. C’est que, nourri de chanteurs du passé, les connaissant mieux que personne à l’intonation près, étant capable de vous dire à peu près que Tito Schipa plaçait la voix dans la narine gauche tandis que Caruso la plaçait dans la narine droite, Roberto Alagna ne s’est jamais avisé de se comparer aux grands anciens. Tout juste a-t-il eu l’humilité de prétendre en honorer le legs et d’en perpétuer la tradition. Pour nous qui le suivons depuis ses débuts, nous voyons bien cependant, avec les années, s’accomplir une chose dont il semble presque n’avoir cure : il a gagné sa place dans l’histoire du chant, de plein droit et très haut. Comme dit la publicité : ça, c’est fait. La bonne nouvelle est que l’histoire continue. Ce jeune homme a décidément de l’avenir. Bon anniversaire, cher Roberto.