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Roberto Alagna : « J’ai atteint une sorte de sérénité »

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Interview
25 juin 2018
Roberto Alagna : « J’ai atteint une sorte de sérénité »

Infos sur l’œuvre

Détails

En 2004, Roberto Alagna revendiquait la versatilité, la pluralité, l’universalité même. Et en 2018 ? Le propos, orienté par nos questions, s’est recentré sur l’opéra. La maturité aidant, l’homme s’est assagi mais on sent encore, en l’écoutant commenter au fil de la conversion les mots soumis à interrogation, battre fort le cœur de l’artiste.


BERLIOZ

J’ai toujours adoré Berlioz. Lorsque j’ai signé mon premier contrat avec EMI, j’ai proposé Berlioz. Ils m’ont regardé et m’ont dit « on ne peut pas faire ça ». J’ai demandé « pourquoi ? » et ils m’ont répondu : « c’est invendable ». J’avais été très déçu ; j’ai fait alors une « salade de fruits » comme on dit, un récital classique, enregistré en 1993 (ndlr : Airs d’opéras, 1995). Mais j’avais gardé le projet en tête et j’ai réussi à le mener à bien, lors de l’année Berlioz. Je dois dire que c’est peut-être un de mes plus beaux disques. J’ai chanté Les Troyens ; j’ai enregistré le Te Deum. Paris m’a proposé cette saison Cellini que j’avais déjà laissé passer en 2003. A l’époque, je devais chanter Le Trouvère à Bastille. J’étais plus prudent qu’aujourd’hui. J’ai eu peur d’affronter les deux partitions en alternance alors que j’aurais pu le faire. J’avais la jeunesse. J’avais appris le rôle. C’est dommage car ce rôle de Cellini me plaisait énormément. On m’a proposé aussi de nombreuses fois La Damnation de Faust. A chaque fois, des problèmes de disponibilité : Levine me l’avait proposé ; Grinda me l’a proposé des millions de fois. Je n’arrive pas non plus à trouver la date. Mais j’en ai enregistré une bonne partie : les airs, le duo. C’est aussi un ouvrage que j’aime beaucoup.

RENDEZ-VOUS MANQUES

Il y a des tas de rendez-vous qui sont manqués comme ça. C’est dommage. Le temps passe, on fait autre chose. Les Contes d’Hoffmann, par exemple, que j’ai enregistrés. A chaque fois, quelque chose ne fonctionnait pas : des dates, des problèmes et la dernière fois que j’ai failli le faire, c’était à la Bastille lorsque Jonas Kaufmann a annulé. Le problème est que je n’avais que trois ou quatre jours de répétitions possibles. J’avais accepté, ainsi que la direction de l’Opéra de Paris. Mais Philippe Jordan qui dirigeait cette œuvre pour la première fois n’a pas voulu tenter « ce coup de théâtre ».

CRITIQUE

J’ai un très bon mental. Je ne sais pas de qui, de quoi. Souvent mes collègues sont blessés par une critique. Pour ma part, je sais qu’une mauvaise critique ne va pas me démolir ; elle peut m’énerver, m’agacer, mais ensuite je la digère, je la prends comme une sorte d’injustice et elle décuple mes forces. Heureusement que j’ai eu beaucoup de mauvaises critiques ! Je n’aurais pas fait cette carrière si je n’avais eu que de bonnes critiques. Souvent, les compliments me gênent. L’enfant timide que j’étais se réveille. Quand on me dit « c’est super », je détourne le visage ; je suis embarrassé. La mauvaise critique me renforce, je me rebelle. Mais je préfère lorsqu’elles sont bonnes !

LOHENGRIN

C’est une aventure spéciale. Ce n’est pas vraiment un répertoire qui m’attirait. Aujourd’hui, il ne m’attire toujours pas particulièrement.. J’aime l’écouter mais je ne me projette pas dedans. Par exemple, dans La Force du destin, j’entends ma voix même si je ne l’ai jamais chanté. Dans Lohengrin, je n’entends pas ma voix. Pourquoi le fais-je alors ? Pour Aleksandra (ndlr : Aleksandra Kurzak, son épouse) d’abord, parce qu’elle a réussi à me convaincre ; je l’avais refusé trois fois. Si le rôle était dans une langue que je maîtrise, il me faudrait très peu de temps pour l’apprendre. Alors qu’en allemand, la mémorisation n’est pas aussi aisée, surtout avec le planning surchargé qui est le mien. Pour le moment, je travaille seul comme d’habitude. Une fois que je l’aurai en bouche, je le chanterai à Aleksandra qui, elle, parle allemand. Elle me dira déjà si on comprend. Pendant la pause du concert de Samson et Dalila au TCE, j’étais en train de travailler Lohengrin dans ma loge ; un ami germanophone est entré et m’a dit « c’est impeccable, je comprends tout ». Gêné du compliment, j’ai refermé la partition. Je me suis dit, on verra plus tard. En général, j’ai une bonne diction quelle que soit la langue. J’ai appris des airs en russe tout seul sans coach et à chaque fois que je vais en Russie, on me dit « on comprend tout ». J’espère que ça va marcher pour Wagner, car là effectivement, c’est Bayreuth, le temple. C’est comme La Scala. Dans ce genre d’endroit, on arrive toujours avec une épée de Damoclès. Je n’aime pas trop ça. La longueur ? J’ai chanté des rôles plus longs que Lohengrin. Don Carlos, Vasco da Gama et Cyrano sont plus longs par exemple. Arthus était plus long et plus difficile. Une tierce au-dessus ! Enée est long aussi. Et L’elisir d’amore ! Nemorino est toujours là ; on ne s’en rend pas compte parce que l’opéra passe vite, il n’y a que deux actes mais le ténor est toujours sur scène, du début à la fin, il n’arrête pas.

DEFI

Longtemps, j’ai aimé me lancer des défis. Maintenant un peu moins. J’ai atteint une sorte de sérénité qui fait que je trouve du plaisir dans la vie normale. Avant j’en trouvais moins. Peut-être avais-je davantage besoin de vivre dans l’illusion. La réalité était plus dure, ne me plaisait pas trop. Je me réfugiais souvent dans le travail. Aujourd’hui, j’ai aussi envie de profiter de la vie, d’ouvrir les yeux et de regarder ce qui m’entoure. C’est vrai que je m’impose moins de défis. On vient de me proposer Pelléas et Hermann dans La Dame de pique. Il y a dix ans, même six ans, j’aurais dit oui. Je n’ai pas encore donné de réponse.

REGIE THEATER

Je suis contre. J’ai eu ma dose. J’en ai vu et fait pas mal. Un moment, c’est amusant. Il y a des transpositions qui sont intéressantes, qui sont intelligentes. Lorsque l’approche sert l’œuvre et apporte quelque chose de nouveau, je suis partant. Mais neuf fois sur dix, ça ennuie tout le monde, la critique, le public, les chanteurs ; ça ne raconte pas l’histoire et en plus ça dessert l’œuvre. J’en ai soupé ! Aujourd’hui lorsque nous arrivons dans une nouvelle production, nous, chanteurs, sommes toujours inquiets. Là par exemple je travaille Lohengrin. Mon imaginaire travaille dessus, je vois des images. Puis on arrive et on est déçu parce qu’il n’y a plus rien de ce que l’on avait imaginé. C’est frustrant, on a l’impression de devenir l’instrument des fantasmes de certaines personnes. On se sent presque ridicules. On perd du temps, on se fatigue la voix à argumenter. Souvent, ces metteurs en scène-là ne sont pas plus renseignés que nous. Au contraire même, souvent, ils le sont moins. Quand on fait appel à des femmes ou hommes de cinéma, c’est encore pire. Ils ont une vision de cinéaste et ils essaient de faire un quelque chose qui ressemble à une mise en scène d’opéra. On ne sait pas ce qu’ils veulent faire. Ce n’est ni viande, ni poisson. Souvent, ce n’est même pas beau, ce n’est même pas moderne. Si on fait quelque chose d’esthétique, avec des costumes, des décors et des accessoires qui racontent l’histoire, on va dire que c’est « conventionnel ». C’est quoi ce « conventionnel » ? Au cinéma, tous les films d’époque sont d’époque. Pourquoi à l’opéra, il serait ridicule d’avoir une Norma en costumes d’époque et pas au cinéma ? Un nouveau film vient de sortir : Samson est en costumes, il a la barbe, les cheveux longs ; il a tout ! Je ne comprends pas… Je n’ai jamais refusé une production parce que la mise en scène ne m’inspirait pas. Je suis même un peu idiot parce que souvent, je n’aime pas une production et en travaillant, je fais tout pour la défendre, j’y investis beaucoup d’énergie. Une fois que je suis dans le bal, je danse.

VERSION DE CONCERT

Pour moi, on ne devrait pas bouger dans une version de concert. On devrait se recueillir et  se consacrer entièrement à la musique. Pour Samson au TCE, j’ai fait différemment mais ce n’est pas mon goût personnel. Quand je vois les versions de l’époque de Toscanini, Tucker et toute la bande, personne ne bougeait. Je trouve toujours ridicule les mises en espace. On perd des tas de choses. Vous imaginez si les chœurs posaient leur partition et commençaient à se balader. Ce n’est pas élégant, ce n’est pas fait pour ça. La scène, c’est la scène. Le concert, c’est le concert. Il faut les deux. Au concert, on se concentre sur l’orchestre et la musique. C’est nécessaire, ça permet d’imaginer des choses sans les suggérer. La version scénique, c’est un autre exercice, une autre discipline. A la deuxième de Samson (ndlr : le 15 juin dernier au TCE), j’en ai fait beaucoup moins. J’ai changé des tas de choses parce qu’en regardant la vidéo de la première (ndlr : le 12 juin), j’ai trouvé que j’en avais trop fait.

ROLE DE MA VIE

Pour moi, tous les rôles que j’ai interprétés sont les « rôles de ma vie », ils sont comme des enfants que j’aurais mis au monde. Mais Samson, le rôle de ma vie ? C’est un slogan. J’ai plus d’affinités, vocales et personnelles, avec Otello par exemple. Otello est un rôle qui m’a accompagné toute ma carrière. Lorsque j’avais 17 ans, avec mon vieux professeur, je le chantais déjà. Samson, non. Je n’ai jamais rêvé de chanter Samson. On me l’a proposé, la partition est magnifique, j’ai dit oui. C’est comme Arthus. Je ne me suis jamais dit un jour, je vais chanter Arthus. Il y a des rôles qui m’ont habité davantage. Par exemple, Paolo dans Francesca da Rimini m’a bouleversé. S’il me faut un « rôle de ma vie », ce serait le Condamné (ndlr : Le Dernier Jour d’un condamné, opéra en deux actes de David Alagna sur un livret de David, Frederico et Roberto Alagna, créé à Paris en 2007) parce que c’est un rôle qui est sorti de mes tripes, de mon imaginaire, de mes doigts, de ma pensée, qui est en plus un projet entre frères. Oui, c’est le rôle de ma vie. Quand je me plonge dans le Condamné, je suis le Condamné, j’ai du mal à en sortir. Samson, j’en ressors. C’est de la belle musique, un beau personnage, ça me rappelle l’enfance, mon arrière-grand-mère qui me lisait la bible.

BASHING

Il y a toujours un capital sympathie. Je suis sympathique pour certains, arrogant pour d’autres. Quand je lis dans des blogs certaines descriptions, je ne me reconnais pas. Je me dis, c’est quoi ce truc ? Je ne peux pas lutter contre ça. Sans doute j’ai dû créer ça, peut-être par timidité, peut-être par maladresse. Je suis quelqu’un qui ne fréquente pas le milieu, qui ne va jamais dans les soirées, je ne suis jamais VIP, je suis au contraire toujours à me défiler, à aller dans le petit bar. Comment expliquer ça ? Depuis quatre ou cinq ans, il y a un revirement de situation. Je ne sais pas à quoi c’est dû. Peut-être que les gens me trouvent apaisé. Une nouvelle femme, un nouvel enfant, une nouvelle vie… Peut-être d’autres chanteurs sont arrivés et on m’a mis un peu de côté. Mais quand je lis comme parfois « les passages à vide » de Roberto Alagna, je me pose la question. Il y a toujours un fond de vérité quelque part ; donc je m’interroge et je recherche les passages à vide dans ma carrière. J’ai toujours travaillé ; j’ai toujours eu des offres ; j’ai chanté même malade ; c’est peut-être cela les passages à vide… Que fallait-il faire ? Rester à la maison ? Le crossover ? Tout le monde en fait, pourquoi me le reprocherait-on ? Il y a quelque chose d’étrange… Beaucoup, qui me détestaient, ont révisé leur point de vue car ils ont compris que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait avec passion, même ces fameux disques de crossover.

YOU TUBE

Ça, je trouve que c’est bien. Je suis pour. Je ne m’oppose pas à ce que l’on me filme, je laisse tout poster, même lorsque je ne suis pas en forme. Comme je suis un passionné d’opéra et que j’ai toujours adoré ça, je me dis que si j’avais un témoignage filmé par des amateurs de la Callas, de Di Stefano, de Gigli, je serais heureux. Je laisse tout, même s’il y a des erreurs. Je les regarde moi-même. Avant, chaque soir, j’écoutais l’enregistrement du spectacle que j’avais chanté. Maintenant je visionne tout car cela me permet d’évoluer. Je suis très autocritique ; je sais faire la part des choses et corriger ce qui n’est pas bien : un geste, le phrasé, certaines notes. C’est une recherche permanente. Ce que je faisais avec l’audio auparavant, maintenant, je le fais avec la vidéo.

BOBOS

Il m’est arrivé un truc terrible aux alentours des années 2007, j’ai eu un trouble de l’organisme dû à une tumeur dans les cavités sinusiennes. Je ne le savais pas. Le corps s’affaiblit. Je suis passé en six mois d’une situation où je pouvais rester en apnée sous l’eau presque quatre minutes à trente secondes. On a commencé à se demander ce qui se passait, j’étais très fatigué. Je me suis dit «  c’est la fin ». Puis on a découvert qu’il y avait une tumeur dans les cavités sinusiennes, on m’a opéré. J’ai encore souffert quelques années car la cicatrice avait remplacé la tumeur. Peu à peu, la muqueuse a recommencé à s’humidifier, j’ai ressenti un mieux-être. Le problème depuis, quand je chante, c’est que je suis toujours obligé de décompresser avec mon nez parce qu’il se bouche. On m’a aussi enlevé une partie de l’os de la mâchoire. Or l’os est conducteur de l’oreille interne. La, Si bémol, Si : je n’entendais rien. Un trou. J’entendais de nouveau à partir de l’Ut. Je ne me suis pas arrêté de chanter mais il m’a fallu travailler à l’aveugle pendant plusieurs années, sur la base de ma seule mémoire sensorielle. J’ai enchaîné les performances sans même m’accorder un minimum de plage de repos. Je me suis obligé ainsi à rechercher un son haut et clair qui puisse vibrer dans mes résonateurs endommagés. Quand on est jeune, on veut toujours élargir la voix, on veut faire du son, on veut trouver une sorte de noirceur. J’ai réalisé que la réalité était ailleurs. La voix doit être concentrée, ronde et placée très haut. Quelque part, un mal pour un bien.

CD

Le CD est toujours là, mais pas vraiment là. Aujourd’hui, il me semble que l’on n’y prête plus autant d’attention qu’il y a quelques années. Avant, on le préparait vraiment ; on soignait le son. Aujourd’hui souvent, les CD sont un peu bâclés, c’est-à-dire les voix mises extrêmement en avant ; l’orchestre, on a l’impression qu’il est dans une autre pièce ; le choix des pochettes est souvent discutable. J’ai l’impression que ce n’est plus une carte de visite comme à une certaine époque, que les chanteurs n’accordent plus autant d’importance au CD. Quand j’ai eu mon premier album entre les mains, j’en avais les larmes aux yeux. Lorsque je l’ai écouté la première fois, j’ai failli le détruire tellement j’étais déçu. C’était vraiment quelque chose d’essentiel, de vital. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est différent. Il n’y a plus les mêmes moyens. L’orchestre vient. L’artiste est là. Il définit les tempi avec le chef. Le chef enregistre l’orchestre puis l’artiste revient plus tard, enregistrer sa voix sur la base orchestre. Je n’ai pas voulu procéder ainsi pour les duos de Puccini qu’Aleksandra et moi venons d’enregistrer (ndlr : sortie de l’album prévue à la rentrée). Nous avons tout fait en même temps, avec l’orchestre. Nous avions tellement peu de temps que nous ne sommes jamais allés écouter le rendu entre deux prises. Dans le temps qui nous était imparti, nous avons privilégié l’enregistrement et essayé de mettre le maximum de matériel en boîte afin d’obtenir le meilleur résultat possible. Quant aux intégrales d’opéra, il n’y en a pratiquement plus. Nous avons de la chance car La Navarraise sort chez Warner à la rentrée. Aleksandra et moi l’avons enregistré entre les deux contrats Universal et Sony. C’est un opéra court que j’aime beaucoup. Après les duos de Puccini, Aleksandra enregistrera un récital, moi aussi. Nous avons tous deux un bon nombre de projets mais nous en parlerons une autre fois.

Propos recueillis le 18 juin 2018

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