À l’origine, vous ne vous destiniez pas à devenir metteur en scène. Comment avez-vous finalement choisi cette voie ?
Effectivement, je me destinais initialement à une carrière dans l’aéronautique, pour être pilote de ligne. Après des classes préparatoires scientifiques, je me suis rendu compte que cela ne me plaisait pas et me suis donc réorienté vers mon autre passion : la musique. J’avais une formation de piano et j’étais également en classe de chant au CRR de Paris, mais sans vraiment savoir quoi faire de ce bagage musical. Je me suis finalement orienté vers une maîtrise en musicologie à la Sorbonne, et, croyant avoir enfin trouvé ma voie, travaillé dans la production pendant huit ans. J’ai eu l’opportunité de travailler trois ans avec Jean-François Zygel pour ses différentes émissions télévisées et ses concerts au Théâtre du Châtelet. Chaque mois, nous mettions en avant un compositeur, avec un spectacle de presque trois heures. J’y étais responsable de la production et de la codirection artistique sur scène. Dans le même temps, j’ai commencé à m’intéresser de plus près à la mise en scène en assistant Laurent Pelly ou Ivan Alexandre. Progressivement, cela m’a semblé une évidence : je me sentais à l’aise et j’aimais cela. Finalement, mon parcours vers la mise en scène n’a pas été académique, mais je ne crois pas qu’il y ait de chemin académique dans ce métier.
La trilogie Mozart / Da Ponte, sur laquelle vous assistiez Ivan Alexandre, a été une forme de tremplin ?
Oui, en effet. Cette trilogie a été créée sur trois années au Festival de Drottningholm à partir de 2015, avec Les Noces de Figaro, puis Don Giovanni et Cosi fan tutte. C’est en 2016 qu’Ivan Alexandre m’a proposé de le rejoindre pour la création des deux derniers volets avec une reprise à l’Opéra Royal de Versailles. Comme je connaissais ces œuvres par cœur, je me suis dit : pourquoi pas ? Le travail à ses côtés m’a énormément plu. Il y a eu une incroyable tournée, à Barcelone, Bordeaux, Toulouse puis en Italie. À Ravenne, en 2022, j’ai même eu l’occasion d’être sur scène pour mimer certains rôles, remplaçant des chanteurs souffrants !
Ces productions ont également marqué le début d’une collaboration avec Marc Minkowski ?
Oui, j’ai ensuite travaillé avec Marc Minkowski pour des mises en espace, l’occasion pour moi de faire mes premières armes dans différentes œuvres. La mise en espace est une bonne école pour commencer : on est vraiment au centre du drame et de l’action. Marc m’a ainsi demandé de monter une Périchole en 2018 au Festival de Pentecôte de Salzbourg, et il y a eu ensuite Les Contes d’Hoffmann en Allemagne (2018), Carmen à Bordeaux (2021), Orphée aux Enfers à Hambourg (2023). J’ai également réalisé une production de cette même Périchole, en version scénique cette fois, à Bordeaux (2018) puis à Versailles en 2019. C’est d’ailleurs toujours à Bordeaux que j’ai eu la joie de présenter une mise en scène de Werther en 2022, qui m’a donné l’occasion de travailler avec des artistes superbes, comme Benjamin Bernheim.
En 2023, il y a eu cette Carmen à l’Opéra de Rouen, une sorte de recréation scénique de l’œuvre ?
Il s’agit d’une commande du Palazzetto Bru Zane, d’habitude plutôt spécialisé dans les redécouvertes musicologiques, mais qui cette fois s’est intéressé à l’aspect scénique. En explorant les Archives nationales, ils ont trouvé le livret de régie indiquant la position des figurants, du chœur, et parfois des solistes, ainsi que des maquettes de costume. Ils ont alors décidé de monter ce projet en confiant les costumes à Christian Lacroix, passionné des costumes d’époque, et les décors à Antoine Fontaine, un maître de la toile peinte et m’ont ensuite sollicité. Tout n’était pas écrit sur les documents retrouvés, et il restait beaucoup de liberté pour la mise en scène. Ainsi, les positions finales étaient indiquées, mais les déplacements entre les personnages, notamment pour les duos ou les trios, étaient laissés à l’interprétation. Le défi était donc de respecter l’esprit de l’époque, sans reproduire sa rigidité, souvent statique et codifiée. Grâce à l’éclairage moderne, nous pouvions apporter une profondeur au plateau, contrairement aux éclairages au gaz d’antan. J’ai donc adopté une direction plus contemporaine pour les chanteurs, tout en respectant les positions indiquées dans le livret de mise en scène. C’est cette liberté créative qui a rendu le projet intéressant et pertinent. En revisitant l’œuvre, j’ai cherché à mettre en avant la Carmen de Mérimée, plus violente et plus sauvage.
Cette Carmen illustre d’une certaine façon le débat entre anciens et modernes quant à la mise en scène. Comment vous situez-vous sur ce point ?
Cette Carmen était un exercice de style, il s’agissait de montrer comment cela était fait à l’époque. Mais il faut évidemment que cette œuvre soit montée dans d’autres esthétiques, avec d’autres histoires. Ceci étant, cette production a montré l’importance d’un certain artisanat qui est en train de mourir. Les artistes sachant peindre des toiles, les enchâsser, les modistes etc., sont de plus en plus rares. Il faut faire attention à préserver ce savoir-faire en France et en Europe, comme cela est le cas à l’Opéra de Paris qui a su garder tous ces corps de métiers. Il en va de notre responsabilité de metteur en scène de faire attention à ceci : parce que les budgets le demandent, on peut avoir la tentation d’aller au plus simple pour les décors ou les costumes.
Au-delà de l’aspect moderne ou nouveau, comprenez-vous certaines réactions de spectateurs venant pour la première fois à l’opéra et repartant déçus car n’ayant rien compris à telle ou telle mise en scène ?
Oui, cela peut se comprendre. De mon point de vue, il faut toujours penser aux gens qui vont pour la première fois à l’opéra et pour qui ce sera peut-être une occasion unique au cours de leur vie. Il faut les convaincre afin de les inviter à revenir. En tant que metteur en scène, on porte une responsabilité en ce sens. Si l’on prend en considération le public, qu’on le guide correctement, au-delà du caractère moderne ou ancien, il n’y a pas de raison de faire fausse route.
Il faut également avoir une certaine humilité : les œuvres que nous mettons en scène ou que nous jouons nous survivront et nous ne sommes que de passage. Tout ceci n’empêche bien sûr pas de transposer une œuvre et d’être libre vis-à-vis du livret, tant que l’on respecte la musique. Malheureusement, les cisaillements que je vois dans certaines productions, dans lesquelles on prend l’air d’un acte pour le passer dans un autre, arrivent et me dérangent. Dans le baroque, les sources sont parfois moins précises ce qui donne un peu plus de liberté. Mais à partir de Mozart, c’est difficile d’aller contre la musique, en tout cas selon ma conception du métier de metteur en scène.
Autre sujet de débat actuel : que répondez-vous aux artistes lyriques qui jugent le temps de préparation parfois un peu trop long ?
Il est nécessaire d’avoir du temps avec les chanteurs parce que le travail va plus ou moins vite selon les personnes et que tout ne peut pas être écrit avant d’arriver. Notamment, lorsque l’on fait de l’opérette, l’humour n’est pas quelque chose qui arrive tout de suite. On a besoin de temps pour connaître ses limites et voir vers quel style d’humour on veut aller. Je ne pense pas par exemple que vous trouverez un chanteur qui se plaigne d’arriver plus tôt sur une production avec Dmitri Tcherniakov, un metteur en scène qui travaille vraiment avec les chanteurs et qui connaît très bien les œuvres. Mais parfois, c’est vrai il peut y avoir des frustrations car les chanteurs viennent très en amont, et il ne se passe pas grand-chose. Si un artiste lyrique vient six semaines en avance et qu’au bout de deux semaines, on en est toujours à la deuxième scène du premier acte, effectivement il y a un problème. Pour moi, l’opéra est un art exigeant, et cette exigence doit également s’appliquer au metteur en scène. Un metteur en scène doit arriver prêt, ce qui ne veut pas dire que tout est écrit. Mais il y a un devoir de respect mutuel, et il y a malheureusement des exemples où ce n’est pas le cas.
Vous venez de monter La Gioconda à Naples avec deux casts, dont l’un réunissant Anna Netrebko, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, avec qui vous avez dû, à l’inverse, monter une mise en scène en quelques jours. Comment s’est passée cette expérience ?
Il y avait effectivement deux distributions, celle que vous évoquez et une autre avec laquelle j’ai eu davantage de temps pour répéter et créer. Mais dès le départ, les consignes étaient claires : je devais concevoir une mise en scène pouvant être maîtrisée en trois jours. J’ai donc choisi de planter quelques graines d’idées et de faire confiance aux artistes pour les développer. Même si certains déplacements ou intentions n’étaient pas négociables, les artistes ont su les intégrer, démontrant leur capacité à s’adapter rapidement. Anna Netrebko et Jonas Kaufmann avaient chanté cet opéra quelques jours avant à Salzbourg ; pour Ludovic Tézier, c’était en revanche une prise de rôle scénique. Tous ont été impressionnants de professionnalisme et j’ai eu une chance fabuleuse de pouvoir travailler avec ces deux casts.
Malgré des projets scéniques de plus en plus nombreux, gardez-vous un intérêt pour les mises en espace ?
La mise en espace est un exercice à part car tout repose sur les chanteurs et les lumières, pas de décor ni de costume ; il faut savoir aller à l’essentiel et en fonction du temps imparti pouvoir développer une seconde lecture. Il est intéressant de rappeler qu’il y a un siècle, le concept de mise en scène n’existait pas : les chanteurs improvisaient des mouvements, souvent guidés par le directeur du théâtre ou le régisseur général. Bien que le rôle de metteur en scène soit désormais crucial, il faut donc toujours avoir en tête que le succès de l’opéra existait bien avant l’arrivée des metteurs en scène. Finalement, je pars toujours du principe qu’il y a un grand devoir de lisibilité.
L’an dernier au Festival d’Aix-en-Provence, j’avais mis en espace Le Prophète, dont un enregistrement audio vient de sortir, et j’avais été sollicité également pour monter Otello. Ces expériences positives m’ont conduit à revenir cette année pour une nouvelle mise en espace de La Clémence de Titus, sous la direction de Raphaël Pichon, avec Pene Pati, Marianne Crebassa, Karine Deshayes ou encore Lea Desandre. Il devait y avoir également Les Vêpres Siciliennes pour cette édition 2024 du Festival, mais le projet a été reporté. J’aime beaucoup les mises en espace, mais il est probable que dans les années à venir, je lève un peu le pied, pour me consacrer davantage à la mise en scène.
Avez-vous l’impression, jusqu’à maintenant, d’avoir eu des relations plutôt pacifiées avec les chanteurs ? Ce n’est pas forcément toujours le cas pour les metteurs en scène…
Jusqu’à maintenant, tout s’est bien passé, je touche du bois ! Le métier de chanteur lyrique est extrêmement jouissif, mais également incroyablement difficile. Je crains que l’on ne se rende pas toujours compte de la difficulté que cela représente, quand on voit certains accueils du public, ou des critiques qui peuvent être très dures. En tant qu’artiste lyrique, il faut penser à sa technique, au texte, à la musique, à ce que le metteur en scène vous dit, à la lumière, etc. C’est une accumulation incroyable de choses pour une seule personne. En tant que metteur en scène, j’estime que si l’on est préparé, la relation ne peut que bien se passer. Aller au conflit ne mène à rien selon moi. S’il y a quelque chose qui gêne ou met en danger un chanteur, c’est de mon ressort de trouver un autre procédé, qui permette de dire exactement la même chose, mais sans le gêner. Selon moi, le metteur en scène doit servir le propos du chanteur.
Justement, comment préparez-vous une mise en scène ?
À ce stade de ma carrière, j’écris tout à l’avance. Cela ne signifie pas que je ne suis pas ouvert à la collaboration : je reste flexible lors des répétitions, prêt à ajuster mes plans en fonction des besoins des chanteurs. Mon processus démarre toujours par la musique, bien que je m’appuie également sur des sources littéraires pour donner de la profondeur aux personnages, notamment dans des œuvres comme Roméo et Juliette que je viens de mettre en scène à Dallas. Parfois, les personnages de l’opéra sont simplifiés, mais je cherche à leur donner plus de complexité en m’appuyant sur les textes originaux.
Dans une production, comment appréhendez-vous le travail avec le chef d’orchestre ?
C’est très agréable de travailler avec un chef qui connaît bien le livret, ce qui est généralement le cas. De mon côté, il faut avoir également une bonne connaissance de la musique, pour être sur un degré équivalent de dialogue. Après, le travail est très différent selon les chefs. Par exemple, pour La Vie parisienne à Rouen en 2021, avec le chef Romain Dumas et Christian Lacroix, on essayait collectivement de trouver des choses à faire à l’orchestre pour soutenir le propos scénique. Marc Minkowski, qui est un homme de théâtre, est souvent force de proposition. Pour Werther, j’ai pu beaucoup échanger avec Pierre Dumoussaud, qui connaissait parfaitement l’œuvre. Et dernièrement, au San Carlo de Naples pour La Gioconda, j’ai collaboré avec le chef Pinchas Steinberg qui avait une science de l’ouvrage assez fascinante.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce mystérieux Samson de Rameau, qui sera présenté au Festival d’Aix cette année, et pour lequel vous assisterez Claus Guth ?
J’ai toujours rêvé de travailler avec Claus Guth, que j’admire énormément. J’estime qu’à mon âge, on a encore des choses à apprendre. J’avais remonté son Parsifal à Barcelone, mais c’était une reprise. Le travail qui a été fait sur ce Samson avec Raphaël Pichon est titanesque. Ce dernier a réuni des extraits de nombreuses œuvres ramistes, chacun correspondant à une idée dramaturgique. Ils ont réussi à faire un patchwork sublime, avec solistes et chœur. Je pense que cela va être superbe !
Avez-vous d’autres projets que vous pouvez déjà évoquer ?
La saison prochaine va en grande partie être consacrée à Carmen, dans le cadre notamment du 150e anniversaire de la création de l’œuvre en 2025. Il y aura notamment une reprise de la mise en scène de Rouen, à l’Opéra Royal de Versailles et d’autres à venir en Europe et en Asie. À Versailles, il y aura deux distributions, ce sera ainsi intéressant de voir comment les indications de mise en scène résonnent dans les deux cas, notamment pour le rôle-titre, dans lequel Adèle Charvet et Éléonore Pancrazi alterneront. Nous allons sinon reprendre, avec Marc Minkowski, la mise en espace de 2023 de La Chauve-souris, à Brême, Barcelone, Séville et Baden-Baden. Il y aura par ailleurs la reprise du Samson d’Aix en 2025 à l’Opéra Comique.
Quelles œuvres aimeriez-vous mettre en scène ?
J’aimerais aborder les opéras de Tchaïkovski, il y a tant de choses superbes dans La Dame de Pique ou Iolanta par exemple. Je rêverais sinon de faire Le Tour d’écrou, Pelléas et Mélisande car le répertoire romantique me plaît énormément ; un jour j’aimerais mettre en scène Wagner. J’aime énormément le répertoire classique mais j’aurais peut-être un peu plus de mal pour le moment à aller vers Mozart, peut-être parce que je le connais trop intimement. Quant au baroque, pourquoi pas ? Les livrets des opéras baroques permettent des digressions, et cela me ferait aller dans une direction que je n’ai pas encore explorée.
Une dernière question : en tant que metteur en scène, redoutez-vous les saluts à la fin d’une première ?
Non, cela ne me dérange pas. Pour l’instant, cela s’est plutôt bien passé, je n’ai pas de huée ou de traumatisme. Les metteurs en scène ne sont pas forcément des gens de scène, et je me sens personnellement beaucoup plus à l’aise en coulisse que sur scène. Une production est une aventure qui commence un ou deux ans en amont, et qui implique beaucoup d’artistes. Donc aller saluer est nécessaire, c’est important de montrer avec qui le spectacle s’est fait : le décorateur, le costumier, l’éclairagiste, le chorégraphe, etc.