Ne sont-ils pas à la fois véronais, shakespeariens, français…, c’est-à-dire universels, nos amants de Vérone ? Comme l’écrit Berlioz, le chant prépare l’auditeur aux scènes dramatiques, confiées à l’orchestre. Seul, le final, qui, avec le Père Laurent, voit la réconciliation des deux familles, relève du domaine de l’opéra ou de l’oratorio. Trois chanteurs donc, en dehors des artistes du chœur. Juliette, Yuliya Matochkina, mezzo-soprano, est aussi familière de Didon, voix sonore, aisée, bien timbrée, aux graves profonds, d’une émission ronde, pulpeuse. Roméo est confié à Alexander Mikhailov, belle voix de ténor, inintelligible, aux moyens incontestables, mais quelque peu inadaptés au répertoire français. Son ardeur est traduite par une émission solide, claire, mais assez loin de dessiner une incarnation. Le père Laurent est Mikhail Petrenko, basse, puissant, engagé, dramatiquement daté, avec un français correct pour un chanteur russe. La sûreté des moyens et la conviction emportent l’adhésion.
Roméo et Juliette à La Côte Saint-André © castafiore ARA
Difficile, sinon impossible, compte-tenu de la configuration du lieu, de respecter à la lettre les indications du compositeur (le chœur hors de scène, le chœur d’hommes des Capulet, les effectifs précis, la disposition des musiciens, « les quatre gradins de deux pieds et demi de hauteur »…). Pour autant, avons-nous déjà écouté une version plus berliozienne que celle de ce soir, du moins pour ce qui relève de l’orchestre et des chœurs ? La direction traduit l’intelligence du texte et des intentions du compositeur, manifestes. Valery Gergiev est le démiurge, modeste, qui insuffle l’énergie. Il baigne dans cette musique avec délectation, sensualité, puissance et tendresse. Son geste ample, clair, démonstratif, dose, équilibre, souligne, tranche. Son attention à chacun fédère une phalange extraordinaire de cohésion. Les seules réserves, minimes, concernent les couleurs de la plupart des bois, hormis de la clarinette, éloignées de celles des instrumentistes français. L’ orchestre aussi puissant que clair, semble galvanisé dès l’introduction, magistrale, tumultueuse, servie par des timbres qui signent leur origine russe (l’unisson des trombones, les cuivres tout particulièrement). Le chœur a cappella chanté dès le prologue atteint à l’excellence si l’on fait abstraction de la couleur de la langue. Les phrasés, l’articulation, la projection comme les piani les plus ténus, tout nous enchante. Le respect de la partition est constant, de sa moindre articulation, de ses nuances, avec un sens de la construction, une conduite des progression proprement inouïs, dans le bal chez les Capulet tout particulièrement, formidable déchaînement festif qui impressionne. La plus large gamme de sentiments trouve sa traduction fidèle à l’orchestre. La scène d’amour (3ème partie), très retenue à son début, avec le chœur d’hommes, passe du triple piano au fortissimo des « Tra la la la » pour une animation comme seul Berlioz sait les signer. Le scherzo de la reine Mab vit, danse, l’une légèreté insaisissable. Les cors excellent à jouer leur pianissimi. Les progressions, les contrastes forcent l’admiration. Le convoi funèbre de Juliette est illustré par un chœur aussi splendide que le pupitre des violoncelles. Des déchirements de Roméo jusqu’au réveil de Juliette, c’est à une redécouverte à laquelle nous assistons. Le final démontrerait si besoin était les qualités de conteur de Valery Gergiev. Le Père Laurent n’a certes pas la vocalité française, mais dispose de moyens superlatifs et son engagement est total. Les chœurs confirment tous leurs mérites, et l’émotion est au rendez-vous. Débarrassée de sa patine, de ses scories, cette version nous captive au point d’éprouver à son terme, pour la première fois, un sentiment de brièveté. On attend impatiemment Valery Gergiev dans Parsifal, en septembre à la Cité de la Musique.