Elle est assurément la plus authentiquement lyricomane des ministres. Elle hante les maisons d’opéra de France et d’Europe dès qu’elle arrive à échapper à ses écrasantes obligations ministérielles. Les visiteurs qu’elle reçoit à son ministère sont souvent étonnés d’être accueillis aux accents de Norma, Parsifal ou Don Giovanni. Pour Forumopera, Roselyne Bachelot-Narquin, ministre des solidarités et de la cohésion sociale dit tout sur sa passion dévorante pour l’opéra, avec franchise, liberté… et une bonne dose d’humour !
Quel est votre premier souvenir d’opéra ?
Mon premier souvenir d’opéra est assez tardif. On n’écoutait pas d’opéra à la maison. De la musique symphonique, des concertos, de la musique instrumentale bien sûr, mais le genre « opéra » était précédé chez mes parents d’une réputation assez sulfureuse, d’un milieu un peu débauché, de personnes de petite vertu. C’est quelque chose que l’on retrouve dans un certain nombre de familles traditionnelles finalement. J’ai joué du piano bien sûr, j’ai fait du solfège. D’ailleurs, en tant qu’ancienne ministre de la santé, j’aime souvent rappeler que mon premier triomphe familial fut de jouer au piano « J’ai du bon tabac » ! Et mon premier souvenir de Mozart ne fut pas Don Giovanni, loin de là, mais plutôt « Ah ! vous dirai-je, maman » (rires).
Je découvre donc plus tard l’opéra, grâce à un ami très cher. Je devais avoir 25 ans. Il m’emmène à Vérone, pour La Gioconda ou Aïda, je ne me souviens plus précisément. En tout cas, c’était la bonne façon de découvrir l’opéra. Finalement, il y a deux façons de faire découvrir l’opéra à quelqu’un : soit vous l’emmenez voir un Berg, en version de concert, un jour de grève dans l’une de ces grandes maisons d’opéra où on a l’impression de rentrer comme à l’église : vous vous faites un ennemi pour la vie ! Ou alors vous l’emmenez voir une œuvre classique, une Aïda mise en scène par Franco Zeffirelli à Vérone, tout cela fait « zim, boum, boum » et là, c’est à la vie, à la mort ! Finalement, l’opéra c’est comme l’amour, il faut que la première fois soit quand même pas trop mal (rires)…
J’ai un autre souvenir, toujours à Vérone avec ce même ami. Nous étions sur cette Place des Herbes, et tout d’un coup un homme s’est levé et a entonné « O tu Palermo ». Et toute la place de reprendre avec lui « O tu Palermo, terra adorata… ». C’était formidable, il n’y a qu’en Italie qu’on peut vivre ça !
Vous n’en êtes bien sûr pas restée là dans votre découverte de l’opéra…
Non, bien sûr, là c’est le choc amoureux. A partir de là, je vais commencer à hanter les maisons lyriques, je vais toutes les faire, je vais faire toutes les positions du Kâma-Sûtra en somme (rires) !
A vrai dire, c’est vite devenu pour moi un poste économique tout à fait conséquent. Je vais abandonner certains autres loisirs : j’étais dingue de cinéma par exemple, tout cela est passé en arrière-plan.
Et maintenant, quel est le moteur ? Découvrir telle œuvre, tel théâtre, suivre un chanteur particulier ?
Ah ça non, je n’ai jamais été la groupie d’un chanteur. Ce sont les œuvres qui me guident, d’abord.
Mais vous gardez longtemps une inclination pour l’opéra italien ?
C’est vrai que la première partie de ma vie de lyricomane va être hantée par Verdi. Mais le chemin initiatique va être quasiment un triptyque : la première décennie sera verdienne, la deuxième mozartienne et la troisième wagnérienne. Il n’y a pas remplacement de l’un par l’autre évidemment. Et quand je dis « chemin initiatique », ce n’est pas un Golgotha, c’est plutôt la montagne des plaisirs (rires)…!
Ce qui me frappe beaucoup dans l’art lyrique, c’est que l’on aime souvent les mêmes œuvres mais pour des raisons différentes. Qu’est-ce que vous recherchez chez Verdi : la mélodie, la splendeur vocale…?
Ce qui me plaît chez Verdi, c’est que ce sont toujours des opéras à plusieurs niveaux. Ils peuvent plaire à tout le monde. Prenez l’exemple de Aïda : on peut le voir « à plat », ses airs, ses tubes ; on peut voir ensuite le tricotage de l’écriture verdienne, ce deuxième niveau de lecture qui est tout à fait excitant. Verdi, c’est « Les Aventuriers de l’Arche perdue » !
Et ça vous l’avez découvert rapidement ?
Oui, assez vite, dès mes premiers Verdi, oui.
Et où en est votre histoire avec Verdi aujourd’hui ? Qu’est-ce qui fait que vous y retournez encore et toujours ? C’est toujours ce plaisir originel, intact, ou bien cherchez-vous encore l’approfondissement dans votre connaissance des œuvres ?
L’opéra, ce n’est vraiment pas une histoire intellectuelle, c‘est une histoire sensuelle, de plaisir avant tout. Il ne faut pas tomber dans ce piège des amateurs d’opéra qui ne trouvent plus rien à leur goût, qui sont extrêmement sévères. Je suis très frappée de voir dans les journaux, les blogs, dans les critiques, ces commentaires acerbes. Quand on sait la difficulté du métier de chanteur, la difficulté de chanter dans une langue qui n’est pas la sienne ! On lit et on entend des personnes qui expriment des jugements définitifs, des sentences horriblement sévères…
Est-ce que vous comprenez qu’on siffle à l’opéra ?
(Elle hésite). Oui, enfin surtout pour les metteurs en scène ! Plus sérieusement, en ce qui concerne les chanteurs, la question est avant tout celle de l’enseignement du chant dans notre pays, mais c’est un autre sujet.
Vous trouvez qu’il y a un problème dans l’enseignement du chant en France ?
Oui, je pense. Les professeurs n’ont pas toujours l’expérience requise. Et puis, on veut faire croire à tout un chacun qu’il pourra devenir chanteur professionnel, ce qui n’est évidemment pas le cas. Il y a également un vrai problème de structure : très pratiquement, il n’y a pas d’endroits où chanter ! Il y a également une déficience de l’enseignement du chant choral, qui est pourtant à la base de la pratique vocale.
Et ces structures sont réformables ?
Il faut demander à Frédéric Mitterrand !
Vous lui en parlez ?
Oui, bien sûr.
Ce n’est peut-être pas non plus une priorité dans un pays qui est considéré comme peu mélomane finalement ?
Oui sans doute, il y a un terreau qui n’est pas des plus favorables en France. Prenez l’exemple de Vienne. Comme le dit bien Dominique Meyer, il y a trois personnes qui comptent en Autriche : le Président, le Premier Ministre et le Directeur de l’Opéra de Vienne. Les Viennois connaissent les noms des musiciens de l’Opéra, c’est sidérant. Chez nous, ce n’est évidemment pas le cas. Ici le chauffeur de taxi connaît surement mieux les joueurs du PSG que les chanteurs d’opéra ! Mais je tiens à préciser que je les connais aussi les joueurs du PSG (rires) !
Quelques remarques sur l’Opéra de Paris aujourd’hui ?
L’Opéra de Paris, c’est quand même une spécificité culturelle française, on a une vraie chance d’avoir un outil culturel qui a un tel modèle de financement. Donner plus de 100 millions d’euros à une institution culturelle, c’est un choix incroyable qu’a fait l’État – et quelle que soit la couleur de son gouvernement d’ailleurs –, et qui fait honneur à notre pays.
En même temps, et c’est pour vous provoquer quelque peu : comment un outil aussi formidable peut être gâché par des grèves à répétitions, comme on le voit depuis le début de la saison ?
Oh je ne vais pas vous faire un cours de politique française. Cela émane sans doute de personnes qui ne se rendent pas compte de l’investissement que représente l’opéra. Ils ont comme beaucoup si je puis dire une mentalité d’enfants gâtés ! Nous sommes dans une société qui est dans un déni de réalité.
C’est « on » ou c’est « off » ?
C’est « on » !
Et l’opéra en province, vous y allez de temps en temps ?
Oui, bien sûr. Je suis allé voir Hamlet à Strasbourg avec Stéphane Degout en juin…
Malgré le poids de vos responsabilités, vous continuez à hanter les maisons d’opéra comme autrefois ?
Finalement, c’est ma seule distraction, vous savez. Parfois, des gens me demandent si j’ai vraiment le temps, mais eux ils passent bien leur soirée devant la télé ! Moi ce soir là, je vais à l’Opéra de Paris. Ou bien je vais à la Conférence sur les femmes à l’ONU, eh bien, hop, je vais voir Natalie Dessay chanter Lucia au Metropolitan. A chaque déplacement, je me renseigne sur ce que l’on joue à l’Opéra. Bon, bien sûr, je ne vais pas prévoir un déplacement en fonction d’une programmation.
Et l’été ?
C’est une autre séquence de ma saison lyrique ! Cette année, je suis allé à Glyndebourne pour Rinaldo et Don Giovanni, à Covent Garden pour Cendrillon, à Aix pour La Traviata, à Salzburg pour La Femme sans ombre et Les Noces de Figaro, et puis Bayreuth pour Tannhäuser et Parsifal.
Sauf votre respect, Madame la Ministre, vous n’êtes pas du tout une amatrice d’opéra, vous êtes une fondue absolue !
(Rires)
Oui c’est une passion. Dévorante même !
Vous achetez beaucoup de disques ? Vous êtes une acheteuse compulsive, ou bien téléchargez-vous ?
Non, je ne télécharge pas, mais j’achète beaucoup de disques, oui.
Le dernier disque lyrique que vous avez aimé ?
C’est le baroque que l’on m’a offert à France Musique, Il Diluvio universale ! J’ai eu un vrai coup de cœur pour cette oeuvre, une espèce de découverte enchantée…
Et qu’offririez-vous ?
Pour un débutant, il faudrait offrir Aïda dans la version Price/Vickers/Gorr, il ne pourra pas être déçu je pense.
Vous avez fini par approcher le milieu que vos parents trouvaient un peu suspicieux. C’est un milieu très fermé évidemment, peuplé de gens très particuliers, narcissiques peut-être, des artistes enfin, et en même temps qui ont une énergie positive formidable.
Ce qui est frappant chez toutes ses personnes que le chant les a pris très tôt, c‘est qu’ils qu’ils n’ont en général pas fait d’études, hormis Laurent Naouri évidemment, mais à part lui… Ce sont des gens qui évoluent dans un milieu complètement clos, déconnecté du monde réel, mais en même temps qui vivent dans un état d’exaltation et d’énergie positive qui est assez étonnant. Et en même temps d’anxiété. L’anxiété de ne plus être ce que l’on a été, l’anxiété de devoir reconstruire une voix qui se détricote jour après jour. C’est quelque chose d’assez poignant de la destinée humaine.
Il y a un lien avec la destinée politique ?
Ah pas du tout, non vraiment pas. Je ne vois pas vraiment de lien entre ces deux mondes.
Peut-être la représentation, l’angoisse de construire une carrière, la responsabilité de se retrouver face à 3000 personnes,…
Eh bien maintenant que vous le dites (rires) ! Voyez, il y a des personnes qui sont étonnées que pour les séances de questions au gouvernement, je n’arrive jamais au dernier moment. J’arrive systématiquement en avance, je suis toujours la première. J’ai besoin de sentir la salle et de l’apprivoiser. Et c’est une démarche que j’ai retrouvé chez beaucoup de chanteurs et de chefs d’orchestre : ils arrivent plusieurs heures en avance, et même s’ils ne répètent pas, ils ont besoin d’être en communion avec cette salle.
Mais c’est plutôt dans une conception des valeurs que je ne faisais pas de liens entre nos deux mondes, l’un beaucoup plus dans l’instantanéité, l’effacement, alors que dans l’autre une certaine linéarité, une vision d’avenir.
Avec le temps et le bagage musical que vous avez accumulé, y a-t-il un moment ou vous vous dites : « c’est ça que j’aime par dessus tout » ?
Ah non, je n’aime pas du tout la question de l’île déserte. Ou alors très grossièrement, je peux dire que la première décennie, j’ai emmené Don Carlo, puis la deuxième j’ai emmené Don Giovanni, et maintenant j’emmène Parsifal.
Et toute cette tradition du baroque et du bel canto, elle vous est un peu étrangère ?
Non, pas du tout. J’ai vu un Rinaldo mis en scène par Robert Carsen à Glyndebourne cet été : c’était absolument magnifique. Après, je ne vais pas vivre avec Rinaldo.
Vous vivez avec Don Carlo ?
Oh oui !
Qu’est ce qui vous plait dans Wagner que vous n’avez pas trouvé ailleurs ?
D’abord Wagner, c’est une œuvre totale. Il y a une sorte de fusion en elle qui est tout à fait extraordinaire. Ensuite, je suis très devenue très sensible à la répartition de la mélodie et du parlé dans Wagner, c’est-à-dire le Sprechgesang et la mélodie qui tourne en guirlande autour de la voix. L’inverse serait Richard Strauss peut-être.
On comprend bien le poète qui a situé la répartition entre la parole et la musique. Cela m’emporte. Mais je comprends que cela ne peut être le musicien que de la deuxième période de la vie d’un amateur, justement à cause de cela.
Enfin, il y au-delà de de cette vision technique la vision panthéiste de Wagner qui là aussi dans une deuxième partie de ma vie, après m’être débarrassée de certaines scories de religiosité familiales, et qui avaient d’une façon anéanti ou altérées certaines sensibilités, j’ai eu besoin de retrouver la vibration.
Les adieux de Wotan, par exemple, me font chavirer. Je pleure à tous les coups !
Et toute l’école italienne de Puccini, Mascagni, Leoncavallo ?
Ah mais je pleure à Tosca (rires) ! Je ne mégote pas : la mort de Mimi, « Vissi d’arte », « E lucevan le stelle ». Je suis très lacrymale à l’opéra.
Aujourd’hui, y a-t-il des artistes qui ont davantage une chance de vous émouvoir que d’autres ?
Non, c’est vraiment la musique. Pour moi, chaque artiste donne quelque chose dans l’œuvre. J’aime tout finalement. Je suis heureuse à l’opéra. Même un spectacle qui n’est pas forcément fabuleux : on ne peut pas s’ennuyer, jamais !
Et dans les tessitures ?
A bien y réfléchir, les voix d’hommes me font plus pleurer que les voix de femmes, certainement parce que la connotation sensuelle est plus importante pour la voix du sexe opposé que pour celle du même sexe. J’ose à peine le dire, mais je suis une hétérosexuelle militante (rires). Vous mettrez ça en une de votre journal (éclats de rire) !
Vous avez vu La Traviata d’Aix, qu’avez-vous pensé de Natalie Dessay ? Est-ce qu’elle correspond à votre idée de Violetta ?
Il faut revenir sur ce que je vous disais à propos de la dureté des critiques. En sortant du spectacle, je me suis dit comme tout le monde qu’elle n’avait pas la voix du rôle, que j’avais au moins entendu dix Violetta meilleures qu’elle, etc. Et en même temps, j’étais extrêmement émue. Cette fille met ses tripes sur la table, c’est une belle et grande et artiste, et moi je suis dans mon fauteuil à faire la fine bouche…
Et si l’on instillait une dose de démocratie participative à l’Opéra : que voudriez-vous y entendre que vous regrettez de ne pas assez entendre ?
Le problème, c’est que je vois presque tout et partout (rires)… Mais je trouve qu’à Paris, on n’entend pas assez Bellini, Les Puritains par exemple, que j’adore. J’ai hâte également d’entendre Les Pêcheurs de perles à Paris.
Vous chantez ? Dans quelle tessiture ?
Oui, j’ai une vraie voix de mezzo. J’ai même pris des cours de chant il y a longtemps. Cela faisait partie de cette éducation musicale familiale.
Pourquoi n’avoir pas envisagé d’en faire votre métier ?
Oh, vous savez, dans ma famille, il y avait trois métiers possibles : médecin, dentiste et pharmacien. Et quand j’ai voulu faire Sciences Po, ma mère m’a dit : « Ma petite fille, ça c’est une école de saltimbanques ! » (rires). Alors, chanteuse d’opéra…
D’une manière toute autre, est-ce qu’aujourd’hui, dans les responsabilités qui sont les vôtres, vous auriez envie de faire évoluer d’une façon ou d’une autre le monde de la culture ?
Je me suis longtemps posé cette question. Je suis vraiment tiraillée. J’aime globalement la culture, je la mets au centre d’un projet politique et d’un projet de vie. En même temps, j’ai la malchance peut-être de connaître le fonctionnement de la culture et de me dire que quelqu’un comme moi n’y trouvera pas sa place. Je vais vous dire, je crois qu’il est plus facile de faire évoluer le monde de la santé que de faire bouger le monde de la culture.
Simultanément, on est obligé de penser qu’il est dommage qu’une personnalité très connaisseuse à la fois de l’art et du fonctionnement des institutions, en même temps que charismatique, ne serve pas la cause de la culture.
Ah donc vous pensez qu’il faille être compétent pour devenir ministre ? C’est rafraîchissant (rires) !
Si vous aviez à choisir entre une magnifique version de concert et une version scénique de routine ?
Une version de concert !
Prima la musica donc ?
Oui, toujours.
Propos recueillis par Sylvain Fort, Jean-Philippe Thiellay et Maximilien Hondermarck en novembre 2011