Ernest Lavignac dans Le voyage artistique à Bayreuth préconisait d’aller vers la colline sacrée non point à pied, à cheval ou en voiture mais bien à genoux ! C’est plus prosaïquement en train que j’effectue mon pèlerinage annuel. Installée à l’avant du wagon de tête, juste derrière le conducteur, je suis sûre de ne pas manquer le choc de la vision du Festspielhaus, émergeant des frondaisons. La sombre forêt franconienne défile, propice aux rêveries, les dieux sont là et nous ne les voyons pas. A quelles émotions s’attendre, à quelles déceptions se préparer ? Pas de Ring cette année puisque l’année 2013, année du bicentenaire de la naissance de Wagner, verra la nouvelle mise en scène de Castorff, la création de Jan Philipp Gloger du Vaisseau fantôme était donc incontournable. Pour boucler la boucle entre le premier et le dernier des grands opéras du maître, j’avais choisi de revoir Parsifal pour le foisonnant travail de Stefan Herheim – qui mérite bien une troisième vision – mais surtout pour la prise de baguette à Bayreuth de Philippe Jordan. La mort d’un ami très cher me contraindra à me contenter du Hollandais, ce qui, en plein congrès de la Rochelle, est carrément de la provocation. Et l’on sourit en lisant dans L’Avant-Scène Opéra n°30 le texte où Harry Kupfer explique sa vision de l’œuvre et présente Daland comme « épouvantablement normal ». Décidément…
Il est toujours tentant de comparer les nouvelles productions aux anciennes. La mise en scène incandescente de Kupfer créée en 1978 à Bayreuth a laissé un souvenir vibrant d’autant que la chaîne Unitel Classica avait eu la riche idée d’en programmer, quelques jours auparavant, l’enregistrement. Gloger soutiendrait-il la référence ?
La ville bavaroise vit pendant l’été au rythme du festival qui réveille sa torpeur. Le problème pour l’amateur est bien de trouver à s’occuper entre les représentations, d’autant que la demeure du compositeur, la villa Wahnfried, reconvertie en musée Wagner, est fermée pour cause de travaux et je regarde avec nostalgie le parc défoncé et le perron détruit. Les images de Herheim qui met en abyme la villa bombardée, se télescopent avec la réalité. Le mieux est de s’installer à la terrasse d’un café pour y réviser ses partitions en attendant le grand moment.
La liturgie bayreuthienne est immuable : deux heures avant le spectacle, ceux et celles qu’il convient d’appeler des pèlerins plutôt que des spectateurs montent, recueillis, vers le Festspielhaus. En plein après-midi, les dames arborent des robes du soir qui ne dépareraient pas des vieux Point de vue des années cinquante. Leurs cavaliers, chenus, ont pour beaucoup au revers du smoking la discrète épinglette de la Gesellschaft des amis de Bayreuth à laquelle je m’honore d’appartenir. Ce n’est pas ici, mesdames, messieurs, que l’on verra des dames fessues se pavaner en short et des messieurs replets s’exhiber coiffés de bobs, spectacles qui font la joie de bien des festivals d’été.
Le temps d’aller saluer Pierre, le souriant, efficace et francophone responsable de la Gesellschaft, de boire une coupe de champagne avec des amis français, les trompettes s’avancent sur le balcon du théâtre pour la première des trois sonneries sur le motif du Hollandais. Nous avons un quart d’heure pour gagner nos places. La salle est comble, l’atmosphère étouffante, le silence absolu. Par un miracle incompréhensible, alors qu’il y a tant de tousseurs à Bastille, il n’y en a jamais à Bayreuth.
© DR
Le chef d’orchestre, Christian Thielemann est maintenant chez lui dans la fosse mythique. Dans ce combat en corps à corps que se livrent les chefs avec ce lieu inouï, il est sorti vainqueur. On peut d’ailleurs supposer que l’accueil un peu frais reçu par Philippe Jordan dans sa direction de Parsifal vient de cet apprivoisement encore mal maitrisé. Il l’avait d’ailleurs anticipé en indiquant dans une interview au Figaro que « tout chef qui a dirigé à Bayreuth en sort différent ». Attendons les prochaines saisons. Dès les premières mesures, on sait que Thielemann va mener ce Vaisseau à bon port. Une lecture claire, ample, précise qui évoque celle de Joseph Keilberth et qui évite les écueils d’une tonitruance par trop impétueuse ou d’un appesantissement trop marqué de l’andante. Rien de pompeux ni de mièvre. Bien entendu, par la suite, il filera les trois actes sans entracte comme le compositeur l’avait souhaité. Pour vraiment chercher la petite bête, on peut peut-être regretter que Christian Thielemann n’ait pas – encore ? – cette patte, cette signature qui fait reconnaître immédiatement un chef rien qu’à l’oreille. Tous les pupitres sont parfaits et le cor anglais nous met les larmes aux yeux en présentant le motif de la ballade de Senta. Tout cela démarre bien et le rideau se lève.
Nom d’un chien, pourquoi donc les metteurs en scène ont-ils donc décidé de puiser leur analyse du monde chez Jean-Luc Mélenchon ? D’Olivier Py à Michaël Hanneke, la dénonciation de la société de consommation, du fric roi et du capitalisme financier assaisonnée d’une bonne louche d’hémoglobine est devenu le lyriquement correct de nos nouveaux démiurges. Gloger s’ébroue dans ce lieu commun avec délice. Le premier acte se déroule dans une ville déshumanisée, cliquetante de néons, et notre héros y traîne d’un air égaré une valise à roulettes emplie de billets, à mi-chemin entre Starmania et Manhattan transfer. On enchaîne sur les fileuses reconverties en ouvrières d’une fabrique de ventilateurs ! Quand on pense qu’un commentaire classique fait dire du Vaisseau fantôme que partout le vent nous souffle au visage… C’est sans doute pour sacrifier à la métaphore que nos ex-fileuses fabriquent ces appareils et non pas des balais de toilettes en attendant l’inéluctable délocalisation.
Le choix de Gloger est de se concentrer sur le lien pathologique du Hollandais et de Senta, deux paumés schizophrènes dont on s’étonne qu’ils ne soient pas encore internés. Ils finissent par se poignarder au sommet d’un amas de caisses d’emballage. Ce parti pris conceptuel amène tout au long de l’œuvre des incohérences dont la principale est de rendre le rôle des chœurs incompréhensible dans le cadre de ce tête à tête mortifère. Inutile de préciser que cette nouvelle version sera huée avec l’entrain qui est devenu la marque de fabrique des créations de Bayreuth. Je ne verrai tout de même pas deux gentlemen en venir aux mains comme cela se produisit à la fin des Maîtres chanteurs de Katharina Wagner. Ceci étant, il faut reconnaître que si cette démarche n’est pas nouvelle, elle n’est pas envahissante et ne revêt pas le caractère éprouvant du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten. Les décors de Christof Hetzer sont beaux et les chanteurs bougent de bonne façon sur la scène en toute fluidité avec la musique.
© Bayreuther Festspiele – Enrico Nawrath
Les chanteurs, donc et enfin, me direz vous ! La distribution est homogène et de qualité. Samuel Youn, le fliegende Holländer a été amené à remplacer Nikitin à la suite d’un scandale ébouriffant de tatouages nazis dont le pauvre n’a pu se dépêtrer (voir brève du 23 juillet dernier). La voix est belle, peut-être un peu fatiguée mais c’est la dernière représentation. Il paraît avoir un vrai problème avec la prononciation germanique, confirmé par des amis allemands qui m’avoueront ne pas avoir compris une bonne partie de ses tirades. Ceci explique sans doute une certaine retenue dans les applaudissements, retenue que ne justifiaient pas ses beaux aigus maitrisés et une parfaite compréhension du rôle. Après Thielemann, l’ovation de la soirée va à la Senta de Adrianne Pieczonka pourtant sérieusement amochée par la critique. Il faut dire que ce rôle est abominablement casse-gueule malgré les temps de repos obligeamment ménagés par le compositeur et bien des chanteuses, y compris parmi les plus grandes, y ont fait naufrage. N’est pas Astrid Varnay qui veut… Certes, Pieczonka présente des lacunes parfaitement inventoriées par les commentateurs, absence de graves et des aigus parfois pénibles, mais elle transmet la Senta voulue par Gloger et elle en donne une approche sensible et crédible. Avec le Daland de Franz Joseph Selig à qui je donne l’oscar de la soirée pour sa puissance et son charisme, les deux ténors Michael König et Benjamin Bruns ont de la présence et de la puissance et cela sauve la médiocre Mary de Christa Mayer. Zut, j’ai oublié les chœurs. Un seul qualificatif : parfaits comme toujours.
En quittant la colline inspirée, dans la nuit franconienne, je songeais à tout ce que cette version du Hollandais volant avait refusé de nous donner : la vision cosmologique de Richard Wagner avec l’océan diabolique et le lien ontologique des hommes avec la nature, la transfiguration et la rédemption de l’infinie frustration du lien amoureux et non sa seule impasse et surtout comme le note Piotr Kaminski, qu’il y a pire que la mort et c’est bien l’immortalité. Selon lui, Der Fliegende Holländer ouvre ainsi la réflexion qui sera close par Kundry qui rembourse par sa mort la dette contractée par le Hollandais auprès de Senta. L’œuvre de Wagner est une et ce soir, Jan Philipp Gloger n’a pas transmis cette cohérence magique.
Et pourtant, pourtant, quelle soirée finalement ! C’est bien cela le mystère et le miracle de Bayreuth : un « rêve devenu vrai ». Vivement l’année prochaine !