Lorsqu’il parle des succès qu’il a pu concrétiser à Toronto, Alexander Neef, le futur directeur de l’Opéra de Paris, parle avec fierté de la place sur la scène internationale qu’a acquise la maison dont il a encore la charge jusqu’en 2021. Toronto est bien devenue une destination pour les chanteurs les plus en vue. Il a réussi à « faire venir ces artistes » et « aussi leur donner l’envie de revenir. » Sondra Radvanovsky fut la première. C’est un peu normal, elle est désormais domiciliée dans la capitale de l’Ontario et se délecte à expliquer lors de chaque interview à quel point il est bon de travailler en dormant dans son propre lit tous les soirs. « Quels sont les rôles qui sont intéressants pour toi ? », a dû lui demander le Directeur Général comme à son habitude. Etonnamment, il semble que la soprano américano-canadienne ait souhaité effectuer un retour en source et reprendre un rôle qu’elle n’avait pas chanté depuis une quinzaine d’années, un rôle qui a une résonnance particulière avec son histoire paternelle tchèque : Rusalka.
© Michael Cooper
Grand bien lui en a pris ! En quinze ans, la voix et la technique de Sondra Radvanovsky se font affermies au rythme de ses engagements sur les plus grandes scènes du monde, le matériau ample et généreux s’est poli dans les exigences du bel canto et le vibrato qu’on a pu lui reprocher par le passé s’est établi dans un point d’équilibre qui en fait aujourd’hui sa signature vocale. Surtout, Sondra Radvanosky dispose de l’ampleur idoine pour incarner l’ondine au-delà de l’air de la lune. Aussi la prestation frise-t-elle la perfection : entre une chanson conduite sur le souffle, reprise dans la douceur d’un piano éthéré mais tellement bien projeté et la chair capiteuse des deux derniers actes plus dramatiques. Bien entendu, ses qualités techniques hors-pair lui autorisent les plus élégantes nuances : piani, diminuendi, aigus triomphants… toute une palette qui construit un portrait complet de l’ondine. Surtout, en entendant l’ampleur et l’adéquation de tempérament de Sondra Radvanovsky avec ce rôle, on se prend à l’imaginer dans d’autres rôles dramatiques, éloignés de son habituel répertoire romantique italien.
Scène internationale, on peut en juger également par la qualité de la distribution réunie autour du rôle-titre. Pavel Cernoch, bien connu du public parisien, vient effectuer ses débuts à Toronto en Prince. Spécialiste du répertoire opératique tchèque, il en propose une interprétation brûlante et torturée. Si la tessiture du rôle est assumée crânement, il ne lui manque qu’un surcroit de puissance vocale dans les dernières phrases du premier acte. Ce défaut de puissance on le retrouve de manière équivalente chez Stefan Kocan, dont le Vodnik par ailleurs irréprochable pâlit à proximité des décibels de Sondra Radvanosky. Ces dames souffrent moins de cette comparaison : Elena Manistina croque Jezibaba avec truculence et force voix de poitrine, Keri Alkema exulte en Princesse étrangère ne faisant qu’une bouchée des écarts du rôle. Les trois nymphes (Anne-Sophie Neher, Jamie Groote, Lauren Segal) le chasseur (Vartan Gabrielian), le garde forestier (Matthew Cairns) et le garçon de cuisine (Lauren Eberwein) toutes et tous issus de l’Ensemble Sutdio de la COC sont une preuve supplémentaire de l’excellence de la maison et du niveau auquel elle sait porter sa jeune génération de chanteurs.
Seul ombre au pays lacustre, la baguette du directeur musical de la COC, Johannes Debus, nous laisse sur notre faim. Non qu’elle soit avare des couleurs et enchantements propices à peindre la toile de ce conte obscur, mais bien parce qu’elle manque du nerf et de la sève capable de l’électriser. La faute en revient à des attaques trop molles bien souvent et des tempi plutôt lents qu’aucune rupture ne vient émailler.
Empruntée à la voisine Chicago, la production de David McVicar signe les débuts ontariens du metteur en scène Ecossais que les scènes s’arrachent. Comme à son habitude, il propose une lecture d’apparence traditionnelle où lieu, époques et costumes sont respectés dans des décors et lumières somptueux. Les danses du deuxième acte lui fournissent des figurants que l’on verra revenir sous différents costumes, parmi eux trois corbeaux de mauvais augures, cortège morbide de Jezibaba dont les ailes noires menaceront Rusalka pendant le bal au château. David McVicar soulignent intelligemment certains parallèles que l’on dresse avec d’autres œuvres, principalement le Ring des Nibelungen de Wagner. La ressemblance des trois sœurs ondines avec les filles du Rhin ne se discutent plus, Vodnik en gnome ne peut que rappeler Alberich et le Prince, perdu et adultère, évoque sans mal Siegfried. La direction d’acteur vient en soutien de la caractérisation des personnages : Jezibaba en marraine – la mauvaise fée, Rusalka empêtrée dans des jambes qui ne savent pas la porter, Vodnik aux pieds palmés et aux mains à quatre doigt. L’humour noir enfin contamine le plateau notamment dans les scènes de genre, fourrage de dinde inclus dans la scène des cuisines de l’acte II. Un interlude qui ne manque pas de sel, la veille du Thanksgiving canadien.