En ce mois de novembre, Sabine Devieilhe est de retour avec un disque consacré à l’opéra français, programme qu’elle propose également en concert à Paris et à Versailles. C’est l’occasion de faire le point sur une carrière déjà émaillée de succès.
Vous revenez après une absence prolongée pour cause d’heureux événement. La maternité va-t-elle changer votre vie ?
Elle change ma vie, évidemment, mais pour le meilleur. J’ai déjà repris mes activités depuis un bon moment, avec le retour de La Flûte enchantée à Bastille en janvier, dans une production que je connaissais déjà. Et je me suis tout de suite rendu compte que cette nouvelle vie m’ouvrait aussi des portes professionnellement, parce que c’est maintenant que je commence à goûter l’idée d’aller au feu en allant au travail. Désormais, je sépare beaucoup plus vie professionnelle et vie personnelle, et j’apprends petit à petit à concilier ces deux existences. C’est très plaisant de savoir qui je suis où je suis.
Et votre voix ?
Pour la voix, pour le corps, évidemment, une grossesse est un grand bouleversement dans la vie d’une femme. Enceinte, j’ai connu un vrai moment de plénitude vocale, et j’ai chanté jusqu’à mon huitième mois. Tout allait très bien, à part côté souffle, où je sentais que j’avais de moins en moins de place, mais c’était plus amusant qu’angoissant. Après la naissance de mon enfant, il a fallu partir à la reconquête de l’instrument, mais la rééducation vocale et corporelle s’est bien passée. Jamais je n’ai perdu le goût du travail, ni quand j’étais enceinte, ni après l’accouchement. En travaillant mon instrument, je gardais un pied dans la vie professionnelle, et les premières répétitions de La Flûte à Bastille sont arrivées deux mois après mon accouchement. Je n’ai pas observé d’évolution significative de ma voix, ce qui est rassurant : je ne suis plus tout à fait la même, mais je ne suis devenue ni soprano wagnérien ni baryton…
Malgré tout, la page de la musique baroque semble tournée, pour vous.
Absolument pas ! J’ai plusieurs projets de musique ancienne dans les saisons à venir. Et je continuerai à explorer la musique du XVIIIe siècle, notamment à travers Bach, dont je vais chanter des cantates avec l’ensemble Pygmalion, et Rameau, que j’aime toujours autant interpréter.
Lors d’une interview accordée en mai, Raphaël Pichon évoquait aussi un projet autour de Mozart.
Nous en avons même plusieurs. L’expérience du disque que nous avons enregistré a été très concluante, nous avons vraiment pris beaucoup de plaisir à interpréter ensemble la musique de Mozart. Il y a donc en effet de beaux projets pour les prochaines saisons. C’est un des intérêts de l’enregistrement : que le programme soit évidemment cohérent avec mes propres envies musicales, et que cela génère d’autres projets avec l’orchestre.
A part la Reine de la Nuit, quels autres rôles mozartiens envisagez-vous ?
Après Serpetta de La finta giardiniera à Aix-en-Provence en 2012, je viens d’être Blonde à la Scala en juin. Donc je peux chanter les soubrettes, les jeunes filles, et cette Reine de la nuit qui reste unique en son genre dans mon répertoire : c’est une femme de pouvoir, une femme mature que l’on voit en scène avec son enfant adulte. C’est un rôle de composition à 100%, mais avec la tessiture de colorature qui rend tout cela possible. Et c’est un rôle que je continue à découvrir. Il y a très peu de musique à chanter, mais les mises en scène me permettent de l’explorer. J’ai participé à trois productions : Robert Carsen à Bastille, Pierrick Sorin à Lyon en 2013 (j’interprétais le rôle pour la première fois) et celle de David McVicar à Londres en septembre dernier. Ces deux derniers spectacles faisaient de la reine une créature toute-puissante, entourée de suivantes, et même juchée sur un piédestal haut de trois mètres, à Lyon : il y avait un côté un peu magique, et la production prenait en charge l’aura de la reine. Avec Carsen, au contraire, elle porte une petite robe noire, aux lignes épurées, elle fonctionne en binôme avec Sarastro… et j’ai tout à faire ! J’ai vraiment beaucoup travaillé sur cette incarnation, Robert Carsen me parlait par exemple de l’aura de Catherine Deneuve, de son autorité naturelle, jamais forcée. Ça passait par le chignon banane, mais aussi par cette assurance qu’il est difficile pour une jeune chanteuse d’avoir sur le plateau de Bastille, mais il m’a vraiment aidée à incarner en profondeur le pouvoir et le rôle de mère.
Après la Reine de la nuit, ensuite Lakmé, et bientôt Zerbinette, vous suivez un itinéraire classique de colorature : ce parcours fait penser à celui de Natalie Dessay, mais acceptez-vous le rapprochement ?
J’ai commencé à travailler ces rôles en découvrant les disques et les DVD de Natalie Dessay, et j’étais subjuguée par sa façon d’incarner en scène tous ces personnages qui peuvent paraître parfois un peu anecdotiques. Et grâce à elle, j’ai compris que ce prétexte de la tessiture avait permis aux compositeurs d’apporter du drame à leur musique. Lakmé en est sans doute la meilleure incarnation, car elle a tout à chanter : elle est d’abord sacralisée, avec le chant incantatoire, la grande vocalise a cappella qui ouvre l’air des Clochettes, mais c’est aussi une jeune fille qui s’affranchit de l’autorité paternelle et qui, par son chant, impose son autorité. Delibes a su orchestrer une partie vocale de façon cohérente pour mettre en valeur ce soprano léger, presque fluet, en écrivant de la musique pour le médium de la voix, qui lui permet de s’exprimer et de se faire entendre. Quant à Zerbinette, c’est un personnage développé, qui tire les ficelles de l’action. C’est un grand défi, mais que j’attends depuis le conservatoire. De Richard Strauss, encore étudiante, j’ai travaillé les Brentano Lieder, et j’ai découvert un art du chant très particulier, qui n’appartient qu’à lui.
Comment réagit-on quand on découvre qu’on est soprano colorature ? On pense aux portes qui s’ouvrent ou à celles qui se ferment ?
Ce n’est pas une tessiture qu’on découvre subitement, comme si un beau jour on vous annonçait que vous êtes soprano colorature. Une voix de baryton ou de soprano dramatique se découvre et se construit peu à peu, mais pour ma part, j’ai toujours su que je chantais aigu. Je connais la quinte aiguë de ma voix depuis que je suis née, mais j’adore ça. Je suis très heureuse d’avoir tous ces rôles à aborder, et je n’aurai pas assez d’une vie pour les chanter. Et puis j’ai aussi un médium, que j’ai besoin de développer, même si on s’y attend moins de la part d’une colorature ; quand je donne des récitals de mélodies, accompagnée par un pianiste, je ne suis pas toujours entre le contre-ut et le contre-sol ! J’aime aussi incarner de façon théâtrale les personnages, je ne peux pas miser que sur les contre-fa de la Reine de la Nuit. J’adore mon répertoire. Je suis encore jeune dans le métier, et je suis ravie de voir arriver tous ces rôles dans mon agenda pour les années qui viennent. L’an dernier, j’ai chanté La Somnambule en concert, et j’espère incarner des rôles de jeunes filles belcantistes. Je suis consciente que je n’aurai jamais l’ampleur nécessaire à des rôles plus lourds, mais tant mieux, je suis très heureuse comme ça. Enfin, nous referons cetteinterview dans quinze ans, et je vous dirai si je n’en peux plus ! Mais pour l’instant, même pour Olympia – que je n’ai pas encore chantée sur scène et pour laquelle je n’ai aucun projet en vue –, même pour cette poupée je pense avoir des choses à dire.
Avez-vous des références en matière de chant, ou au moins des admirations ?
En ce moment, je prépare La Fille du Régiment, que je chante à Zurich en décembre puis à Vienne en janvier. Ce rôle-là, j’aime autant l’écouter par Natalie Dessay, qui y est magnifique, que par Mariella Devia, dont j’admire énormément le chant, à la ligne typiquement belcantiste. J’ai également écouté l’enregistrement de Lakmé par Marielle Devia en 1981 à New York. La langue n’est pas aussi précise qu’avec Dessay, mais c’est une grande leçon de chant. Pour moi, il est indispensable de toujours partir de la notion de ligne vocale, à laquelle ensuite on ajoute du théâtre, du caractère. Voilà pour moi le Graal : être à la fois respectueuse de la partition, de mon instrument, et de la ligne de chant. J’aime aussi beaucoup les différents enregistrements que Lucia Popp a réalisés tout au long de sa carrière : elle a commencé avec ces rôles que je suis en train d’aborder, c’était une mozartienne exemplaire, puis elle est arrivée à Richard Strauss, elle a abordé des rôles mozartiens plus lyriques comme Donna Anna. Son évolution me paraît exemplaire.
Dans la plaquette d’accompagnement de votre disque Mirages, vous parlez de la « Liebestod » de Lakmé : c’est un lot de consolation parce que vous ne chanterez jamais Wagner ?
Wagner est un compositeur que j’aime profondément en tant que mélomane, et je découvre peu à peu sa musique, qui est un monde en soi. Mais grâce à Debussy et à toute cette musique française qui a admiré Wagner, j’ai aussi, à ma façon, un petit pied chez Wagner. Bien sûr, ma Mélisande est plus consciente du fait que Pelléas a été créé à l’Opéra-Comique, que de l’amour de Debussy pour Wagner, mais ce qui me plaît chez ce dernier, qui est un peu le fil conducteur de ce nouveau disque, c’est la notion du temps qui s’étire, qui se délite. Le durchkomponiert crée une matière sonore en soi, et cette dimension-là, on la retrouve chez Debussy, chez Koechlin, on entend chez eux cette profondeur, ce côté hors du temps, qui évoque l’ailleurs. Et il y aussi une forme d’exotisme chez Wagner.
Comment a été conçu le programme de ce disque ?
Pour le disque Rameau, je m’étais entièrement laissée guider par Alexis Kossenko qui maîtrisait le sujet mieux que quiconque. Pour le Mozart, il y a eu une réflexion collégiale avec Raphaël Pichon sur un parcours dramatique cohérent à travers la musique écrite pour les sœurs Weber. Pour Mirages c’est encore plus personnel. J’ai choisi chaque air, avec Lakmé en guise de fil conducteur. Avec François-Xavier Roth, nous étions très heureux de pouvoir la mettre en miroir avec Mélisande, afin de l’inscrire dans une histoire de la musique française qui va de la fin du romantisme au début de la modernité.
Vous allez reprendre Mélisande à Tourcoing dans le spectacle créé il y a deux ans, et en concert à Paris. Participerez-vous à d’autres productions dans les années à venir ?
Quand j’étais adolescente, j’ai découvert la musique française par Debussy, par La Mer et par l’intégrale des œuvres pour piano par Samson François. Il y avait une modernité dans la composition qui m’a touchée, et c’est le moment où je me suis approprié la musique pour la première fois. Pour moi, à l’époque, il y avait les Suites pour violoncelle de Bach par Anner Bylsma et La Mer. J’ai d’abord découvert l’orchestre debussyste, puis Pelléas et Mélisande. Ce qui m’a le plus touchée, c’était tous ces thèmes qui n’ont de cesse de se répéter dans les intermèdes entre les scènes. J’écoutais la version dirigée par Bernard Haitink, avec Anne Sofie von Otter en Mélisande, donc une voix sans rapport avec la mienne. Je me suis d’abord attachée à la musique sans imaginer que je pourrais incarner le rôle, ensuite à Maeterlinck, et ensuite, quand je suis devenue chanteuse, je me suis dit : « Si ça se trouve, je pourrais être Mélisande un jour ». J’avais chanté Yniold dans une version pour pianos au festival Messiaen au Pays de la Meije, en 2009. Mélisande, j’y pensais comme à une sorte de guilty pleasure, ce n’était pas forcément pour moi, bien sûr, mais à la limite, pourquoi pas ? Il y a très peu de choses très lyriques dans le rôle, et en tout cas, la Mélisande que je peux prétendre incarner est dans le parlé-chanté. On m’a proposé d’autres productions, mais les dimensions des salles ne sont pas forcément cohérentes avec mon instrument : je suis une Mélisande intime, pour Favart, avec une fosse restreinte ! Pour l’instant, je refuse de le faire dans des très grandes maisons d’opéra parce que je pense que je ne serais pas à ma place.
Et Debussy mélodiste ?
Durant mes études au conservatoire, avec Anne Le Bozec, j’ai beaucoup travaillé de mélodie française : Debussy, Ravel, Poulenc (que je n’ai encore jamais chanté en public). Debussy est un projet qu’il faut absolument que je développe, car c’est une musique que j’aime profondément. Je reviens de New York où nous avons donné avec Anne Le Bozec un récital autour de Pauline Viardot, donc il y avait des compositeurs français (Lalo, Messager, Massenet, Bizet) mais aussi Robert et Clara Schumann, Mendelssohn ou Brahms. J’ai aussi un programme Ravel-Roussel-Zemlinsky. Le récit avec piano est une de mes (nombreuses) priorités.
Seriez-vous prête à explorer les raretés du répertoire français ? En 2011, vous aviez enregistré La Vie d’un poète pour le Palazzetto Bru Zane, mais c’est apparemment resté sans lendemain.
La musique française romantique, je l’ai vraiment découverte à travers Lakmé, car auparavant, j’étais plus tournée vers la période moderne. Grâce à Léo Delibes, je découvre Messager, dont l’air de Madame Chrysanthème ouvre mon nouveau disque. Il faut dire que c’est une musique assez peu donnée même en France. Et avec le Palazzetto Bru Zane, il y a eu beaucoup de rendez-vous manqués, mais nous sommes toujours en contact, et il y a notamment un projet Rameau qui est prévu. C’est en grande partie une question de calendrier, comme pour les récitals avec piano : quand je suis engagée 5 ou 6 ans à l’avance pour des opéras, il faut écarter un peu ces « mammouths » que sont les productions scénique afin de trouver du temps pour des concerts qui sont parfois programmés bien moins longtemps à l’avance.
Pouvez-vous nous dire quoi sera fait votre avenir, à plus ou moins long terme ?
Dans les saisons prochaines, il y aura du Mozart, du Strauss : Zerbinette, mais aussi un autre rôle, je vous laisse deviner lequel ! Ce qui est sûr, c’est que je ne vais pas chômer. En décembre 2018, je chanterai dans Hamlet à l’Opéra-Comique, avec Stéphane Degout, que j’adore en tant que personne et que musicien. Ophélie est un très beau personnage : des rôles développés pour soprano colorature, il n’y en a pas tant que ça, et cette scène de folie est un moment exceptionnel auquel j’étais très impatiente de m’essayer. Pour le disque Mirages, c’était délicat à enregistrer sans jamais avoir incarné Ophélie sur scène. François-Xavier Roth et moi adorons cette musique. Nous étions à 200% dans ce que nous faisions, pour rendre le théâtre audible mais je suis sûre que le personnage va encore évoluer. Dans l’immédiat, il y a cet exercice que je vais goûter : une tournée de concerts avec un programme enregistré au préalable. Le public n’a pas forcément conscience de l’intensité des quelques jours d’enregistrement que l’on passe en studio avec un orchestre. C’est un moment très intime, où tout le monde est concentré, et où l’on a constamment la crainte de mal faire. Il faut exploiter cette énergie très productive afin de porter au disque la meilleure version possible de ce qu’on a prévu d’enregistrer. Je me rappelle la tournée Mozart avec Pygmalion : après de longs mois de mixage, pour déterminer quelle prise rendait le plus justice à la musique et à nos instruments, nous arrivions enfin face au public. Et là, on peut « lâcher les chiens », pour donner une version de scène d’œuvres qu’on avait jusque-là confinées au studio. Et ça, c’est une fête !
Propos recueillis le 30 octobre 2017