Quand il ne raconte pas des luttes politiques, l’opéra peut en être l’instrument direct. Après la Seconde guerre mondiale, les régimes communistes de l’est de l’Europe cultivent une culture musicale d’excellence. Les concours musicaux sont à certains égards des lieux d’affirmation de prestige et de puissance nationale. En Albanie, on chante énormément. Les opéras sont le plus souvent donnés en albanais et le répertoire est principalement national ou slave et, cela va sans dire, politiquement adéquat (Tosca devra ainsi attendre le milieu des années quatre-vingt-dix avant de se jeter de la scène tiranaise). Par ailleurs, l’obsession italienne pour l’art lyrique a vite fait de gagner une Albanie géographiquement et culturellement proche.
Saimir Pirgu nait dans ce contexte en 1981, une dizaine d’années avant la chute du régime. Il étudie le violon puis le chant à Tirana. « Tu es un ténor » lui dira un professeur. Ce qui n’était alors que la qualification d’une tessiture recouvre aujourd’hui bien davantage : Pirgu est un ténor, c’est-à-dire le héros de bien des aventures, un technicien hors pair, un monstre de puissance et de douceur, l’incarnation d’un certain mythe.
Il quitte l’Albanie en 2000 pour la patrie du bel canto, genre qui convient aux voix jeunes et souples et dont Mozart constitue une déclinaison germanique et pourtant raffinée. Pirgu a eu l’intelligence de s’écouter et de bien s’entourer. Le répertoire de ténor peut être tentant pour qui dispose de la puissance d’émission adéquate, il peut même être flatteur pour l’auditeur. Il peut aussi très vite tuer une voix. Avec près de vingt-cinq ans de carrière, il est certain que Pirgu a su faire les bons choix : d’abord Mozart, puis le bel canto, Donizetti, Verdi, Puccini encore après… Quelques entorses à la règle : Werther lors d’un de ses premiers concours : « chante-le maintenant mais plus pendant les dix prochaines années » lui avait alors conseillé un directeur d’institution. Wagner se profile à présent : Lohengrin, qui fut avec Mario et Don José le compagnon de confinement du ténor, prend place parmi les Faust et autres Onéguine de son dernier album. La création du rôle sur scène ne tardera plus…
Formé à Bolzano auprès de Vito Maria Brunetti, Pirgu se perfectionne auprès de Pavarotti qui, aujourd’hui, reste une idole et une référence. Il a 22 ans quand Claudio Abbado le choisit pour son premier Ferrando (Così fan tutte) à Ferrare. En 2004, il reprend le rôle au Festival de Salzbourg sous la direction de Philippe Jourdan. Depuis, il fréquente toutes les scènes importantes. Les prises de rôles se font progressivement, toujours dans de bonnes conditions et avec une préparation adéquate, gage de longévité vocale et de pérennité du rôle : Idomeneo avec Nicolas Harnoncourt, le Requiem de Verdi avec Riccardo Muti, Carmen et Un ballo in maschera avec Zubin Mehta…
Ses influences sont multiples : Pavarotti, bien sûr, Nicolaï Gedda, Franco Corelli, Richard Tucker… Savoir où l’on se situe dans l’histoire de l’art lyrique et de ses interprètes importe pour des raisons artistiques mais, au fond, peut-être aussi pour des raisons de survie : chanter aujourd’hui implique une confrontation permanente à soi-même d’abord, aux constellations d’interprètes qui entourent un rôle ensuite (pensons à notre Podcast « Le cheveu en quatre). Aussi, une seul phrase ou une inflexion particulière peut, à certains égards, compter bien davantage qu’un rôle dans sa globalité.
En 2016, le ténor sort son premier album solo, Il mio canto. Notre collègue Dominique Joucken soulignait alors les qualités du chanteur et, notamment, son timbre immédiatement reconnaissable : « à l’heure où tant de jeunes artistes alignent des organes aussi jolis qu’interchangeables, c’est une joie d’entendre un ténor avec un grain aussi original, identifiable après quelques mesures. Pour définir cette voix, on dira qu’elle mêle harmonieusement le métal et la souplesse, comme un certain … Domingo, en tous cas à ses débuts ». Toutefois le chanteur atteignait ses limites dans l’aigu, là où la frontière entre chant et cri est parfois difficile à tracer.
En 2024, avec Saimir, le ténor récidive et offre un programme qui traduit une évolution de répertoire liée à près de dix ans supplémentaires de maturité vocale. À Verdi, Puccini, Cilea, Gounod, Donizetti et Massenet s’ajoutent désormais Wagner, Bizet, Giordano, Berlioz, Tchaïkovski, Leoncavallo… La voix s’est arrondie et a pris un peu de vibrato. Les aigus sont désormais mieux assurés sans que le chanteur ne parvienne toutefois à les rendre parfaitement naturels. On s’interroge sur la construction du programme qui offre certes un aperçu du répertoire du ténor et de son évolution mais qui, outre cet aspect, paraît composé très aléatoirement. L’enregistrement constitue une forme de « best of » d’airs pour ténor, bien interprétés certes, mais dont on peine à percevoir la cohérence (nous relevions déjà cet écueil à l’occasion d’un récital du ténor et de Vannina Santoni au Théâtre des Champs-Élysées en 2020). Au fond, Pirgu échoue peut-être à atteindre l’ambition qu’il se fixait : se situer – et, idéalement, se démarquer – au sein d’une constellation d’interprètes.
L’ambition de Pirgu est peut-être celle de tout ténor : se confronter aux légendes. La sienne est encore à écrire – in process.
Portrait réalisé à la suite d’un entretien avec le chanteur le 7 novembre 2024 à Tirana (Albanie).