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Saint-Saëns, le retour en grâce

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Interview
28 décembre 2020
Saint-Saëns, le retour en grâce

Infos sur l’œuvre

Détails

Le public des manifestations musicales ignore le plus souvent ces discrets « soutiers » sans qui la musique serait réduite à la transmission orale : copistes, correcteurs, éditeurs, chercheurs, musicologues etc. Marie-Gabrielle Soret est de ces derniers. Musicologue (chercheuse à l’Institut de recherche en musicologie – CNRS – UMR 8223), et bibliothécaire de formation, maintenant conservatrice au Département de la musique de la Bibliothèque nationale de France, (après avoir tout d’abord dirigé la Médiathèque Musicale Mahler), elle est passionnée de longue date par la figure de Saint-Saëns auquel elle a consacré sa thèse. Elle est commissaire de l’exposition « Saint-Saëns : un esprit libre » que proposent la BnF et l‘Opéra national de Paris, au Palais Garnier, à partir du 5 mars, première d’une série d’événements célébrant le centenaire de la disparition du musicien, en 1921.

La célébrité en France de Saint-Saëns a décliné sitôt ses funérailles nationales. Comment expliquer l’indifférence des Français, alors que sa faveur à l’étranger n’a pas faibli ?

C’est en effet très paradoxal, car le public français a toujours aimé Saint-Saëns. Sa musique est restée populaire très longtemps et était programmée non seulement dans les concerts, mais dans des lieux de diffusion que l’on a oublié aujourd’hui tels les kiosques, les bals, les casinos, les cinémas. Et je crois que de ce point de vue, il y aurait une étude intéressante à mener car il me semble qu’il y a là l’exemple d’une véritable fracture entre le goût du public en province et à l’étranger, et ceux qui faisaient l’opinion dans la presse et dans les salons à Paris. Ces derniers, ont en effet eu à lutter avec la personnalité omniprésente de Saint-Saëns, devenu un peu à son corps défendant, le musicien officiel de la Troisième République. Il adorait voyager, il parlait plusieurs langues, il jouait, dirigeait ses propres œuvres, représentait aux yeux de l’étranger l’incarnation du bon goût et de la qualité de la musique française, et c’est toujours lui que l’on demandait. Lorsqu’est organisée une grande exposition à San Francisco en juillet 1915, c’est à Saint-Saëns, alors âgé de 80 ans, que l’on propose de venir y donner des concerts. Il ne semble pas y avoir étéofficiellement envoyé comme représentant du gouvernement français comme on peut le lire parfois, mais toujours est-il qu’il en fait l’office. On peut donc comprendre l’agacement des générations de musiciens qui le suivent de voir toujours cette statue du commandeur se dresser devant eux et leur faire obstacle. Il a produit des œuvres dans tous les genres, et chacune de ses apparitions comme pianiste ou organiste attirait les foules. De plus il écrivait, se mêlait un peu de tout, et ne détestait pas la bataille. Je crois que nous n’avons pas idée aujourd’hui de la notoriété qu’il avait, et de la surface sociale qu’il occupait ; pour employer un terme anachronique, on pourrait dire qu’il a un peu « saturé l’espace médiatique ». Bien avant la Première guerre mondiale, Saint-Saëns a eu le tort, aux yeux de la critique, de ne plus incarner ni porter la modernité. Mais il le disait lui-même, en 1911, on le traitait de « vieille ganache » « Et pourquoi ? Parce que je ne consens pas à me mettre à la mode, à hurler avec les loups. ». Il relève d’ailleurs avec ironie cette distorsion entre le goût du public et l’opinion de la critique, lorsque par exemple une reprise de La Juive, fait un triomphe au Théâtre de la Gaîté en 1904 : « Coup douloureux, s’il en fut, pour la Critique musicale parisienne, habituée à dire et à redire, depuis vingt ans, que l’ancien opéra est une forme usée, que le public n’en veut plus. » Et bien, il en va de même pour lui. Il est sans cesse pris à partie par la critique, qui épingle son grand âge, « l’encombrant Saint-Saëns » ou « ce vieillard qui compose encore, qui compose toujours » comme disait l’acerbe Willy. Saint-Saëns a été beaucoup attaqué de son vivant, très critiqué, mais il avait un goût marqué pour la polémique, des journaux prêts à l’accueillir dans leurs colonnes, et une vivacité de répartie telle que peu osaient l’affronter directement. Mais dès sa disparition, la critique et certains musicographes s’en sont alors donnés à cœur joie. Il avait encore des admirateurs, des défenseurs, mais ceux-ci faisaient moins entendre leur voix que ses détracteurs. Reynaldo Hahn, qui lui était resté fidèle, disait quinze ans après sa mort, qu’on l’avait « enfoui dans l’oubli, muré dans le silence ; il semblait, en vérité, qu’on en fût honteux ! » et s’étonne que toute une génération de musiciens « le dédaigne et feigne de l’ignorer ». Et cet état d’esprit a duré des années. Moi-même j’ai traversé toutes mes études de musicologie sans jamais je crois, avoir entendu prononcer le nom de Saint-Saëns, alors que l’on entend toujours sa musique, – certes toujours la même vingtaine d’œuvres – mais toujours présentes.

Et je dois dire que c’est précisément ce contraste qui m’a fait m’intéresser à Saint-Saëns. Lorsqu’on feuillette la presse générale ou spécialisée entre 1860 et 1921, le nom de Saint-Saëns revient à chaque page, sur des sujets très divers, et je me suis demandée pourquoi à notre époque, l’on n’en parlait plus, on ne l’étudiait plus, on ne le rééditait plus, on ne l’enregistrait plus.

Mais je vous dis cela, c’était déjà il y a presque un quart de siècle. Aujourd’hui le vent tourne, et il se manifeste un regain d’intérêt très sensible pour l’homme et son œuvre, avec encore une fois un vent qui souffle tout de même plus fort à l’étranger que sur le sol français. C’est un éditeur allemand, Bärenreiter, qui s’est lancé en 2016 dans la vaste entreprise d’une édition scientifique et critique de l’œuvre instrumentale de Saint-Saëns (4 volumes parus, près de 40 volumes prévus). Il est tout de même aussi très plaisant de constater que toute une génération d’interprètes s’empare aujourd’hui de l’œuvre de Saint-Saëns, la joue et l’enregistre de façon décomplexée, sans s’embarrasser de préjugés, alors même que les programmateurs hésitent encore à le donner en concert au prétexte que « Saint-Saëns ne remplit pas les salles »…en France, peut-être. Remercions alors Cristian Macelaru de son audace, pour nous avoir donné l’occasion d’entendre la Deuxième Symphonie, si rarement jouée, pour son premier concert avec l’Orchestre National de France. C’est à Thierry Fischer et à l’Orchestre symphonique de l’Utah que lon doit l’intégrale au disque des 5 symphonies. Celle de Martinon datait de 1975. 

Pour ce qui concerne les ouvrages lyriques, il a fallu effectivement aller en Bavière pour redécouvrir l’Ancêtre programmé en français au Prinzregent Theater de Munich en 2019, ou à Genève pour redécouvrir Ascanio donné par la Haute Ecole de musique en 2018 ou, plus exotique, à Ho-Chi-Minh Ville où Frédégonde ressuscita à l’Opéra en 2017. À l’heure où nous parlons, plusieurs productions prévues en 2021 sont malheureusement reportées, pour les raisons que nous savons. Nous nous réjouissions en effet d’aller entendre Henry VIII à Bruxelles, ou les Barbares à Leipzig. On ne sait encore si les représentions de Frédégonde prévues à Dortmund pourront avoir lieu. On nous parlait aussi de Phryné, de la Princesse jaune… Souhaitons que ces reports ne soient pas synonymes d’annulations, et que certaines productions soient données dans l’hexagone. Il nous reste en tout cas la consolation de pouvoir écouter les récents enregistrements édités par le Palazzetto Bru Zane à qui l’on doit d’avoir pu ainsi redécouvrir Le Timbre d’argent (donné à l’Opéra-Comique en 2017) mais aussi Les Barbares et Proserpine.

Enfant prodige, virtuose du piano, compositeur, homme libre… voilà bien des points qui permettent de comprendre l’amitié et la communauté d’esprit qu’il partage avec Liszt. Si celles-ci ne se sont jamais démenties, l’activité protéiforme des deux musiciens n’a-t-elle pas nui à leur réception, comme à leur reconnaissance par les générations suivantes ?

 Oui, bien sûr, cette double qualité d’interprète et de compositeurs leur a nui, mais plus encore de leur vivant même. Saint-Saëns était fort mécontent lorsqu’il entendait dire des œuvres de Liszt que c’était « de la musique de pianiste » : « Musique de pianiste ! mais Mozart était le plus grand pianiste de son temps ! Beethoven fut un pianiste de premier ordre ! » répondait-il, de même pour Chopin. Liszt et Saint-Saëns se sont « reconnus » dès le premier abord, et bien que ne s’étant pas si souvent rencontrés, se sont toujours soutenus mutuellement. Saint-Saëns dit qu’il était au bord du découragement et que sans le soutien de Liszt, il n’aurait jamais achevé Samson et Dalila qui reste aujourd’hui son ouvrage le plus connu. C’est aussi Liszt qui a payé de sa personne pour le faire créer au Théâtre Grand-ducal de Weimar (en allemand) et qui a invité Saint-Saëns a maintes reprises à jouer en Allemagne, pour des festivals, mais aussi à diriger ses propres œuvres pour les faire connaître, comme sa cantate Les Noces de Prométhée. De son côté, Saint-Saëns organisait à ses frais des concerts des œuvres pour orchestre de Liszt afin de les faire connaître au public français. Et l’on sait combien le genre du poème symphonique dont Liszt fut l’un des précurseurs, a ensuite influencé Saint-Saëns qui en a été l’un des introducteurs en France. Ils se sont aussi rendu des hommages mutuels en transcrivant ou se dédicaçant des œuvres. La Troisième Symphonie avec orgue, autre chef-d’œuvre de Saint-Saëns est ainsi dédiée « à la mémoire de Franz Liszt », mort l’année de sa création, sans avoir pu l’entendre.

 

Douze ans d’attente avant que le Timbre d’argent soit produit au Théâtre lyrique, quinze ans entre la première, à Weimar, en allemand, due à Liszt, de Samson et Dalila, et sa création à l’Opéra de Paris…Comment expliquer ces difficultés ?

Saint-Saëns a eu en effet bien des difficultés à accéder à la scène lyrique. Tout d’abord, bien qu’ayant suivi la classe de composition d’Halévy au Conservatoire, il n’a pas obtenu le Prix de Rome, ce qui constituait tout de même à l’époque un handicap lorsqu’on prétendait à la carrière de compositeur. La première fois, il avait 16 ans et on a jugé qu’il était trop jeune. Cela ne l’avait pas empêché de se lancer dans la composition de grandes œuvres orchestrales – il a 15 ans lorsqu’il compose sa Symphonie en la majeur – et très vite on va le classer parmi les « symphonistes » ce qui était plutôt péjoratif à une époque où la mélodie était encore reine. Il s’attire la réputation d’être l’auteur d’une musique « algébrique et compliquée », et d’aller chercher son inspiration « au-delà du Rhin », c’est-à-dire chez Wagner. Il a lui-même raconté les oppositions auxquelles il a dû faire face et il est certain que sa carrière de virtuose a été l’un des obstacles majeurs, comme on vient de l’évoquer. Aussi quand il a voulu aborder la scène lyrique, à laquelle il pensait depuis longtemps puisque les premières esquisses de Samson et Dalila datent en fait de 1859, cela a suscité l’incompréhension. Il avait tant de succès derrière ses claviers, que l’on se demandait pourquoi « cela ne lui suffisait pas ». C’est la raison pour laquelle il a tenté une deuxième fois le concours pour le Prix de Rome. Il avait cette fois 28 ans, et l’on a jugé…  qu’il était trop vieux, et que, selon ce mot attribué parfois à Berlioz, parfois à Gounod, il « manquait d’inexpérience ». Pour le consoler en quelque sorte de cet échec qui paraissait injustifié, Auber, qui faisait partie du jury, obtient qu’on lui confie le livret du Timbre d’argent, livret compliqué et déjà refusé par plusieurs compositeurs, mais Saint-Saëns s’en empare, voyant là le moyen de faire ses preuves et de montrer tout son savoir-faire.

Pour en revenir à Samson et Dalila, il faut bien dire que nous avons là un étrange objet lyrique. En effet, il ne s’agit pas d’une commande émanant d’une institution, comme c’était souvent l’usage. Saint-Saëns y a travaillé tout seul, avec la collaboration d’un lointain cousin, Ferdinand Lemaire dont il s’agit du premier et seul essai en matière de livret, le concevant tout d’abord comme un oratorio, avant qu’il ne prenne la forme d’un opéra-biblique. Mais l’ouvrage met en scène une héroïne un peu décalée, Dalila (c’était d’ailleurs le titre original de l’ouvrage), une femme libre, ni courtisane, ni prostituée, ni vénale, (puisqu’elle refuse l’or que lui propose le grand-prêtre), qui trahit Samson par vengeance amoureuse ; un rôle de plus écrit pour contralto (Pauline Viardot), une tessiture mal connotée à l’Opéra et généralement réservée aux rôles secondaires, parfois un peu vénéneux. Etait-ce un modèle à proposer au public de l’Opéra en ces temps où, après la chute du Second Empire, on aspire à moraliser davantage la vie publique ? Une Carmen avant la lettre en quelque sorte, et l’on peut comprendre que ce modèle ait pu effrayer les directeurs des maisons lyriques. De plus, n’oublions pas que la guerre de 1870 n’était pas loin et que, comme l’a écrit avec humour Ernest Reyer en signalant dans le Journal des Débats la création à Weimar en 1877 : « vouloir entrer à l’Opéra sous le patronage de Liszt et de Wagner, c’est comme si on se présentait devant saint Pierre, le grand saint qui garde la porte du paradis, escorté de Belzébuth et de son premier ministre ».

Mais Saint-Saëns disait lui-même que ses ouvrages lyriques étaient poursuivis « par le guignon » : Étienne Marcel (1879) ayant été créé à Lyon, n’a jamais pu être donné à l’Opéra de Paris dont le cahier des charges le contraignait à n’admettre que les « nouveautés » ; Proserpine, créée en 1887 voit son élan brisé par l’incendie de la Salle Favart quelques semaines plus tard qui détruisit tout le matériel d’orchestre. De même que les décors de la création d’Ascanio disparaîtront dans l’incendie des magasins de l’Opéra en 1894, ce qui empêchera son maintien à l’affiche. Pour les ouvrages postérieurs la situation est un peu différente, il n’en demeure pas moins que Saint-Saëns s’obstinait souvent à choisir des sujets et des livrets qui lui convenaient, sans chercher le succès ni consentir à suivre « la mode ». Évidemment, si l’on compare l’esthétique de Pelléas et Mélisande créé en 1902, à celle des Barbares créé l’année précédente, on voit bien quel fossé les sépare… mais ne peut-on pas aimer à la fois Debussy et Saint-Saëns ?

 

Pourrait-on encore réunir 700 exécutants, comme pour Déjanire à Béziers ? En quoi son œuvre lyrique est-elle toujours d’actualité ?

Oui sans doute, mais quel producteur voudrait prendre le risque de remonter Déjanire ou Parysatis, ou Héliogabale de Déodat de Séverac, ou le Premier Glaive d’Henri Rabaud ? Ce sont des spectacles à grande échelle, mêlant chanteurs et tragédiens, musiciens professionnels et amateurs. Et quand bien même, faudrait-il encore que le public soit au rendez-vous,… et la météo, car il s’agissait de spectacles de plein air. N’oublions pas le contexte de l’époque, le festival de Béziers ambitionnait de devenir une sorte de Bayreuth français, et la région toute entière se mobilisait dans un élan à la fois artistique et patriotique, pour donner corps à ces spectacles populaires dont la ville de Béziers voyait aussi des retombées économiques non négligeables. Le contexte est aujourd’hui bien différent.

Quant à affirmer que son œuvre lyrique est encore d’actualité, je n’oserai me prononcer sur le sujet, tout dépend de la résonance que peuvent lui donner les metteurs en scène et les musiciens, comme pour beaucoup de ces grandes œuvres de la même période ; tout dépend aussi du désir de curiosité du public qui pourrait être séduit par la redécouverte d’œuvres moins connues que celles qui font aujourd’hui les affiches de nos théâtres lyriques. Mais, on peut comprendre que cette attente du public puisse céder devant les impérieuses lois du marché et de la rentabilité qui dictent souvent les choix de programmation.


Saint-Saëns en 1887 – dessin de Mathey

Alors que la mélodie française est illustrée par les plus grandes voix, son œuvre vocale ne figure que rarement aux programmes. Ses mélodies sont un trésor, pourquoi sont-elles sous-estimées, par rapport à celles de ses contemporains, ou de ses élèves (ainsi Fauré qu’il eut pour élève à l’Ecole Niedermeyer) ?

J’avoue ne pas m’être penchée suffisamment sur la question. Le corpus de mélodies de Saint-Saëns est bien vaste, – 160 mélodies environ, composées depuis son enfance, jusqu’à la dernière année de sa vie – et très éclectique dans le choix des poèmes et des thèmes traités. Elles étaient beaucoup données de son vivant, mais aujourd’hui il est vrai qu’on ne les entend plus guère, pour ne pas dire plus du tout. Pas plus d’ailleurs que celles de Gounod ou de Massenet, si appréciées en leur temps, et c’est bien dommage. Sous des dehors de facilité, nous savons bien que c’est un genre subtil, difficile à bien interpréter, qui ne souffre pas la médiocrité, et finalement peu « gratifiant » pour les interprètes, cela explique sans doute en partie sa désaffection. Celles de Fauré et de Debussy véhiculaient des harmonies plus recherchées et apportaient un souffle de nouveauté, et une autre génération d’interprètes se les est appropriées.  Un très beau cycle de mélodies ou plutôt de « poèmes lyriques », La Cendre rouge a été publié en pleine guerre, et est donc passé complétement inaperçu. La mort de Saint-Saëns a achevé de le rendre invisible. Souhaitons en tout cas que les enregistrements récents que nous offre encore une fois le Palazzetto Bru Zane, contribuent à faire redécouvrir une partie de cette production de Saint-Saëns. Les mélodies avec orchestre par exemple, sont magnifiques, très lyriques, et mériteraient de retrouver leur place au concert.

 

Le « Beethoven français » (Gounod) nous laisse une œuvre importante, abondante, illustrant tous les genres, fruit de 70 ans de composition. Né l’année de l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe, il disparaît l’année où Coco Chanel présente son N°5. Sa longévité, malgré sa fragilité pulmonaire, lui a permis de traverser bien des époques, des courants. N’a-t-il pas vécu trop longtemps ?

Il est vrai que la carrière de Saint-Saëns est d’une longévité exceptionnelle. Il donne son premier concert public avec orchestre à l’âge de dix ans, et le dernier l’année de sa mort. Sa première (modeste) composition est couchée sur le papier alors qu’il a 3 ans et demi. Il aurait pu entendre Chopin, si son professeur Camille Stamaty ne le lui avait pas interdit. Il a connu à la fois Rossini, Berlioz, Debussy et Ravel. Dans les premières années du siècle, il disait qu’il était le dernier à avoir entendu Liszt jouer, et à avoir vu Berlioz diriger ses œuvres et savoir quels tempi il adoptait. Il a encore dans l’oreille la tradition du bel canto ou des ténors chantant Meyerbeer en voix de tête, et en témoigne dans ses articles. Cette remarquable longévité et cette connaissance incommensurable de son art que lui reconnaissaient ses contemporains, ont fait de Saint-Saëns en quelque sorte un « passeur » entre des traditions encore vivaces au début du XIXe siècle, et de nouvelles esthétiques qui se font jour au début du XXe siècle.

Mais il est vrai aussi que Saint-Saëns était omniprésent et bénéficiait d’une notoriété internationale qu’on a peine à imaginer aujourd’hui tant on a oublié qu’il fut aussi l’un des plus grands pianistes de son temps. On imagine sans peine que de nombreux musiciens ont très certainement souffert de devoir perpétuellement affronter ce « doyen de la musique française », polémiste et combatif. Après la première guerre mondiale, il est toujours là, et la critique se fait vraiment plus acerbe envers « l’encombrant Saint-Saëns », le vieillard « qui compose encore et toujours », qui ne consent pas à se mettre au goût du jour, et affiche toujours sa liberté et sa volonté de composer à sa guise.

Il avait une conscience de la mort très présente, aiguisée par sa santé fragile : la tuberculose dont il est atteint depuis la naissance – il disait que c’était le seul héritage qu’il avait reçu de son père – mais s’il prenait des précautions, ne serait-ce qu’en allant « hiverner » sous des climats chauds, il était loin de vouloir se préserver et disait qu’il préférait encore « mourir en mer que sous les cataplasmes » ; c’est pourquoi il n’hésite pas par exemple à 80 ans, à embarquer pour une grande tournée en Amérique du Sud, toujours poussé par cette insatiable curiosité et cette volonté de fer qui, malgré tout, sont des traits forts de son caractère. 

Mais n’oublions pas non plus, qu’outre ses deux enfants morts en bas âge, il a aussi vu disparaître tous ses proches et tous ses amis, ses frères d’armes ou ses rivaux : Bizet, Guiraud, Massenet, Debussy, Delibes, Lalo, Chausson, Chabrier, Sarasate, Augusta Holmès, …tous ceux de sa génération sont morts avant lui. Certains critiques ont cruellement dit qu’il se survivait à lui-même, mais je crois qu’il l’assumait parfaitement… et qu’il a en joué ; bien qu’ayant annoncé maintes fois son retrait, il ne s’est finalement arrêté que le jour de sa mort à Alger, le 16 décembre 1921, laissant sur sa table de travail l’orchestration de la Valse nonchalante, presqu’achevée.

 

Saint-Saëns fut un ardent défenseur de la musique française, dès avant la création de la Société Nationale, en 1871. Editeur, participant à la redécouverte de Charpentier, Rameau, n’est-il pas le premier initiateur du mouvement baroque ?

 Oui, c’est vrai, il a toujours eu la passion de la musique ancienne. Les traces que nous avons de sa bibliothèque musicale – qui a malheureusement été vendue et dispersée en 1926 – le prouvent. Elle contenait de nombreuses éditions de musique ancienne, dont il dit qu’à l’époque personne ne s’y intéressant, l’on trouvait des éditions originales pour des sommes misérables chez les bouquinistes sur les quais. Avant de se pencher sur Rameau, il a participé à la grande édition monumentale des œuvres de Gluck, impulsée par Berlioz et entreprise par Fanny Pelletan qui s’était entourée de quelques collaborateurs. Il a effectué un important travail sur les sources, allant consulter les manuscrits autographes, s’intéressant à l’ornementation, à l’harmonisation, à l’orchestration, à l’organologie, avec un souci d’être au plus proche d’une restitution la plus fidèle possible. Il s’est ensuite investi dans l’édition des œuvres de Rameau et prend la direction de l’édition complète entreprise par Durand à la fin du siècle. Bien évidemment, notre écoute a évolué, la recherche aussi, et l’on peut aujourd’hui critiquer les choix qui ont été faits à l’époque. Il n’en demeure pas moins qu’effectivement on peut dire que d’une certaine manière il a été l’un des pionniers du mouvement baroque. Dans ses écrits, on trouve de nombreuses allusions et réflexions sur l’interprétation des œuvres de Bach, de Haendel. Il a lui-même réédité quelques œuvres pour violon de Leclair, Mondonville, Corelli, Kennis. Il était aussi président de la Société des instruments anciens, fondée par Henri Casadesus en 1901. Ces incursions dans la musique baroque jalonnent et croisent tous ses parcours, autant celui de l’interprète – il mettait très souvent de œuvres de Rameau par exemple au programme de ses récitals – que celui de l’éditeur comme on vient de le voir, mais aussi du compositeur, si l’on pense aux ballets de ses opéras historiques (Pavane d’Etienne Marcel, Ballets d’Henry VIII ou d’Ascanio) où l’on entend des thèmes de la Renaissance « arrangés » à la Saint-Saëns.

 

Par-delà les faits, la vie privée de Saint-Saëns – père de deux enfants, disparus prématurément, séparé de leur mère – a fait l’objet de spéculations qui ont une odeur sulfureuse… Comment la recherche permet-elle d’éclairer ces rumeurs ?

 La recherche permet pour le moment de dire que ces rumeurs…. ne sont que des rumeurs qu’aucune source ne vient étayer. Son père décède de la tuberculose alors que l’enfant n’a que trois mois, il est élevé par deux femmes, sa mère et sa grand-tante, veuves toutes deux. L’attachement très profond qu’il portait à sa mère et la profonde crise dépressive dans laquelle il plongea lorsque celle-ci disparut, sont-ils une preuve d’homosexualité ? Les psychanalystes pourront creuser la question. On sait que plusieurs des demandes en mariage de Saint-Saëns ont été repoussées. Il faut dire qu’un musicien, concertiste toujours en voyages, sans Prix de Rome, sans poste prestigieux au Conservatoire ou ailleurs (si ce n’est à l’orgue de la Madeleine) et tuberculeux de surcroît, n’appartient pas à la catégorie de ce que l’on appelle un « bon parti ». Désireux de fonder une famille, il épouse sur le tard, la sœur d’un ami, d’une vingtaine d’année sa cadette. Le couple semble bien s’entendre, jusqu’au drame de la perte accidentelle de leurs deux fils, en 1878 à quelques semaines d’intervalle. Les épreuves peuvent rapprocher les couples mais aussi devenir des difficultés insurmontables et les éloigner ; Saint-Saëns se sépare de son épouse en 1881, mais ils ne divorceront jamais et Marie Saint-Saëns continuera de recevoir une pension annuelle. On la verra réapparaître lors des funérailles nationales de son mari et elle restera toujours fidèle à sa mémoire. Chacun a repris sa liberté, mais jamais nous n’avons trouvé trace de liaison, ni masculine, ni féminine dans la vie de Saint-Saëns depuis cette séparation. Les rumeurs sur un possible penchant homosexuel de Saint-Saëns circulaient déjà de son vivant, attisées par Henry Gauthier-Villars, dont la mauvaise langue était de notoriété publique. Mais, le fait de voyager et de s’établir plusieurs mois par an en Afrique du Nord, ne constitue pas non plus, il me semble une preuve d’homosexualité, pas plus que le fait de préférer voyager sous un pseudonyme. Saint-Saëns se faisait en effet appeler Charles Sannois, pour préserver un relatif anonymat, car dès que sa présence était signalée à bord d’un bateau, dans un hôtel ou une petite ville, il était assailli de demandes de toutes sortes, d’autographes, d’interviews, de participations à des manifestations et des concerts… or il voyageait précisément pour se mettre à l’écart de l’agitation de la vie parisienne et pouvoir composer en toute tranquillité. 

La très grande notoriété de Saint-Saëns et la jalousie qu’il suscitait en ont fait une victime de choix pour la presse à sensation dont les règles de déontologie n’étaient pas encore fixées, et déjà les « fake news » commençaient à circuler. Il suffit de voir comment l’on a monté en épingle l’affaire de sa « disparition » au printemps de 1890. Des reporters sont lancés sur ses traces. On le dit mort, ou devenu fou et enfermé dans un asile dans un pays lointain. Persuadés qu’on ne le retrouverait jamais, de pseudo-héritiers se présentent à la justice pour toucher une supposée fortune. C’est un véritable feuilleton, savamment entretenu par la presse tout au long de mars et avril 1890. Le journal Le Matin tient une rubrique quasi quotidienne et publie des articles accrocheurs « Fugue d’un musicien», et une rubrique spéciale « Cherchez Saint-Saëns ». On le dit en Océanie, en Turquie, à Venise, ou à Bois-Colombes. En réalité, l’Opéra de Paris ayant différé la création d’Ascanio, Saint-Saëns, abattu et encore sous le coup du décès de sa mère, s’était réfugié incognito aux Canaries. Il réapparait en mai 1890, pour disparaître de nouveau en décembre, s’embarquant cette fois subitement pour… Ceylan.

En fait, il se moque du qu’en dira-t-on et son mode de vie, si peu conventionnel il est vrai, peut faire le lit de rumeurs de toutes natures. Mais n’a-t-on pas lu, dans des études plus récentes, qu’il aurait été l’amant de Reynaldo Hahn (ce qui aurait causé la jalousie de Proust et sa rupture avec Hahn ! ). Ne lui a-t-on pas aussi reproché d’être juif, puis antisémite, d’avoir une fortune cachée, d’être dreyfusard, puis anti-dreyfusard, wagnérien et antiwagnérien ? On dit aussi aujourd’hui qu’il était misogyne, mais il ne l’était ni plus ni moins que les hommes de son temps, plutôt moins en tout cas, si l’on considère toutes les femmes interprètes ou compositrices dont il a encouragé les carrières. Je crois que c’est surtout sa liberté de penser et d’agir qui était dérangeante pour ses contemporains, et il na faudrait pas considérer toutes ces rumeurs de manière anachronique en y plaquant nos fantasmes ou interrogations actuelles.  Un vers de Victor Hugo,qu’il citait souvent lui-même et mettait en pratique, résume biens on existence : « Ami, cache ta vie et répands ton esprit ».


Saint-Saëns en 1900 © DR

Vous avez publié 435 écrits de notre compositeur, de 1870 à sa mort (1). Ecrivain, librettiste, critique, essayiste, polémiste, Saint-Saëns nous laisse une abondante correspondance aussi. Pourquoi lire encore Saint-Saëns en 2021 ?

Pourquoi lire Saint-Saëns ? Les musiciens qui écrivent ne sont pas si nombreux et lorsqu’ils parlent de leur domaine, c’est souvent bien intéressant. On pense bien sûr à Berlioz ou à Reyer avec leurs chroniques de presse, mais Berlioz le dit bien lui-même, c’était un travail en grande partie réalisé sous la contrainte, dont il tirait salaire et subsistance. Il n’en est rien pour Saint-Saëns, il écrit librement. Quand des rédacteurs tentent de faire pression sur lui pour orienter ses propos en faveur de tel auteur ou tel artiste, si cela n’entre pas dans ses opinions, il part en claquant la porte et s’en va écrire ailleurs. Sa notoriété est telle qu’il trouve toujours une tribune de presse pour l’accueillir. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’il ne s’attache pas à écrire dans la presse spécialisée, mais qu’il lui préfère la presse grand public, là où il est sûr d’être lu par le plus grand nombre, quelle que soit d’ailleurs la couleur politique des journaux et quitte à passer pour un opportuniste. Il est nerveux, réactif, batailleur – Alfred Bruneau disait qu’il maniait la plume de polémiste « comme une épée redoutable et vengeresse » –, il a son mot à dire sur tout et le dit volontiers, avec une grande franchise, quitte à s’attirer des inimitiés, ce dont il n’a que faire. Et cette liberté de ton est bien rafraîchissante surtout lorsqu’elle s’exprime avec une plume alerte et fluide, dans un style clair et construit… un peu comme sa musique, et avec un humour qu’on ne lui soupçonne pas aujourd’hui. En relisant aujourd’hui ces textes, on mesure mieux combien il a pu être clairvoyant sur certains points, sur la musique du passé, de son présent, et même du futur. On plonge aussi au cœur d’un demi-siècle d’histoire de la musique.

Mais il était important de rééditer l’ensemble de ces textes. En effet les volumes Harmonie et mélodie, Portraits et souvenirs, ou École buissonnière qui sont encore les plus cités aujourd’hui, ne sont que des recueils de textes parus antérieurement dans la presse, parfois à une quinzaine d’années d’écart. Entre la première parution et la reprise, le contexte a bien souvent changé, c’est pourquoi il était nécessaire de  rééditer tous ces textes, en y ajoutant ceux qui avaient été laissés de côté, en les présentant par ordre chronologique, en les annotant. C’est la face publique de Saint-Saëns, le reflet de ses goûts, de ses idées, de ses principes, et du panorama du siècle de musique qu’il a traversé.

La face cachée, si je puis dire, c’est sa correspondance privée. Elle est colossale et on l’estime à plus de 20.000 lettres disséminées dans les bibliothèques et les collections privées. La publication d’un important corpus est aujourd’hui en cours d’édition et le 1er volume devrait paraître avant la fin de l’année 2021. Il s’agit de la correspondance de Saint-Saëns avec son éditeur Auguste Durand, puis son fils Jacques. Elle est assez volumineuse (plus de 4500 lettres), mais nous avons la chance d’avoir les deux parties sur toute la période 1875-1921. Et là encore, c’est une mine d’information, et ces écrits privés complètent tout à fait les écrits publics, c’est un peu l’autre face de la médaille. Ses éditeurs étaient devenus ses amis, presque ses confidents, et au-delà des discussions toutes professionnelles sur l’édition et les représentations de ses œuvres, il y a là des propos plus intimes, davantage reliés à la biographie. Il est important que les chercheurs puissent avoir accès aux sources et non plus se contenter de consulter et de compiler des écrits de seconde main. Et ces éditions n’ont pas d’autre ambition que de favoriser cet accès.

Si vous deviez décrire l’homme et sa musique en quelques lignes, que retiendriez-vous ?

 Je répondrais que c’est une question bien difficile. Comment décrire en quelques lignes 86 années de la vie d’un homme qui a côtoyé tant d’hommes célèbres, traversé tant de pays, composé autant de musique en s’illustrant dans tous les genres, donné des milliers de concerts, qui s’intéressait à tous les domaines de la science et des arts. C’est un travail colossal, et c’est sans doute aussi la raison pour laquelle une grande biographie, exhaustive, exhaustive, solide, reposant sur une étude objective des sources, et débarrassée de tous les préjugés et rumeurs infondés, colportés par des générations de musicographes, est encore attendue. Une équipe de chercheurs, formée autour de la Société Camille Saint-Saëns, nouvellement refondée (2) et de l’IReMus, y travaille, recherchant les sources, les rassemblant, croisant les informations, et préparant des publications qui permettront ainsi d’avoir une vision plus objective de l’homme et de son œuvre.

Souhaitons en tout cas, que le prétexte du centenaire de 2021 permette de réentendre la musique de Saint-Saëns en élargissant le périmètre et en s’aventurant dans des zones moins connues, et de lui redonner sa place qui fut grande dans l’histoire de la musique. Reste également à souhaiter que l’exposition « Saint-Saëns : un esprit libre », dont j’ai le plaisir et l’honneur d’être la commissaire pour la BnF, suscite la curiosité du public des mélomanes, des musiciens amateurs et professionnels, et l’invite à redécouvrir sous un autre angle l’homme et son œuvre.

 

(1) Camille Saint-Saëns, Ecrits sur la musique et les musiciens, 1870-1921, présentés et annotés par Marie-Gabrielle Soret, Paris, Vrin, 2012.

(2) camille-saint-saens.org ; iremus.cnrs.fr

 

 

 

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