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Sara Mingardo, l’écho lancinant du désespoir

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Actualité
14 janvier 2016

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La plupart des voix de contraltos féminines sonnent lourdes, consistantes, denses. Ce sont des voix riches en harmoniques caverneuses, comme si le registre grave dans lequel elles évoluent pesait fortement sur leurs cordes vocales, à l’inverse des sopranos coloratures, que l’on imagine aisément en oiseaux virevoltants. Ces voix de contraltos, outre le charme de la rareté, ont tantôt celui de l’ambitus (quand la voix décolle vers les aigus de mezzo), tantôt celui du timbre. C’est à la seconde catégorie qu’appartient Sara Mingardo.

Son timbre accroche d’abord par sa couleur très mate, puis on remarque la grande diseuse, la belcantiste précise et enfin l’économie de moyens qui rend l’expression plus juste et sincère, d’une grande intériorité. C’est aussi grâce à ce noble visage émacié qui se contracte superbement et réussit à transcender le kitsch le plus assumé, comme dans l’air de la messagère qui ouvre cet article. On ne trouvera à lui reprocher qu’une trop grande dépendance envers l’ensemble qui l’accompagne et qui rend certaines de ses interprétations parfois trop sages, ainsi qu’un manque de couleurs dans le timbre, mais c’est courant pour les contraltos. Ce qui la rend exceptionnelle, ce sont les bords, les limites : composant avec un ambitus assez limité, qu’elle ne cherche que rarement à étendre, elle a développé ce que l’on pourrait appeler un sfumato vocal. Dans la peinture italienne de la Renaissance, c’était une technique visant à rendre flou les contours, du moins lorsqu’on les regardait de près, car de loin les figures peintes ne manquaient ni de consistance ni de définition. Sara Mingardo remplace la peinture par le souffle : elle peut ainsi interpréter les personnages angoissés à qui l’air manque, sa voix semble alors étouffée, comme sous pression. Elle excelle tout autant pour les héroïnes maternelles qui ne brillent pas mais irradient par l’humanité qu’elles inspirent. Parcourons la carrière de celle qui, depuis plus de vingt ans, a merveilleusement incarné ces deux archétypes baroques.

Son plus grand rôle est sans doute celui de Juditha dans l’oratorio vivaldien du même nom. Aucune autre chanteuse n’a, à notre sens, su rendre avec tant de force les émotions contraires par lesquelles passe l’héroïne. Deux exemples ici : la sublime complainte dans laquelle Juditha invite sa servante Abra à la suivre en comparant sa complainte au vol de la tourterelle incarnée par le chalumeau. Sans jamais chercher à en faire trop, elle emplit cette musique d’une chaleur sereine, qui est brutalement refroidie par les « r » rapeux et les consonnes sèches de la partie B avant de baigner de nouveau le da capo. A l’opposé, avec l’ « Agitata infido flatu », c’est l’hirondelle maintenant qui est prise dans les affres de la tempête : la chanteuse vocalise avec aisance mais appauvrit ses harmoniques sur les « a », comme si l’orchestre/tempête la privait d’air et laissait sa gorge à vif, faisant choir l’hirondelle dans un grave mortifère.

Autre personnage tiraillé, le tricheur Licida dans l’Olimpiade, ici encore sous la plume de Vivaldi. A la berceuse du premier acte où le héros invite au repos l’ami qui va concourir en son nom, répond la course vers l’abîme qui clôt l’acte II lorsque Licida est découvert et croit son ami mort. D’un côté les longues phrases qu’elle distille avec tendresse et un plaisir ambigu, tendre et chaleureux comme une caresse, étouffé comme une étreinte ; de l’autre les mots saccadés qui semblent la dévorer à chaque émission, comme les furies qu’elle décrit et qui la poussent au mutisme. Beaucoup de chanteuses se contenteraient ici de hurler à la mort, Sara Mingardo trouve des accents dignes de l’appel au secours étranglé d’Anna Magnani dans Bellissima.

L’autre grande qualité de cette chanteuse, c’est son art de la contrition, qui la rend idéale pour le répertoire sacré. L’artiste doit alors exprimer toute la douleur de l’humanité souffrante sans jamais oser hausser le ton face au Créateur. Terminons ici avec Vivaldi et cet extrait de son Nisi Dominus, là encore une version de référence. Pour ce « Cum dederit » qui évoque le sommeil fécond dont le Seigneur gratifie ses fidèles, Vivaldi a composé une musique suspendue comme la foi et l’extase. Sara Mingardo, grâce à sa ligne de chant parfaitement tenue et épurée, réussit à interpréter cet air tout en paradoxe, à la fois fragile et inébranlable, aérien et grave, souffrant et confiant (ces « dentris » parturients, appelant la délivrance). Dans une veine plus expressive, on l’entend régulièrement dans le rôle de Neris, la nourrice de Médée dans l’opéra de Cherubini. Son grand air concertant avec le basson est la plainte d’une mère adoptive pour celle dont elle sent le destin tragique lui échapper. Elle s’apprête tout de même à la suivre jusqu’à la fin. L’effectif orchestral plus important en cette fin de siècle ne lui permet pas de jouer autant de son sfumato que dans le répertoire baroque et ce sont donc des aigus plus audacieux qu’elle cherche ici. Elle les étouffe cependant progressivement : la révolte du récitatif s’avorte dans la résignation de l’aria. Les différentes mises en scène dans lesquelles elle a interprété ce rôle permettent par ailleurs de juger sa grande plasticité et intelligence théâtrales : amante ondulant au même rythme que Médée chez Kokkos, grand-mère inquiète puis extasiée chez de Ana, mater dolorosa chez Loy.

Concluons cet aperçu une fois encore avec deux airs que tout oppose : d’abord l’enchainement des trois airs de la Vierge dans La Vergine dei dolori de Scarlatti, puis le très galant air de tempête de Giacomelli. Il est étonnant qu’elle n’ait pas davantage chanté le premier : son style à la brusque intelligence est un écrin idéal pour cette voix qui retient constamment ses sanglots, voire les transcende dans un impérieux combat. Combat contre l’apitoiement (le da capo du premier air) traversé par l’angoisse (le second air avec trompettes) avant de verser dans la consolation (troisième air). Enfin, admirez avec quel allant (et quels graves !) elle rend ce très bel air tourmenté de Giacomelli, tout en laissant trainer certaines voyelles  plaintives (nasconda), tandis qu’elle évapore dans un cri d’effroi retenu les plus brèves (cerco, vano, stella) de son sfumato si particulier.

Pour la voir bientôt, il faudra aller à la Scala de Milan où elle jouera dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel dirigée par Fasolis (janvier et février), puis dans L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi dirigée par Rinaldo Alessandrini (septembre et octobre). Et en attendant de l’entendre de nouveau à Paris, quelques extraits de son très beau récital de duos et arias haendeliens avec Sandrine Piau.

DISCOGRAPHIE

1989
HAENDEL, Giulio Cesare – Fanni (Nuova Era)
CILEA, Adriana Lecouvreur – Gavazzeni (DVD Opus Arte)

1992
SARRO, L’impresario delle Canarie – Catalucci (Bongiovanni)

1993
ROSSINI, La pietra del paragone – Aprea (Bongiovanni)

1996
HAENDEL, Riccardo Primo – Rousset (L’Oiseau lyre)

1998
PERGOLESI & SCARLATTI, Stabat Mater – Alessandrini (Naïve)
CAVALLI, L’Orione – Marcon (Mis)

1999
MOZART, Requiem – Abbado (DVD Arthaus)
VIVALDI, Gloria & Magnificat – Alessandrini (Naïve)

2001
HAENDEL, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno – Alessandrini (Naïve)
VERDI, Falstaff – Gardiner (Philipps)

2002
BERLIOZ, Béatrice et Benédict – Davis (LSO)
CORNACCHIOLI, Diana Schernita – de Filippi (Bongiovanni)
ROSSINI, Demetrio e Polibio – Carraro (Dynamic)
VIVALDI, L’Olimpiade – Alessandrini (Naïve)
VIVALDI, Stabat Mater – Alessandrini (Naïve)

2003
BERLIOZ, Les Troyens – Davis (LSO)
HANDEL, Aci, Galatea e Polifemo – Haïm (Virgin)
VIVALDI, La Verita in cimento – Spinosi (Naïve)
VIVALDI, Farnace – Savall (Naïve)

2004
HAENDEL, Lotario – Curtis (DHM)            
HAYDN, Pièces sacrées – Gardiner (Decca)
MONTEVERDI, Vespro della beata Vergine – Alessandrini (Naïve)
Récital Arie, Madrigali & Cantates – Alessandrini (Naïve)
VIVALDI, Vespro per l’Assunzione di Maria Vergine – Alessandrini (Naïve)

2005
GALUPPI, La Scusa – Zanenghi (ORF)
HAENDEL, Duos arcadiens – Haïm (Virgin)

2006
MONTEVERDI, L’Orfeo – Vartolo (Brillant Classics)
VIVALDI & GALUPPI, Pièces sacrées – Kopp (Archiv)

2007
BELLINI, La Sonnambula – Pido (Virgin)
HAENDEL, Messiah – Davis (LSO)
MONTEVERDI, L’Orfeo – Alessandrini (Naïve)
MOSCA, Signor Goldoni – Molino (DVD Dynamic)
VIVALDI, Juditha Triumphans – Fasolis (RSI)

2008
BEETHOVEN, Messe en ut – Davis (LSO)
HAENDEL, Tamerlano – McCreesh (DVD Opus Arte)
VIVALDI, La Fida Ninfa – Spinosi (Naïve)

2009
CHERUBINI, Medea – Pido (DVD Hardy)
HAENDEL, Duetti, avec Sandrine Piau – Alessandrini (Naïve)
PERGOLESI, Stabat Mater – Abbado (Archiv)
VIVALDI, Gloria RV 588 & RV 589 – Alessandrini (Naïve)

2010
PERGOLESI, Missa di San Emidio – Abbado (Archiv)
RESPIGHI, La Sensitiva – Orvieto (Stradivarius)
SCARLATTI A., Nisi dominus & Salve Regina – de Lisa (CPO)
BACH J.S., Intégrale des cantates vol.11 – Gardiner (SDG)
VIVALDI, Armida al campo d’Egitto – Alessandrini (Naïve)

2011
HAENDEL (ou RISTORI?), Germanico – Tenerani (DHM)
FANO, La mia sera – Orvieto (Stradivarius)
MONTEVERDI, L’Orfeo – Savall (DVD Opus Arte)

2012
BONONCINI, Messa a cinque & Stabat Mater – Alessandrini (Naïve)
MAHLER, Kindertotenlieder & Lieder einer fahrenden Gesellen – Piovano (Eloquentia)
VIVALDI, L’Incoronazione di Dario – Dantone (Naïve)

2013
ROSSINI, Petite messe solenelle – Pappano (Warner)

2014
MOZART, Requiem – Equilbey (Naïve)
Participation au récital de Lorenzo Regazzo, La Regata Veneziana (Stradivarius)

2015
BRAHMS, Rhapsodie pour alto – Nelson (DVD Lucerne Festival)
 

Interprétations diffusées uniquement à la radio/TV

BEETHOVEN, Missa Solemnis – deBurgos (Turin 2004)
CACCINI, Euridice – Alessandrini (Innsbruck 2013)
HAENDEL, Ariodante – Bicket (Barcelona 2006)
MARCELLO, Il Trionfo della Poesia – Marcon (Milan 2000)
MONTEVERDI, Il Ritorno di Ulisse in Patria – Alessandrini (Beaune 2010)
MOZART, La Betulia Liberata – de Billy (Vienne 2004)
ROSSINI, Ermione – Pido (Santa Fe 2000)
ROSSINI, Il Viaggio a Reims – Benini (Monte-Carlo 2005)
SALIERI, La Passione di Gesu Cristo – Dantone (Torino 2011)
SCARLATTI A., La Vergine dei dolori – Alessandrini (Paris 2007)
STRAVINSKY, Pulcinella – Holliger (Munich 2005)
VIVALDI, Juditha Triumphans (Holofernes) – deMarchi (Montreux 2001)
VIVALDI, Vespro per la festa del Redentore – Fasolis (2004)
 

Récitals
– Vivaldi, Giacomelli, Hasse – Biondi (Dresde 2001)
– Porpora, Vivaldi & Pergolesi – Bicket (Paris 2010)
– Vivaldi, Steffani & Pergolesi – Marcon (Amsterdam 2010)
– Haendel, Vivaldi & Scarlatti – Alessandrini (Londres 1999)
– Arie Antiche – (Londres 2011)
– Mozart & Schubert – Alessandrini (StJames 1999)
 

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