À Lyon, ce jeudi 20 novembre, on pouvait préférer au Beaujolais nouveau les charmes autrement capiteux de la reine de Babylone. Donné en version de concert, Semiramide, dernier opéra couronnant la période italienne de Rossini, bénéficiait d’une distribution de grande qualité. Si l’on ne peut que regretter, dans une œuvre si riche en références mythiques, l’absence de décors, de costumes et de mise en scène, l’attention, ainsi redoublée, portée à la musique et au chant, permet d’être en grande partie comblé, voire de succomber à l’ivresse du bel canto.
Le livret de Gaetano Rossi, directement inspiré de la pièce Sémiramis de Voltaire, présente la souveraine magnifique et scandaleuse au milieu de ses jardins suspendus, tourmentée par l’acte fondateur de sa puissance, l’assassinat de son époux. Pressée par son complice le prince Assur de lui remettre le pouvoir en désignant un nouveau roi, elle jette son dévolu sur le commandant Arsace. Mais on apprend bientôt que ce dernier, par ailleurs épris de la princesse Azema que convoite Assur et qu’aime également Idreno, roi de l’Indus, n’est autre que Ninia, le fils de Semiramide et de son défunt époux Nino, dont le fantôme intervient dans une scène d’épouvante. Au terme d’une série de révélations successives livrées par le chef des mages (ou grand-prêtre) Oroe, Arsace-Ninia descend dans les souterrains du mausolée de Ninus où, trompé par l’obscurité, il tue Semiramide venue le protéger de la vengeance d’Assur. Cet entrelacs de relations complexes donne lieu à une série de scènes contrastées qui se succèdent à un rythme soutenu dans un foisonnement musical et une écriture vocale particulièrement exigeante pour les interprètes.
La soprano Elena Mosuc, qui a été l’année dernière une Norma remarquable à Lyon, compose une Semiramide émouvante, capable de nuances subtiles, particulièrement brillante dans les duos, attentive à l’homogénéité des registres même si le souffle semble parfois un peu court et les vocalises moins aisées dans un rôle, il est vrai, particulièrement lourd. À ses côtés, Arsace est interprété de manière remarquable par la mezzo-soprano roumaine Ruxandra Donose, dont la voix souple émeut par son lyrisme, convainc par sa projection et affirme dans les notes graves une forme de virilité rendant justice au rôle. Elle recueille un succès mérité dès sa cavatine du premier acte, « Ah ! quel giorno ognor rammento », mais aussi dans ses duos avec Assur d’abord, avec Semiramide ensuite. Le second duo notamment, « Ebbene… a te : ferisci », finement ciselé, exprime une véritable osmose et constitue l’un des grands moments de la soirée.
Le ténor John Osborn donne une présence intense au personnage d’Idreno et atteint sans aucune peine les notes les plus aiguës avec un art consommé des ornementations, notamment dans son air « La speranza più soave », éblouissante démonstration de virtuosité et de maîtrise vocale. La basse Michele Pertusi, habitué du rôle depuis sa prestation en 1992 à Pesaro, se taille un beau succès en Assur, à la fois démoniaque et puissant, soucieux d’une diction parfaite alliée à une projection puissante et maîtrisée.
Les autres interprètes ne déméritent nullement, que ce soit la soprano Anna Pennisi en princesse Azéma, pour qui Rossini a prévu peu d’interventions, Patrick Bolleire en Oroe, impressionnant dans le deuxième acte, ou le Spectre de Ninus, interprété par Paolo Stupenengo, artiste des Chœurs de l’Opéra de Lyon. Ces derniers, sollicités très ponctuellement dans cet opéra composé surtout d’une série d’airs et de duos, sont excellents dans leurs interventions qui ponctuent les moments clés de l’œuvre. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon fait preuve d’une grande plasticité, passant de la virtuosité la plus vertigineuse à la création de climats envoûtants. Le chef Evelino Pidò a parfois tendance à précipiter les fins de phrases, à bousculer certains passages qui mériteraient d’être plus soutenus, donnant ainsi le sentiment d’une certaine sécheresse, alors qu’il sait aussi, notamment dans le deuxième acte, ménager de belles plages expressives.
La modeste brochure distribuée par l’Opéra de Lyon reprend le résumé donné dans le numéro de L’Avant-Scène Opéra par Damien Colas, et comporte, du même auteur, un intéressant article intitulé « Visions d’un Orient fabuleux », mais omet de préciser que la version donnée ce soir adopte la fin remaniée par Rossini pour les représentations parisiennes de 1825 et 1826, qui diffère de l’argument tel qu’il figure dans la brochure. Dans la version originale en effet, le dénouement brutal fait se succéder sans transition la mort de Semiramide prononçant les seuls mots « Oh Dio ! », l’arrestation d’Assur et sa joie féroce lorsqu’il désigne à Arsace l’identité de sa victime, la tentative de suicide du fils se découvrant matricide, son évanouissement au moment où son bras est retenu par le grand-prêtre, et l’allégresse du triomphe final. Dans la version revue, celle, donc, que nous avons entendue, la réplique sarcastique d’Assur disparaît, Semiramide a le temps de pardonner à Arsace-Ninia, et le ton adopté par le chœur porte la trace de la douleur d’une mort expiatrice mais non voulue par son fils. Cependant, Rossini avait ensuite abandonné cette nouvelle fin pour revenir à la version originale, ce qui explique que ce soit elle qui figure dans les versions courantes du livret. On ne peut que se réjouir du choix qui a été fait ici puisqu’il a le mérite d’éviter toute dérive de l’œuvre vers le genre semiseria et consacre la dimension proprement testamentaire de cet opera seria, dont l’éblouissement qu’il procure justifie pleinement l’utilisation du terme souvent galvaudé de pyrotechnie vocale.