Dernier opéra italien de Rossini, dernier rôle écrit à l’intention de sa muse et maîtresse Isabella Colbran, Semiramide flamboie dans l’histoire de l’opéra des couleurs du soleil couchant. Cet adieu, Rossini l’a voulu à la mesure exubérante de son génie, non plus vaste champ d’expérimentation formelle comme ses ouvrages antérieurs mais hommage luxuriant à l’opéra seria et au bel canto – comprendre le chant baroque porté par les castrats au 18e siècle à son niveau de technicité le plus haut.
Il ne faut pas chercher une autre raison à la lecture nancéienne de ce chef d’œuvre crépusculaire par Nicola Raab. Théâtre dans le théâtre avec des tréteaux, des rideaux et des accessoires qui tombent des cintres, jeux de miroir entre scène et coulisse, splendeur des costumes imités du Roi danse – le film de Gérard Corbiau – sont autant de références à une époque antérieure à la création de Semiramide. Tout comme la musique de Rossini fantasme un âge d’or à jamais révolu, la mise en scène opte pour une mécanique théâtrale inspirée du genre baroque. Le résultat est visuellement abouti, l’intrigue toujours lisible mais le procédé tourne rapidement à vide. Sempiternel problème de l’idée de départ – ici bonne quand il lui arrive, en plus, d’être mauvaise – que l’on ne parvient pas à développer et qui tel un soufflé, retombe à peine soulevée.
© Opéra national de Lorraine
Confier à une voix masculine le rôle d’Arsace, dévolu par Rossini à un contralto féminin – à défaut de castrat – relève également d’une approche baroque rendue seule possible par les moyens phénoménaux de Franco Fagioli. Qu’un contre-ténor, dont la projection est moindre en raison de sa technique d’émission, puisse s’emparer d’une partition si redoutable semblait mission impossible jusqu’à ce que le chanteur argentin repousse les limites de sa tessiture tant en termes de volume que de longueur et de largeur. Est-ce à dire le défi relevé ? Partiellement. L’aptitude à mixer les registres pour descendre bas et monter haut en une ligne plus ou moins confondue, le souffle indispensable pour débiter en rafale une cascade de notes sans jamais donner l’impression de respirer, l’étalage incroyable d’agilité se heurtent à des restrictions physiologiques. Si supérieure à la moyenne des contre-ténors soit la puissance, si imaginatives soient les variations, la voix ne peut rivaliser dans les ensembles avec celle de ses partenaires, inévitablement en retrait. L’exploit devenu sportif prend le pas sur l’expression alors que le chant rossinien refuse par essence toute virtuosité dépourvue de signification.
En ce soir de première où tous les chanteurs étrennent leur rôle, la remarque peut être étendue à l’ensemble de la distribution. Les représentations suivantes permettront sans doute davantage de liberté expressive mais, pour l’heure, chacun semble cramponné aux seuls enjeux vocaux de sa partition, au moins dans la première partie. Après l’entracte, le duo entre Semiramide et Assur entrouvre la porte au drame. Salome Jicia se départ de la réserve qui ternissait « Bel Raggio Lusinghier », le vocabulaire belcantiste toujours limité, le chant dépourvu de ces effets qui apparentent le rôle de Semiramide à un feu d’artifice, le timbre affecté d’un léger tremblement mais la reine enfin rendue à sa royale monstruosité, le trait élancé et le geste impérieux. La colorature rossinienne n’est pas la première des aptitudes de Nahuel Di Pierro, basse cependant magistrale de noblesse et de présence, à laquelle la scène de folie d’Assur offre l’occasion d’exposer tout ce qu’il pourra encore mieux démontrer dans un autre répertoire : la ligne, l’autorité et la capacité de laisser deviner derrière la beauté du marbre l’indispensable fêlure.
Privé comme souvent de son premier air, Matthew Grills domine les ensembles de sa voix haut perchée. Mais c’est évidemment dans « La Speranza piu soave », son aria du 2e acte, que ce jeune ténor, membre de la troupe du Bayerische Staatsoper, peut faire valoir un chant encore timide mais suffisamment souple pour épouser les contours sinueux de la phrase. En Oroe comme en Ombre de Nino, Fabrizio Beggi applique d’un large pinceau une couche assourdissante de peinture noire.
Éblouissement sonore d’une enveloppe orchestrale que Rossini a voulu à l’égal du chant, chatoyante, ou précision rythmique d’une implacable mécanique ? Domingo Hindoyan n’a pas le choix : sa lecture, sans rature ni décalage, privilégie la deuxième option tandis que les chœurs réunis de l’Opéra national de Lorraine et de l’Opéra-Théâtre de Metz Metropole annoncent par leur ampleur les grands ensembles verdiens, seul regard vers le futur d’une œuvre sinon tournée vers le passé.