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Sémiramis : de l’histoire à la légende

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Actualité
19 février 2018
Sémiramis : de l’histoire à la légende

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Qui était Sémiramis ? La souveraine exceptionnelle, à la fois guerrière, bâtisseuse et administratrice dont de rares images médiévales représentent la gloire ? Ou l’ambitieuse effrénée à qui les auteurs antiques prêtent toujours plus de vices, lubrique, criminelle, incestueuse ? Cette réputation de monstre pervers s’est transmise à travers les siècles, même si les représentations scéniques l’ont parfois adoucie. 

Sémiramis a -t-elle existé ? Pour l’archéologie moderne, ce nom serait celui, déformé, de Sammu-ramat, l’épouse du roi d’Assyrie Shamshi-Adad V, qui régna de 823 à 811 avant J.-C. Ce souverain passa le plus clair de son règne à guerroyer contre un frère qui lui contestait le trône et laissa le pays en piètre état. Son fils étant trop jeune pour régner, sa mère exerça la régence pendant cinq ans. Où vivait-elle ? Probablement à Ninive, capitale de l’Assyrie, et sa trace est certaine à Nimroud, aujourd’hui située en Irak, non loin de Ninive. Le grand-père de Shamshi-Adad V avait décidé d’y construire un palais, ainsi qu’en atteste une stèle qui évoque de fastueuses festivités. C’est là que furent trouvées deux statues de Nabu, dieu mésopotamien du savoir, sur lesquelles figure le nom de Sammu-ramat. Il figure aussi sur deux stèles édifiées pour commémorer une expédition militaire victorieuse, l’une repérée à Kirkapanli, en Turquie, et l’autre à Assur, dans l’Irak actuel. La présence de Sémiramis y est mentionnée aux côtés du roi Adad-Nerari III, son fils. Cette association d’une femme à des événements guerriers est assez rare pour que les archéologues y voient la preuve indéniable de la considération et de l’autorité dont elle jouissait.

De l’histoire à la légende

Comment s’est constituée alors la légende qui, dès l’Antiquité, en a fait une femme adultère, criminelle et incestueuse ? Il faut garder à l’esprit que les historiographes d’alors ne se soucient pas de rendre compte de faits authentiques et vérifiés, mais de raconter ce qu’ils savent d’un sujet de la manière la plus agréable possible au lecteur. Leur objectif n’est pas l’exactitude scientifique mais le divertissement littéraire. Dès lors on ne peut s’étonner de voir apparaître dans leurs récits des traces mythologiques, où le fantastique se mêle et parfois s’impose au vraisemblable.

Le plus ancien témoignage connu est celui de Ctésias de Cnide, qui raconte la vie de Sémiramis trois siècles après la mort de Sammu-ramat. Il en fait la fille née de la concupiscence de la déesse Dirceto, qui n’a pu résister à son désir de s’accoupler avec un berger. Abandonnée à la naissance, l’enfant échappe miraculeusement à la mort grâce à une noria de colombes qui la nourrissent des gouttes de lait qu’elles volent à des pasteurs. Emerveillé l’un d’eux l’adopte.  Elle grandit et devient si belle qu’un conseiller du roi d’Assyrie l’épouse et lui fait deux enfants. Il l’aime tant qu’il lui demande de le rejoindre en Bactriane où il participe avec l’armée à un siège interminable. A peine arrivée – elle a voyagé en sécurité sous un vêtement qu’elle a conçu pour dissimuler sa féminité – elle repère le point faible de la forteresse et prend la tête d’un commando qui en pénétrant dans la ville donne la victoire aux Assyriens. Le roi veut la rencontrer ; subjugué il propose à son mari de l’échanger contre une de ses filles. Le mari refuse, on le menace et il finit par se suicider. Sémiramis devient ainsi l’épouse royale et la mère de l’héritier du trône. Ce dernier est encore un enfant quand le roi meurt et Sémiramis exerce une régence qui durera plusieurs décennies, laissant le souvenir d’un âge d’or, par la sagesse et la splendeur d’une gouvernance consacrée à bâtir – les fameux jardins suspendus de Babylone, en réalité postérieurs de deux siècles – et à agrandir l’empire assyrien par des guerres victorieuses, malgré une expédition malheureuse en Inde.

Il y a là tous les ingrédients d’une légende dorée, faisant de ce personnage un être exceptionnel, et c’est ainsi qu’elle apparaît, souveraine parée de toutes les vertus, dans le roman Les neuf preuses, rédigé par Jehan Le Fèvre entre 1373 et 1387, et qu’elle sera citée par Christine de Pisan dans le livre de la cité des dames en 1405.

La mauvaise réputation

A quel moment cet exemple des vertus devient-il un creuset de turpitudes ? Ctésias lui-même prépare déjà le terrain, car le portrait en majesté qu’il a brossé est suivi d’appendices. L’un rapporte que pendant les campagnes militaires le premier souci de la reine est de faire édifier un abri pour recevoir dans l’intimité les soldats vigoureux qu’elle y convoque chaque soir, et qu’on ne revoit plus. L’autre raconte comment elle abandonne le pouvoir, parce que son fils complote contre elle ; elle organise alors une mise en scène où elle semble disparaître dans un envol de colombes, alimentant ainsi la rumeur diffuse de son origine divine. Ainsi la souveraine modèle est aussi une femme luxurieuse, peut-être criminelle et à coup sûr experte en manipulation.

Plutarque, au premier siècle de l’ère chrétienne, doutera ouvertement de la fiabilité de Ctésias, dont il a connu les récits par Diodore de Sicile. Mais il reprendra des assertions qui contribuent à « charger la barque ». Si sa Sémiramis échappe à la prostitution où Apollodore situe son origine, elle n’est néanmoins qu’une concubine parvenue par ses charmes et son adresse au lit à subjuguer le roi, qu’elle fait bien vite assassiner pour s’assurer le pouvoir. Le soupçon s’est mué en certitude : Sémiramis est une criminelle.

Dès lors, la balance s’alourdit. Au quatrième siècle après J-C, Justin lui prête des désirs incestueux et un appétit de pouvoir tel qu’elle est prête à toutes les horreurs, y compris à usurper un habit masculin, et c’est en se faisant passer pour son fils – qu’elle a enfermé au secret – qu’elle a pu exercer sa régence interminable.  Orose, un ami de Saint Augustin, s’appuiera sur ces dires pour stigmatiser la perversion faite femme dans cette pécheresse qui menace la société en bafouant la famille chrétienne. Haro !

Désormais la cause est entendue.  Il est alors logique que l’avocat Agatia s’intéresse, sous le règne de Justinien, au dilemme vécu par le fils de Sémiramis : doit-il devenir criminel en cédant à la concupiscence maternelle, ou résister à ce crime en tuant sa mère ?

Sémiramis a cessé d’être considérée comme un personnage historique, elle est devenue un cas. Dante, dans sa Divine Comédie, la choisit pour illustrer l’enfer de la luxure et de l’inceste. Boccace achèvera le tableau ; craignant que ses suivantes n’essaient de séduire son fils, elle a inventé la ceinture de chasteté et la leur impose. Ce même fils la tuera : il n’a pas supporté qu’elle le trompe… avec un cheval. Pétrarque n’avait d’autre choix que de l’inscrire parmi les « femmes scélérates »!

Du roman à la scène

Au tribunal de la renommée, la marée du dénigrement, qui semble s’être nourrie d’elle-même dans une surenchère incessante, l’a emporté sur les quelques tentatives de réhabilitation. Pour le théâtre et l’opéra naissants le personnage de Sémiramis sera un sujet en or. Peut-être à cause de la redécouverte des auteurs antiques grâce à la diffusion de l’imprimerie elle inspirera bon nombre de tragédies dès le seizième siècle, tant en raison de sa monstruosité morale, dont la représentation pourra édifier les spectateurs, que comme conquérante et fondatrice d’un empire. C’est sous ce double aspect qu’elle donne son titre à La gran Semiramis de Cristobal de Virués (autour de 1580)*. Trois ans plus tard dans la Semiramide de Muzio Manfredi apparaît un personnage nouveau, Dircé, fille adoptive de la reine. Quand Sémiramis décide d’épouser publiquement son fils Nino et de marier Dircé à son général favori, Nino et Dircé révèlent qu’ils se sont mariés en secret. La reine fait alors massacrer sa rivale et les enfants nés de cette union. Nino la tuera à son tour et se suicidera, non sans avoir appris d’abord que Dircé était en réalité la fille biologique de Sémiramis et donc sa propre sœur. Il semble que même les contemporains aient trouvé que « trop c’est trop » !

En 1648 le compositeur Francesco Paolo Sacrati écrit une Semiramide in India dont la musique est perdue sur un livret du comte Bisaccioni imprimé à Venise. C’est le premier opéra connu d’une longue liste, où les noms de Legrenzi, Cesti, Ziani, Draghi, Pollarolo, Destouches, Porpora, Vinci, Caldara, Jommelli, Hasse, Graun, Bernasconi, Traetta, Paisiello, Mortellari, Prati, Nasolini, Bianchi, Borghi, Ruggi, Himmel, Portogallo, Catel, Mayr, Paini et Meyerbeer ont précédé celui de Rossini. L’énumération est loin  d’être exhaustive puisque sur le seul livret de Métastase, écrit en 1729, on a dénombré 39 compositions ! Est-ce la loi du final heureux qui l’a amené à faire de Sémiramis un parangon de vertu, en quelque sorte un despote éclairé ?  Salieri sera le dernier a utiliser ce livret, l’année même de la mort de Métastase, en 1782. 

Le livret de la Semiramide de Rossini dérive, lui, de la Sémiramis de Voltaire, représentée à la Comédie Française en 1748. L’héroïne scandaleuse est passée au filtre de la bienséance du théâtre du siècle précédent qui constitue pour Voltaire un modèle à imiter, et donc « classique ». Il en découle la disparition ou l’atténuation des éléments les plus choquants, et l’adaptation qu’en fera Rossi pour Rossini respectera ces intentions. Le désir de Semiramide d’épouser Arsace n’a plus rien d’incestueux puisqu’elle ignore qu’il est son fils. Azéma est sa protégée, mais non sa fille, adoptive ou naturelle. Si elle a trempé dans le meurtre de son mari, instigatrice ou seulement complice, le malaise croissant qu’elle éprouve correspond peut-être à des remords, ce qui tend à atténuer la réprobation à son égard. Arsace-Nino la frappe mortellement, mais il croyait frapper Assur, et il se suiciderait si Oroe ne venait lui rappeler qu’ il doit régner puisque c’est la volonté des dieux.

Il y aura d’autres Sémiramis à la scène, de celle de Manuel Garcia, l’Almaviva du Barbiere, en 1828 à celle du mélodrame signé Paul Valéry pour le livret et Maurice Honegger représenté à l’Opéra de Paris en mai 1934 en passant par celle d’Otorino Respighi en 1910, rebaptisée Semirama. Si celle-ci suit à peu près la trame de Voltaire, celle de Valéry ne raconte pas d’histoire à proprement parler : on y voit Sémiramis dans sa solitude grandiose, avant et après un épisode où l’athlète apeuré devant lequel elle s’est agenouillée croira l’avoir subjuguée et paiera de sa vie sa sotte méprise. Evidemment l’auteur de Monsieur Teste  ne porte pas le moindre jugement moral sur le personnage.

*Exposé passionnant de Mercedes Blanco, enseignante à la Sorbonne dans son article La gran Semiramis  de Cristobal de Virués paru dans e-Spania de juin 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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