Outre-Manche, l’équivalent de notre Comédie-Française porte un nom qui associe les deux valeurs les plus sûres que possèdent les Britanniques : Shakespeare et la monarchie. Comme son titre l’annonçait, le concert donné lundi soir par Anna Prohaska fut shakespearien, et comme pouvaient le pressentir ceux qui connaissent la soprano, il fut royal.
Artiste autrichienne de mère anglaise, Anna Prohaska avait déjà prouvé à plusieurs reprises au disque la familiarité qui l’unit à Purcell, familiarité qu’avaient confirmée de mémorables prestations dans Didon et Enée à Paris, ainsi que dans The Fairy Queen à Vienne. Purcell et ses contemporains, aînés ou successeurs formaient l’ossature de ce concert « Shakespeare et la musique ». Beaucoup de tubes, peu de raretés, mais un programme cohérent même s’il s’autorise quelques infidélités au Barde de Stratford. Outre ses adaptations musicales et théâtrales, comme The Fairy Queen de Dryden et Purcell, ou The Tempest mis en musique par Matthew Locke, Shakespeare est ici présent à travers ce qui fait l’originalité du concert : non contente d’être chanteuse, madame Prohaska se montre aussi actrice, et déclame avec une qualité de diction qui n’a rien à envier aux sociétaires de la RSC. Trois textes : le célébrissime Sonnet 18, « Shall I compare thee to a summer’s day ? », mais aussi le monologue de Juliette à l’instant où elle s’apprête à boire le narcotique qui la fera passer pour morte (qui inspirera à Gounod l’air « du poison » dans son Roméo et Juliette) et, en ouverture de soirée, « If music be the food of love » tiré de La Nuit des rois, passage auquel renverra, bouclant la boucle, « If music be the food of love » de Purcell, sur un texte qui ne conserve en fait que le premier vers de Shakespeare.
Quant au chant, il souligne une fois encore les incontestables affinités de la soprano avec ce répertoire, dès le premier air, tiré de Raise the Voice, avec son étonnante montée chromatique. Parmi les tubes, on se souviendra longtemps d’une interprétation exceptionnelle du pourtant rabaché « Music for a while » : s’élevant au-dessus des pizzacotos des cordes, la voix ferme d’Anna Prohaska s’y élance avec la même évidence que lorsqu’elle parle, sans afféteries mais portée par le souffle qui permet d’enchaîner les mots en une coulée onctueuse sans en sacrifier l’articulation. Grâce notamment à une belle assise dans le grave, le timbre sait colorer de manière idoine les différents textes interprétés, des plus courts (tout juste trois vers pour « Sing, sing, ye Druids ») aux plus développés (« Let each gallant heart »).
L’Akademie für Alte Musik Berlin, forte d’une quinzaine d’instrumentistes et dirigée par son premier violon, offre un écrin adéquat à ces prestations, jusque dans l’improvisation d’un fond sonore pour certains des textes shakespeariens. Pour permettre à la chanteuse un peu de répit entre ses airs, l’orchestre joue au cours de la soirée plusieurs suites tirées d’autres « semi-opéras », avec toute la vigueur souhaitée pour les gaillardes et danses enjouées, et avec la délicatesse qu’appellent les morceaux plus méditatifs. On regrette d’autant plus que la vaste salle du Théâtre des Champs-Elysées n’ait pas fait le plein pour ce concert ; une fois de plus, les absents ont eu tort.
Chaleureusement acclamée par les présents, Anna Prohaska offrira un bis particulièrement habité, « They tell us that you mighty powers », extrait de The Indian Queen. Quand l’artiste reviendra-t-elle en France ? Nul ne le sait, hélas.